Trois Ans...
par Aline
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Chapitre VIII
Le Dernier Adieu
Giles regretta son attitude à l'instant même où la porte de la chambre de Jenny se referma derrière lui. Pourquoi était-il donc incapable de la prendre dans ses bras et de lui dire tout simplement combien il était heureux de la revoir ? Tel un automate, il descendit l'escalier menant au rez-de-chaussée et quitta le petit hôtel. Il savait qu'il s'était montré trop dur avec elle, mais il ne pouvait toutefois empêcher une certaine amertume de le gagner lorsqu'il songeait aux semaines qui avaient précédé cette nuit tragique, trois ans plus tôt. Il lui faudrait plus que quelques excuses maladroites pour parvenir à oublier plus d'une année de mensonge. Et de trahison.
Un bruit derrière lui le fit sursauter. Il se retourna et scruta la rue autour de lui, sans rien apercevoir d'anormal. Il haussa les épaules et reprit sa route. Il ne s'agissait probablement que du fruit de son imagination.
Un peu plus loin, une ombre se détacha lentement de la bâtisse derrière laquelle elle se dissimulait. Un sourire aux lèvres, l'homme suivit Giles du regard pendant quelques secondes avant de reporter son attention sur l'enseigne de l'hôtel qui brillait à quelques mètres de lui. Dire qu'elle avait réellement imaginé pouvoir lui échapper… Après tout ce temps, elle aurait pourtant dû avoir compris qu'il ne servait à rien de s'opposer à sa volonté. Même le sacrifice de la vieille sorcière s'était avéré vain. D'une manière ou d'une autre, il parvenait toujours à ses fins.
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Février 2001
Un craquement retentit au-dehors, arrachant la jeune femme à ses pensées. C'est l'heure, songea-t-elle. Le cœur battant la chamade, elle se glissa sans bruit hors de son lit, s'assura qu'elle n'avait oublié aucune des rares affaires qu'elle emportait et se positionna à côté de la porte de sa cabane. Elle savait qu'il faudrait agir vite, Kralis ne tarderait certainement pas à s'apercevoir de son départ et il disposait de moyens dont elle n'avait probablement pas idée pour la forcer à revenir. Deux coups brefs retentirent et la porte tourna presque aussitôt sur ses gonds.
"Tu es prête ?"
Sans prendre la peine de répondre, Janna rejoignit Rayna à l'extérieur, serrant contre elle ses maigres bagages. Un froid polaire régnait à l'extérieur et elle sentit un long frisson lui parcourir l'échine lorsque ses pieds nus foulèrent l'épaisse couche de neige qui recouvrait le sol. Elle passa rapidement la paire de chaussures au cuir usé que Rayna avait déposée à côté de la porte et se tourna vers elle.
"Nous avons une dizaine de minutes", l'informa la vieille femme, "probablement pas une de plus. Il ne lui en faudra pas davantage pour commencer à se douter de quelque chose. Tu es bien sûre de ta décision ?"
La jeune femme prit une profonde inspiration et répondit d'un hochement de la tête. Cela faisait des mois qu'elle et Rayna préparaient cette évasion et elle savait qu'une telle opportunité ne se représenterait jamais. Si elle ne parvenait pas à s'enfuir cette nuit-là, il faudrait qu'elle se résolve à ne jamais quitter cet endroit. Rayna lui fit un petit signe de la main et, après avoir pris soin de verrouiller la porte de la cabane, toutes deux rejoignirent à pas feutrés la caravane qu'occupait la vieille femme.
"N'oublie pas", recommanda cette dernière, "le moindre bruit risque d'attirer l'attention sur nous et de faire tout échouer."
Janna jeta un coup d'œil inquiet autour d'elle. Les fenêtres de certaines caravanes étaient illuminées et elle redoutait que l'un de leurs occupants ne remarque leur présence. Les autres membres de la tribu constituaient en effet la principale menace planant sur sa fuite; si la plupart d'entre eux n'avait rien de personnel contre elle, presque tous craignaient bien trop Kralis pour prendre le risque d'attirer sa colère sur eux. Rayna posa une main rassurante sur le bras de la jeune femme.
"La voie est libre, il faut y aller."
Rayna prit la direction de la forêt et Janna lui emboîta le pas. Au moment de pénétrer sous le couvert des premiers arbres, la jeune femme jeta un dernier regard derrière elle et son cœur se serra lorsqu'elle songea qu'elle ne reverrait certainement jamais cet endroit où elle avait passé une partie de son enfance. Malgré son désir de retourner aux Etats-Unis, elle aimait son pays et regrettait de devoir le quitter dans de pareilles conditions.
"Il faut y aller, nous n'avons pas beaucoup de temps…"
Le ton pressant de Rayna ramena la jeune femme à la réalité et elles reprirent leur route en silence. Plusieurs minutes s'étaient écoulées lorsque la vieille femme s'immobilisa subitement.
