Trois Ans...
par Aline

---------------------

Chapitre IX
Un Nouveau Départ

Elle laissa échapper un long soupir lorsque l'hôtesse annonça aux passagers qu'ils pouvaient décrocher leur ceinture de sécurité. Machinalement, elle porta une main à son poignet qui conservait la trace douloureuse et violacée de sa dernière confrontation avec son tortionnaire. Quatre jours s'étaient écoulés depuis qu'elle avait fui la forêt au beau milieu de la nuit. Quatre jours depuis qu'elle avait vu le visage de Rayna pour la dernière fois… ses yeux s'embuèrent lorsqu'elle pensa à sa grand-mère. Elle n'avait même pas eu le temps de lui dire adieu… Consciente du sort que Kralis lui réserverait lorsqu'il comprendrait qu'elle l'avait aidée à lui échapper, Janna avait tenté à plusieurs reprises de la convaincre de partir avec elle. La vieille femme n'avait toutefois rien voulu entendre. Avec un sourire attendri, elle lui avait répondu que son rôle se limitait à s'assurer que sa petite-fille quitterait le pays saine et sauve. Sur le moment, la jeune femme n'avait pas réalisé ce qu'elle voulait dire par là ; elle comprenait à présent que Rayna se savait condamnée.

Elle promena pendant quelques instants son regard par le hublot. La tristesse s'empara d'elle tandis qu'elle contemplait cette terre qui l'avait vue naître et qu'elle quittait pour la deuxième fois. Et sans doute pour la dernière.

"Première visite aux États-Unis ?"

Janna sursauta et se tourna vers son voisin, un jeune homme d'environ vingt-cinq ans qui s'exprimait dans un anglais dépourvu d'accent. Elle lui sourit poliment et secoua la tête.

"J'y ai vécu pendant dix ans. Mais c'était il y a une éternité…"

"J'ai grandi à Chicago", l'informa son interlocuteur, "mais la famille de ma mère vit à Bucarest. Je m'appelle David."

La jeune femme hésita un court instant avant de serrer la main qu'il lui tendait.

"Jenny", répondit-elle.

---------------------

And if you see me
You will know that the years went by
And they weren't kind

---------------------

Giles enfila son manteau et quitta son appartement sans prendre la peine de verrouiller la porte. Il fouilla rapidement ses poches à la recherche des clés de sa voiture et, quelques secondes plus tard, il s'engageait sur la route menant au commissariat de Sunnydale. Il roula sans se soucier des limitations de vitesse et moins de dix minutes s'étaient écoulées lorsqu'il gara son véhicule à proximité du bâtiment austère qui abritait les forces de police de la ville. Ce n'était pas la première fois qu'il y venait et, comme lors de ses précédentes visites, un frisson lui parcourut l'échine lorsqu'il passa la large porte à ouverture automatique. Il lança un coup d'œil anxieux autour de lui et sa gorge se noua lorsqu'il l'aperçut. Assise sur un siège de la salle d'attente, le regard dans le vague, elle semblait plus déboussolée et vulnérable qu'il ne l'avait jamais vue. Un filet de sang séché maculait le côté de son visage et un hématome violacé s'étalait sur sa pommette. Ça ne serait jamais arrivé si tu n'étais pas parti, se reprocha-t-il. Au même instant, elle tourna la tête vers lui et leurs regards se croisèrent. Avec un soupir de soulagement, elle se leva et il se précipita pour l'aider.

"Je suis contente que tu sois venu", souffla-t-elle. "Je ne savais pas où aller…"

"Tu trembles", constata Giles.

Il s'empressa de retirer son manteau et le passa sur les épaules de la jeune femme.

"Tu es blessée, je vais te conduire à l'hôpital."

Jenny secoua légèrement la tête.

"Ce n'est rien de grave, j'irai demain… Rupert, je… je me sens épuisée, j'aimerais rentrer…"

Pris au dépourvu, l'Observateur acquiesça d'un hochement de tête hésitant. Au même instant, l'officier de police qui l'avait amenée au commissariat s'approcha d'eux.

"Mme Calendar ?"

La jeune femme se tourna vers lui et hocha anxieusement la tête. Elle avait demandé à être tenue au courant de ce qu'il adviendrait de Kralis. Le policier lui fit signe de le suivre et elle s'exécuta, accompagnée de Giles. Ils prirent tous trois place de part et d'autre du bureau qu'occupait habituellement le policier.

"L'homme qui vous a agressé est entré dans ce pays de manière illégale", l'informa ce dernier. "Nos services ont contacté les autorités roumaines, il sera expulsé et leur sera confié demain dans la matinée. Vous n'avez plus rien à craindre, cet homme ne vous feras plus de mal."

