Il est deux heures à Istanbul, et la ville se meurt. Parce que deux heures, c'est l'heure du soleil. Et de la chaleur, de la chaleur qui attrape la ville et l'avale, et l'écrase dans son étau implacable. A deux heures, Istanbul agonise. A trois heures, elle est morte. A cinq elle s'extirpe de sa torpeur, et la vie peut repartir, avec ses cahots et ses heurts. Mais il est deux heures, et même les dealers se terrent à l'ombre. C'est l'heure à laquelle Azel et moi travaillons.
Enfin, travaillons, c'est un bien grand mot. On essaye, tant bien que mal. C'est sûr que quand on confond arrière-salle avec chambre noire, le résultat n'est que rarement probant. Mais je ne peux me plaindre, Azel court tous les risques en me laissant l'arrière-salle de son café de deux heures à quatre heures chaque fois que j'en ai besoin, et en m'assistant au besoin.
Et aujourd'hui, j'ai besoin de toute l'assistance que Dieu pourra me fournir. Quoique, encore faudrait-il qu'elle soit qualifiée.
"Azel, le rideau!
-Quoi?
-Bordel de merde, Azel, ferme ce putain de rideau!
-C'est pas un rideau, ça, c'est une tenture, je te signale.
-Tenture, rideau, je suis tolérant, j'en ai rien à foutre de comment ça s'appelle, pourvu que ce putain de morceau de tissu cache la porte!
-Oui, effendi"
Ah, bâtard joufflu. C'est tout Azel, ça, il me fait le coup du chaoui pour que je me sente coupable. Et ça marche, l'enflure.
"C'est bon, Azel, arrête tes conneries, et viens m'aider à préparer le bain de révélateur maintenant.
-J'arrive.
-Tiens, prends le jerrican, là, et verse dans cette cuve. Vas-y, t'inquiètes pas, je te dirai quand arrêter. Allez, verse, verse...aïe, pas si vite, tu vas en foutre au large là! Ok c'est bon, arrête."
Rideau fermé, matériel prêt, j'éteins l'ampoule nue qui nous éclairait jusque là de sa lumière blafarde, et j'ouvre mon appareil.
Dix minutes plus tard, le plus gros est fait, sans difficultés ; on peut s'attendre à des photos de qualité. Ne reste plus qu'à attendre maintenant.
Ca fait dix minutes que j'arpente le tapis, et la trace de mes pas commence sérieusement à s'imprimer. Je vais à la fenêtre et allume une cigarette pour tenter de réfréner le tremblement de mes mains. Encore vingt minutes. C'est quand même dingue que dans un pays pareil il faille utiliser une chauffeuse pour sécher correctement des négatifs. Je regarde la ville, le détroit, et, au loin, la Mer Noire, les rayons du soleil combattant qui s'y vrillent, la bataille entre l'eau et la lumière, et l'humanité qui se prend les dommages collatéraux dans la gueule. Comme toujours.
Dix minutes encore. Merde, c'est pas vrai, y a un petit malin qui joue avec l'horloge du Monde là. Je parie que l'autre gigolo interglactique doit bien se bidonner, là-haut dans sa mâle maison stellaire, dînant de mon infortune et se repaissant de mon stress. Enfoiré, va. Azel, lui, ne laisse rien paraître, comme d'habitude. Crétin. Ah ça, l'impassibilité de façade, il maîtrise. Mais en vrai, il crève d'impatience lui aussi, je le sais, je le sens, il DOIT crever d'impatience. Et de trouille. Mais il préfèrerait se couper la langue avec ses dents que de le dire. Triple abruti, oui. Qu'il aille se faire foutre, lui et son flegme. Qu'ils aillent tous se faire foutre.
Drrrrrrriiiiiiiiing. Le minuteur! Ca y est, cette fois, ça y est vraiment? Oui, bordel, ça y est! J'ouvre frénétiquement la porte du placard qui,ô grand luxe, nous permet de mettre les négatifs à sécher, et j'arrache presque les bandes du fil. Après m'être assuré qu'elle sont bien sèches, je les approche de l'halogène céleste. J'ai du mal à fixer ma vue sur une des photos. je sens un souffle chaud sur mon cou. Azel, évidemment. La désinvolture, ça va bien, mais les enjeux sont trop grands. Ca y est, je me calme, suffisamment en tout cas pour regarder les négatifs. Et ce que j'y vois...
"On le tient, ce salaud! Putain de bordel de merde de pompe à chiottes, on a ses couilles dans notre main!
-Vrai?
-Vrai!"