"Vous avez entendu quelque chose ?" s'enquit Janna à voix basse.
Rayna lui fit signe de se taire et ferma les yeux, l'oreille à l'affût du moindre son suspect. Janna observa les bois avec inquiétude mais l'obscurité épaisse qui les entourait l'empêchait de distinguer quoi que ce soit. Rayna fit lentement un tour sur elle-même, le visage baissé, cherchant la provenance de ce qu'elle avait entendu. Elle rouvrit brusquement les yeux, au même instant où Janna sentait une main se refermer sur son poignet. Étouffant un cri, la jeune femme se retourna pour se retrouver à quelques centimètres du visage de Kralis.
"Tu n'imaginais tout de même pas que tu parviendrais à t'échapper aussi facilement, n'est-ce pas ?" cracha-t-il.
Janna tenta de se dégager, mais les doigts de l'homme se resserrèrent davantage, lui arrachant une grimace de douleur.
"Lâche-la !"
Rayna s'avança vers lui, l'air menaçant, mais il ne sembla nullement impressionné. Au lieu d'obéir à l'ordre qu'il venait de recevoir, il tordit violemment le poignet de la jeune femme. Sous le coup de la douleur, elle sentit ses jambes se dérober sous elle et tomba à genoux dans la neige.
"Je croyais t'avoir dit de ne pas te mêler de ça, vieille sorcière ! De quel droit oses-tu t'opposer à moi ?"
L'homme se dressait de toute sa hauteur face à Rayna, mais celle-ci ne baissa pas les yeux. Cet homme ne respectait rien, pas même l'autorité de la doyenne de la tribu. Elle n'allait certainement pas s'incliner devant lui.
"Du même droit que celui que tu t'es attribué en posant tes mains abjectes sur ma petite-fille. Laisse-la partir avant que je doive user d'autres méthodes pour t'y contraindre."
"Je n'ai pas d'ordre à recevoir de toi, ôte-toi de mon chemin !"
Sans laisser à la vieille femme le temps de réagir, il lui asséna au visage un coup d'une puissance telle qu'elle fut projetée à plusieurs mètres. Avec un grognement de satisfaction, Kralis força Janna à se relever. Celle-ci n'était toutefois pas disposée à se laisser faire si facilement. Il leur avait fallu près de deux ans pour parvenir à déjouer la méfiance de son geôlier, deux ans pour planifier les moindres détails de cette nuit où elle recouvrerait enfin sa liberté. Elle ignorait comment il avait été informé de leur plan, mais il était hors de question que tout tombe à l'eau. Pas maintenant, alors qu'elle touchait presque à son but. Malgré la douleur qui irradiait son poignet, elle parvint, dans un accès de rage, à se libérer de l'étreinte de son agresseur et se précipita vers Rayna pour s'assurer qu'elle n'était pas blessée. Celle-ci semblait sonnée par sa chute, mais elle parvint toutefois à se relever sans difficulté. L'homme fit un pas dans leur direction et elles reculèrent instinctivement.
"Ne sois pas stupide", ricana-t-il. "Tu sais très bien que tu n'as nulle part où aller. Alors qu'ici, un grand avenir s'offre à toi."
"Un grand avenir ? Rester votre prisonnière jusqu'à la fin de mes jours, vous appelez ça un grand avenir ?"
"Qui t'as parlé de rester ma prisonnière ? J'ai de bien plus grands projets pour toi. Si tu acceptes de demeurer ici de ton plein gré, tu deviendras ma femme."
Janna sentit une violente nausée lui nouer l'estomac. C'était donc ça… L'ambition de cet homme semblait n'avoir aucune limite… Qu'espérait-il ? Qu'en la forçant à l'épouser, il accéderait enfin à ce statut de "roi" auquel il aspirait tant ?
"Vous croyez vraiment que j'accepterais de devenir votre… votre femme ?"
"Je n'ai que faire de ton approbation. N'as-tu pas encore compris que moi seul suis en mesure de prendre des décisions ?"
Il fit un pas en direction de la jeune femme, mais Rayna s'interposa.
"Quand bien même resterait-elle ici, jamais ton sang maudit ne se mêlera à celui de ma famille. Jamais je n'autoriserai ce mariage !"
"Tu n'as pas le pouvoir de t'y opposer ! Les Anciens sont réunis en ce moment même, dans quelques heures ton exclusion du Conseil aura été votée. Tu es peut-être la doyenne, mais tu n'auras bientôt plus aucun pouvoir parmi les nôtres. Je pourrai alors faire de toi ce que bon me semblera ! À présent, laisse-moi passer !"
Loin de se laisser intimider par les menaces qu'il proférait, Rayna s'avança davantage vers lui, sa voix rauque psalmodiant des paroles qu'il ne pouvait comprendre.