Jenny lui adressa un sourire reconnaissant. À l'autre bout de la vaste pièce dans laquelle ils se trouvaient, elle aperçut Kralis, escorté vers l'extérieur par deux agents en uniforme. Tout était terminé. Finalement, il allait payer. Pour les années qu'il lui avait volées, pour la mort de Rayna. L'officier lui recommanda encore de ne pas trop tarder à consulter un médecin pour sa tête puis les accompagna jusqu'à la sortie. Une fois dehors, la jeune femme glissa timidement un bras sous celui de Giles.

"Je vais te raccompagner jusqu'à ton hôtel", lui proposa-t-il.

Jenny baissa les yeux, frissonnant à l'idée de se retrouver à nouveau seule dans cette chambre anonyme.

"Est-ce que…" hasarda-t-elle d'une voix mal assurée, "est-ce que ça t'ennuierait si je passais la nuit chez toi ?"

Giles hésita une seconde avant de répondre. Il ne pouvait s'empêcher de songer aux circonstances qui l'avaient amenée chez lui pour la dernière fois… Avec un petit rire amer, la jeune femme s'écarta de lui.

"Oublie ce que je viens de dire", s'empressa-t-elle d'ajouter. "C'est idiot, je vais retourner à l'hôtel, ça ira…"

"Non, bien sûr que non… Tu pourras rester aussi longtemps que tu le voudras."

"Je ne veux pas te déranger."

"Tu ne me dérangeras jamais."

Giles passa un bras maladroit autour de ses épaules et ils gagnèrent rapidement le parking qui jouxtait le commissariat. La jeune femme ne put réprimer un sourire amusé lorsqu'elle découvrit la voiture de sport rouge que Giles avait dernièrement acquise pour remplacer sa vieille Citroën.

"Crise de la quarantaine ?" se moqua-t-elle gentiment.

"Oh, heu, et bien disons que c'était un moyen comme un autre pour un, un dinosaure directement issu du Moyen Âge de s'ancrer dans le monde moderne."

"Il n'y avait pas de dinosaures au Moyen Âge, Rupert", sourit-elle.

Elle leva les yeux vers lui et leurs regards se croisèrent un instant.

"On devrait y aller", suggéra-t-il en détournant nerveusement la tête.

Jenny acquiesça et, une quinzaine de minutes plus tard, Giles immobilisait son véhicule dans l'alléequi menaità sa maison. Il sentit la jeune femme se raidir à côté de lui lorsqu'ils franchirent le seuil de l'appartement. Il réalisa que les souvenirs qu'elle conservait de sa "dernière" visite n'étaient guère plus agréables que ceux qu'il gardait du dernier soir où il l'avait vue ; un démon avait alors pris possession de son corps et avait manqué de la tuer.

"Est-ce que… est-ce que tu veux boire quelque chose ?" proposa-t-il.

"Je veux bien…"

Giles l'aida à se débarrasser de son manteau et la précéda jusqu'à la cuisine. Tandis qu'il faisait couler de l'eau dans une bouilloire, la jeune femme promena autour d'elle un regard empreint de nostalgie.

"Rien n'a changé", murmura-t-elle.

"Au contraire, beaucoup de choses ont changé…"

"Rupert…"

Il l'interrompit d'un signe de la main accompagné d'un sourire forcé.

"Pas maintenant. Tu as besoin de te reposer, on, on discutera demain… Je suppose que tu peux bien attendre encore un peu avant de prendre l'avion…"

Jenny le remercia d'un regard reconnaissant. Il déposa la bouilloire sur le gaz avant de s'éclipser vers la salle de bains, dont il revint quelques secondes plus tard muni d'une compresse humide. Il s'approcha de la jeune femme et l'appliqua délicatement sur sa tempe tâchée de sang. Elle tressaillit mais se laissa toutefois docilement faire.

"Là, laisse-moi nettoyer ça… Et il faudra mettre de la glace sur ta joue, sinon demain matin tu ressembleras à un… clown…"

"Jolie comparaison", sourit-elle.

"Oh, je ne voulais pas, enfin je veux dire…"

"Merci, Rupert. Merci pour tout… J'ignore ce que j'aurais fait si tu n'avais pas été là ce soir…"

Giles détourna le regard. Pour commencer, elle n'aurait probablement pas été agressée s'il n'avait pas conduit cet homme directement jusqu'à elle… Où s'il avait eu le courage de rester auprès d'elle plutôt que de fuir une fois de plus… Il frissonna en réalisant que cette nuit, il avait failli la perdre à nouveau.

"Jenny, je… je m'en veux pour ce qui s'est passé, je n'aurais pas dû, si je n'étais pas, enfin… " bafouilla-t-il.

La jeune femme posa doucement une main sur son bras et il s'interrompit.