Oh, oui, on le tenait. J'avais peine à y croire, le fameux Brissac, coincé! Pourtant si, il était là, plein champ, bord de mer en arrière-plan, très élégant bien évidemment, et surtout en train d'accepter une jolie enveloppe kraft d'un certain Gabriel Marquèz, un des plus grands barons de la drogue colombienne. Le plus recherché en tout cas. Rien que le fait qu'il ait accepté de risquer sa vie dix fois, et sa liberté deux fois plus encore, rien que pour rencontrer Brissac, tenait du miracle.Mais on n'en avait rien à taper, de Marquèz, Azel et moi. Ce qui nous intéressait, c'était Brissac, Brissac dans la combinaison gagnante incognito-caïd-enveloppe-flagrant délit. On l'avait dans la pogne, cette ordure.
Brissac. La petite frappe française partie faire fortune à Istanbul dans le cambriolage de riches villas de touristes le long du Bosphore. Ca, c'était en 1970. Depuis, Brissac, c'est devenu le maître. Le don, le capo. Nul ne sait comment. Ce qui est sûr, c'est qu'un beau jour, dans le caryotype de la pègre d'Istanbul, dominée par les russes et les chinois, qui s'étripaient pour le marché de la drogue et se partagaient les autres, les filles pour les russes et la contrebande pour les Triades, on a vu réapparaître la mafia turque. Comme ça. Et le plus beau, c'est qu'en trois jours, de russes ou de chinois, plus une trace, à part de la fumée et des douilles. Puis les bruits ont commencé à courir : ce serait un étranger à la tête de la nouvelle pieuvre.
Etranger, c'était clair pour ce qui est des papiers officiels, mais je peux vous dire que Brissac s'est vite adapté aux moeurs là-bas. Ca, les supplices à l'orientale, il savait faire. Ce qu'il a fait du chef des russes quand il est tombé dessus (les chinois, pas cons, avaient senti le vent tourné et n'avaient laissé que la plèbe), nul n'ose le raconter, mais tout le monde se souvient très bien du colis de dix centimètres sur dix que Brissac alla poster le lendemain pour Moscou. En dix jours, tout ce que la ville comptait de notables lui mangeait dans la main. Un seul homme, le commissaire général, excédé de la destruction des organisations en place, qui l'arrossaient grassement, alors que Brissac refusait de verser le moindre pot-de-vin, osa lui résister et le regarder dans les yeux. Mais ce grand ponte y vit la mort, et son corps fut enterré la semaine suivante, dans trois cercueils riches en boiseries finement sculptées.
La vue de son osseuse carcasse sonne le glas pour quiconque s'oppose à lui. Et pour la toute première fois de mémoire de marin, il y a des requins dans le détroit, depuis que Brissac dirige Istanbul.
Mais ce charmant personnage est aussi propriétaire de la moitié de la ville. Et du commerce d'Azel aussi. C'est dire les risques que celui-ci prend. Quand on m'a contacté pour photographier quelque chose qui ressemblerait à ce que je tiens en ce moment dans mes mains, seul Azel s'est porté volontaire pour m'héberger. Je le charrie souvent en disant qu'à la réflexion, j'aurais dû demander qu'on réquisitionne quelqu'un avec un minimum d'expérience, mais à la vérité je ne veux personne d'autre.
Mes pensées me ramenant ainsi à Azel, je me retourne et le regarde. Il rayonne. Littéralement. mais je ne peux pas lui en vouloir, je suis pour ma part au Nirvana de la jouissance vindicative. Je jubile. Je pense à Alba la Romaine, cette vieille Juive sèche qui est mon unique contact avec mes employeurs ici. Des employeurs susmentionnés, je ne peux pas dire grand-chose, sinon qu'ils sont Italiens, et visiblement de la vieille école. Mais peu importe qui prendra sa place, tout sera préférable que Brissac.
Comme elle va rire, Alba! Je la vois déjà, j'imagine la scène, son pas mesuré mais bien alerte, sous regard brûlant sous le châle, Mazel-Tov mon fils, qu'as-tu donc à me dire? Et là, le rire. De sa vieille voix éraillé mais encore si chaude, avec ses deux chicots qui tremblotent. Comme elle va rire!
J'en suis là de mes réflexions quand valse la tenture qui fut la source de notre dernière prise de bec, à Axel et moi. D'abord la lumière, puissante, accablante, qui vous desquame la rétine et vous assèche la cornée. Puis, trois ombres sans propriétaire. Je songe, non sans ironie: trois seulement? Enfin, six épaules, sauveuses bienvenues de la punition lumineuse divine, bien que les deux du milieu seraient plus larges que ça ne gênerait pas. je me rappelle qu'à ce moment là, j'ai pensé : Couillon des mers du Sud, t'es bien un Français pour te la jouer aussi théâtral, et c'est un autre Français qui te le dit.
"Tu me déçois profondément, Azel." Et merde. Adieu la vie de château.