"Ça suffit, tais-toi !" ordonna-t-il.
D'un geste rapide, il tira quelque chose de l'intérieur de sa veste et Janna n'eut que le temps d'apercevoir une lame refléter, l'espace d'une seconde, l'éclat de la lune.
"Rayna, attention !" hurla-t-elle.
Mais c'était trop tard. Au même instant, la vieille femme sentit une vive brûlure lui déchirer l'abdomen. Tandis que son sang imprégnait peu à peu l'étoffe de sa tunique, elle se détourna de l'homme qui la maintenait toujours par le bras et croisa brièvement le regard de Janna.
"Cours…" souffla-t-elle à la jeune femme, avant de se tourner à nouveau vers Kralis.
Celui-ci la lâcha au même instant pour se lancer à la poursuite de la jeune femme mais, au moment où elle sentait ses jambes céder sous son poids, Rayna s'empara de la dague qu'elle avait dissimulée sous sa ceinture et l'enfonça de toutes ses forces dans la cuisse de son agresseur. Avec un hoquet de surprise, il baissa les yeux vers sa jambe blessée et un rictus déforma ses traits. Il saisit le bras de la vieille femme et la rejeta violemment en arrière.
"Tu penses que ça suffira à m'arrêter ?"
D'une main, il arracha une manche de sa tunique et la noua autour de sa blessure pour stopper l'écoulement de sang. Mais, à l'instant où il croyait s'élancer à la poursuite de Janna, une violente douleur irradia sa jambe et il s'effondra lourdement sur le sol.
"Tu m'as… tu m'as empoisonné…" suffoqua-t-il.
Rayna tourna lentement la tête vers lui et un vague sourire flotta sur son visage. Cet homme méritait la mort et elle aurait souhaité par-dessus tout être celle qui lui assènerait le coup de grâce. Elle savait néanmoins que les choses ne devaient pas se passer ainsi. Il ne devait surtout pas mourir en martyr. Le poison dont elle avait imprégné la lame ne le tuerait pas. Mais la douleur qu'il causerait laisserait suffisamment de temps à Janna pour atteindre la voiture qui l'attendait à la sortie des bois et elle connaissait suffisamment bien Kralis pour être sûre qu'il la suivrait. Là-bas, de l'autre côté de l'océan, loin de son pays, plus rien n'empêcherait qu'il soit livré à la justice et qu'il paie enfin pour toutes les horreurs qu'il avait commises. Rayna sentait peu à peu la souffrance la quitter. Elle avait réussi. Janna serait libre.
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25 février 2001
Le front appuyé contre la vitre froide, elle l'observa jusqu'à ce qu'il tourne au coin de la rue, se dérobant à son regard. Elle ferma les yeux et une larme glissa lentement le long de sa joue. Malgré les épreuves qu'elle avait traversées au cours des dernières années, elle ne s'était jamais sentie plus désemparée qu'en cet instant. Tous les efforts qu'elle avait fournis pour parvenir à s'échapper n'auraient finalement servis à rien. Rayna était morte pour qu'elle retrouve sa liberté, pour qu'elle puisse rejoindre les gens qu'elle avait aimés… Et à présent, elle s'apprêtait à repartir sans même avoir pu avouer à Giles à quel point il lui avait manqué.
Elle fut tirée de ses pensées par un crissement de pneus. Juste sous sa fenêtre, une voiture était immobilisée au beau milieu de la route, tandis qu'un homme rejoignait en boitant le trottoir opposé, sans prêter garde aux vociférations du conducteur du véhicule. Le sang de Jenny se glaça dans ses veines. Après sa dispute avec Giles, la présence de Kralis à Sunnydale lui était totalement sortie de la tête. Et la photo qu'il avait montrée à Giles avait vraisemblablement un tout autre but que celui de semer la discorde entre eux ; dès qu'il avait vu ce cliché, Giles était immédiatement venu la voir, et Kralis n'avait eu qu'à le suivre pour la retrouver. L'espace d'une seconde, elle sentit la panique la gagner mais elle se ressaisit rapidement. Cet homme lui avait volé trois ans de sa vie, il l'avait privée de sa liberté et avait assassiné l'unique membre de sa famille qui lui restait. Même si elle parvenait à prendre la fuite, elle savait qu'il la retrouverait tôt ou tard. Et elle refusait de se cacher plus longtemps. Ce soir, elle se débarrasserait de lui. Définitivement.
Elle enfila rapidement un jean et, sans faire de bruit, se glissa hors de sa chambre, munie du téléphone portable qu'elle s'était procuré à son arrivée sur le sol américain. Moins d'une minute plus tard, des pas irréguliers résonnaient dans la cage d'escalier. Dissimulée derrière les larges rideaux qui ornaient l'unique fenêtre du couloir, elle observa la silhouette massive de Kralis pénétrer dans la pièce qu'elle venait de quitter. Il laissa la porte ouverte derrière lui et la jeune femme en profita pour le suivre sans qu'il ne s'en rendre compte.