"Rupert, je vais bien. Je crois même que je ne m'étais pas sentie aussi soulagée depuis longtemps. Tout ça, à présent, c'est derrière… Je ne veux plus continuer à vivre dans le passé."

Giles reposa la compresse sur le comptoir à côté de lui et poussa un profond soupir avant de baisser les yeux vers elle.

"Je, je ne le souhaite pas non plus…"

"On dirait que nous avons finalement réussi à nous mettre d'accord sur quelque chose."

"Oui, oui on dirait…"

Quelques secondes s'écoulèrent sans qu'aucun d'eux n'ose ajouter un mot, par crainte sans doute de briser cette étrange intimité qu'ils avaient su créer. Ce fut le sifflement insistant de la bouilloire qui les ramena de force à la réalité.

"Je… je crois que je vais terminer ce thé…"

Il s'éloigna d'elle à contrecœur. Pendant qu'il s'affairait à la cuisine, Jenny fit rapidement le tour de l'appartement et s'installa finalement sur le canapé du salon. Giles l'y rejoignit quelques instants plus tard, une tasse de thé fumant dans chaque main. Il lui en tendit une et porta la seconde à ses lèvres.

"C'est délicieux", murmura la jeune femme après avoir avalé une gorgée.

"J'aime démontrer à mes invités que tout ce qui provient d'Angleterre n'est pas nécessairement mauvais."

"Je n'en ai jamais douté."

Avec un toussotement qui marquait clairement sa nervosité, Giles déposa sa tasse sur la table basse et se tourna vers elle.

"Jenny…" commença-t-il d'une voix hésitante. "Je ne suis pas sûr, je… je ne sais pas, toi et moi, enfin… où en sommes-nous exactement ?"

"À toi de me le dire, Rupert…" soupira-t-elle. "Mais je veux que tu saches que pendant ces trois années, je n'ai jamais cessé de penser à toi… pas une seule seconde… L'espoir de te retrouver un jour, c'est… c'est tout ce qui m'a permis de tenir le coup pendant tout ce temps… Sans ça, je serais probablement devenue folle depuis longtemps…"

Elle s'interrompit, craignant d'en avoir trop dit. Elle leva prudemment les yeux vers lui, appréhendant sa réaction. Pendant quelques secondes, Giles demeura toutefois parfaitement impassible, ne laissant rien transparaître du trouble qui s'emparait de lui. Se doutait-elle seulement que, pendant trois ans, elle avait hanté chacun de ses songes, chacune de ses pensées ? Bien sûr, il y avait eu d'autres femmes. Mais Jenny avait été la seule qu'il avait réellement aimée.

"Jenny, je…"

Elle posa délicatement un doigt sur ses lèvres et se glissa plus près de lui. Giles sentit son rythme cardiaque s'accélérer. Quelques centimètres à peine séparaient son visage du sien. Elle souriait. D'un geste hésitant, il écarta une mèche sombre qui était tombée devant les yeux de la jeune femme. Sa main s'immobilisa sur sa joue. Il l'observa en silence pendant quelques instants, incapable de faire un geste supplémentaire. Son cœur frappait si fort contre ses côtes qu'il était persuadé qu'elle pouvait l'entendre. Lentement, il se pencha vers elle. Elle ferma les yeux lorsque leurs lèvres s'effleurèrent, mais il s'écarta presque aussitôt. Jenny leva vers lui un regard à la fois déçu et agacé.

"Je, je suis… désolé, je… Je ne peux pas…" bredouilla-t-il.

"Rupert, et si tu m'expliquais ce qui ne va pas ?"

Elle se souvenait de la réserve et de la pudeur dont faisait généralement preuve Giles, mais elle ne parvenait pas à comprendre ce qui le bloquait à ce point. Elle pensait que c'était ce qu'il voulait, lui aussi… Il repoussa nerveusement ses lunettes sur son nez, osant à peine la regarder.

"Il y a… il y a quelque chose… Buffy, elle… je ne penses pas qu'elle, qu'elle t'aies tout dit…"

"Elle ne m'a pas tout dit à quel sujet ?"

Giles émit un toussotement nerveux. Il était conscient qu'elle commençait à perdre patience, et savait également que c'était un sujet qu'il devrait aborder tôt ou tard, mais il ne savait comment s'y prendre. Il retira ses lunettes et les déposa sur le bord de la table, puis prit une profonde inspiration avant de reprendre la parole.

"La nuit où, où tu… où Angel… Cette nuit-là, quand je suis rentré chez moi, j'ai trouvé… il y avait de la musique, des roses, du champagne… Après la discussion que nous avions eue plus tôt, je me suis dit que… enfin j'ai pensé… je pensais que c'était toi…"

"Rupert, je ne suis pas venue chez toi…"

"Il t'a amenée ici. Angel, après t'avoir… Je suis monté à l'étage et tu étais là, étendue sur mon lit et…"

La voix de Giles se brisa à l'évocation de se souvenir douloureux. Elle avait beau se trouver là, assise à quelques centimètres de lui, il eut l'impression que la détresse qu'il avait ressentie en découvrant son corps sans vie le submergeait à nouveau. La sorcellerie pouvait peut-être ramener les morts de l'au-delà, mais il lui faudrait bien plus que quelques tours de passe-passe pour effacer de sa mémoire l'image de ses yeux vides tournés vers lui.

"Je suis là, Rupert", murmura-t-elle.

Elle posa délicatement une main sur son bras et força un sourire. On lui avait toujours enseigné qu'Angelus était un monstre, un animal dépourvu du plus élémentaire des sentiments humains. Ils avaient tous tort. Aucun animal ne saurait faire preuve d'une telle cruauté. Pendant quelques secondes, Giles n'osa la regarder puis leva finalement les yeux vers elle.

"Je, je m'en suis tellement voulu", reprit-il d'une voix tremblante. "Si je ne m'étais pas montré aussi… buté tout, tout aurait pu être différent… J'avais besoin de toi, je, je t'aimais plus que tout… Je ne l'ai compris que lorsqu'il était trop tard…"

La jeune femme sentit son cœur s'accélérer. Jusque là, jamais il ne lui avait dit qu'il l'aimait. Elle leva vers lui un regard soutenu, désireuse de savoir une fois pour toute ce qu'il restait des sentiments qu'il avait, autrefois, éprouvé à son égard.

"Et maintenant ?"

Giles la regarda sans comprendre.

"Rupert, si… si tu me disais que tu ne veux plus de moi ici, que trop de temps a passé, je… je crois que je comprendrais… J'ai juste besoin de savoir, je…"

"Reste", murmura-t-il sans lui laisser le temps d'achever sa phrase.

Un sourire illumina les traits de la jeune femme. Un mot, un seul. C'était tout ce qu'elle souhaitait entendre. Sans ajouter une parole, elle appuya sa tête sur son épaule et ferma les yeux. Pour la première fois depuis des mois, depuis trois ans, elle se sentait bien. Plusieurs minutes s'écoulèrent avant qu'il ne s'écarte légèrement d'elle.

"Je crois que tu devrais aller te reposer un peu", suggéra-t-il. "Je t'emmènerai à l'hôpital demain à la première heure…"

"Je ne suis pas fatiguée."

Avec un sourire, elle se rapprocha de lui et il ne chercha pas à la repousser lorsque leurs lèvres s'effleurèrent à nouveau.

"Jenny, tu, tu as subi un choc, ce, ce n'est pas… raisonnable…" bafouilla-t-il lorsqu'ils se séparèrent, quelques secondes plus tard.

"Depuis quand suis-je raisonnable ?"

Les joues de Giles prirent une légère teinte rosée et la jeune femme ne parvint à retenir un éclat de rire. Certes, les événements survenus au cours des trois dernières années l'avaient changé. Mais, dans le fond, il était resté le Giles qu'elle avait connu, si réservé, si attentionné… Si attendrissant.

"Qu'est-ce, qu'est-ce qu'il y a de, de drôle ?"

"Rien", répondit-elle. "J'étais juste en train de… je pensais à la première fois où nous nous sommes rencontrés… J'ai l'impression que c'était il y a une éternité… Qui aurait pu prédire, à l'époque, que nous serions là aujourd'hui ?"

Giles ne put réprimer un sourire à l'évocation de leur première rencontre. Peu après avoir été engagée comme professeur d'informatique au lycée de Sunnydale, elle avait été chargée de scanner et répertorier les livres récemment arrivés à la bibliothèque. Leur collaboration forcée avait été la source de nombreuses disputes, parfois très animées, opposant les nouvelles technologies aux vieux livres que Giles défendait avec ferveur.

"Je me souviens avoir pensé que tu étais la personne la plus… bizarre que j'avais jamais rencontrée…" admit-il. "Tu es arrivée avec tout ton… matériel, tu as laissé le plus parfait chaos derrière toi…"

"Il fallait bien que je trouve un moyen d'attirer ton attention."

"Oh, et bien tu, tu y es parfaitement parvenue, enfin, je veux dire…"

"Je sais ce que tu veux dire, Rupert."

Ils échangèrent un regard puis, sans rien ajouter, il passa un bras autour des ses épaules, l'attirant contre lui. Quelques minutes plus, tard, lorsqu'il baissa les yeux vers elle, il constata qu'elle dormait paisiblement, un sourire serein flottant sur son visage.

à suivre...