"Vous cherchez quelqu'un ?"
Surpris, Kralis sursauta et laissa tomber le poignard dont il s'était armé. Sans prendre la peine de se baisser pour le ramasser, il se tourna lentement vers elle, un sourire satisfait aux lèvres.
"Je te l'avais dit, il ne servait à rien du tout de chercher à t'échapper."
"Je ne repars pas avec vous."
"Tu penses que je vais te demander ton avis ? Tu reviendras chez toi, que tu le veuilles ou non. C'est là-bas que tu as ta place, Janna."
Jenny éclata de rire.
"Vous savez, nous ne sommes plus au cœur de votre bien aimée forêt où vous pouvez vous abriter derrière les traditions de notre peuple. Ici, je ne suis plus Janna. Je suis une citoyenne américaine et les lois de ce pays me protègent."
"Tu as donc déjà oublié ? Jennifer Calendar a été tuée il y a trois ans. Et dans ce pays, aucune loi ne protège les morts. Je peux faire de toi ce que bon me semble."
Loin de se laisser impressionner, Jenny plongea son regard droit dans celui de l'homme qui lui faisait face. Il ignorait que, pendant les deux ans qui avaient précédés son évasion, Rayna avait eu largement le temps de régler ce problème. La jeune femme était revenue aux États-Unis avec des papiers en règle, attestant de son identité. Aux yeux de l'état de Californie, la femme enterrée au cimetière de Sunnydale l'avait été sous un mauvais nom suite à une erreur administrative. Jennifer Calendar n'était jamais morte.
"Vous semblez bien sûr de vous", fit remarquer la jeune femme.
Kralis la dévisagea pendant quelques secondes, visiblement surpris et déstabilisé par l'assurance dont la jeune femme faisait preuve. Il avait imaginé qu'elle tenterait de s'enfuir, qu'elle paraîtrait effrayée, qu'elle crierait. Certainement pas qu'elle lui tiendrait tête de manière aussi stoïque.
"J'ignore à quel jeu tu joues", grimaça-t-il, "mais ça ne prend pas. Tu vas me suivre bien gentiment et je n'aurai ainsi pas besoin de me montrer violent."
Au loin, la sirène d'une voiture de police retentit sans que Kralis ne semble y prêter attention. Jenny jeta un rapide coup d'œil au réveil. Trois minutes. Il fallait qu'elle gagne encore un peu de temps.
"Je n'irai nulle part."
"Pourquoi faut-il donc que tu t'obstines à rendre les choses si compliquées ? Tu m'as beaucoup déçue, tu sais ? Je pensais sincèrement que tu avais compris et que tu avais décidé de changer d'attitude… Quand j'ai été informé du plan d'évasion que tu mettais au point…"
"Qui vous en a parlé ?"
"Quelle importance ? N'importe quel habitant du village aurait pu le faire. La sorcière aurait pourtant dû comprendre qu'elle était l'unique membre du Conseil à ne pas s'être rangée à mes côtés. Si elle avait été un peu moins obstinée, peut-être n'aurait-elle pas connu une fin aussi triste…"
"Je vous interdis de parler d'elle ainsi !"
"Et moi je t'interdis de lever le ton avec moi ! J'en ai assez de ces discussions stériles, j'ai perdu suffisamment de temps !"
Il s'avança vers elle pour la saisir par le bras, mais la jeune femme anticipa son geste et s'empara du spray de laque à cheveux qu'elle avait laissé en évidence sur sa table de nuit. L'homme laissa échapper un cri de rage et de douleur lorsqu'elle lui en vaporisa directement dans les yeux. Profitant de l'aveuglement temporaire de son agresseur, Jenny tenta de s'enfuir mais, même privé de la vue, il parvint à la rattraper. Il lui asséna un puissant coup au visage qui la projeta au sol, sa tête heurtant lourdement le mur. Sonnée, elle essaya de se redresser mais la violente douleur qui lui martelait les tempes l'en empêcha. Sa vue se brouillait et une substance chaude et visqueuse ruisselait le long de son visage. À travers le brouillard qui enveloppait peu à peu son cerveau, elle percevait les gémissements de Kralis, ainsi qu'une lumière bleutée qui éclairait la pièce par intermittence. Quelques secondes plus tard, la porte de la chambre s'ouvrait brusquement et un visage qu'elle ne connaissait pas se penchait au-dessus d'elle. L'officier de police lui posa une question qu'elle ne comprit pas. À quelques mètres d'elle, Kralis jura en Roumain lorsqu'un autre agent lui passa les menottes pour l'emmener hors de la pièce.à suivre...
