Commentaire : Bon, voilà l'avant dernier chapitre. Il fut trèèèès long à écrire. Et d'ailleurs il est plus long que les autres. J'avais à chaque fois une nouvelle chose à raconter. Par moment je me demande si j'aurai pas du diviser en deux mais je ne vois pas où couper. A la relecture, je trouve les liens entre certains passages un peu bancal, je ne suis pas tout à fait satisfaite. Peut-être qu'une fois terminé cette histoire, je corrigerais tout ça.
J'ai passé un peu de temps sur la discussion avec Noriko, car elle est censée jouer un rôle important dans le dernier chapitre. On apprend aussi le soit-disant nom de famille de Xue.
Comparé à mon scénario de base, j'ai coupé la fin plus tôt que ce que j'avais imaginé. Je suis un peu (beaucoup) déçue du rendu de la scène du coup, mais je n'avais pas envie de caser la suite dans ce chapitre. Vous aurez celle-ci dans le chapitre suivant. J'espère que l'histoire continuera de plaire à ceux qui avaient aimé, malgré la tournure des évènements.

Chapitre 5 – Masquerade

Tomoki se concentra, prenant un air des plus sérieux. Il mira au mieux la cible en carton et appuya sur la détente. Le bruit lui vrilla les oreilles et le recul de l'arme lui fit faire un pas en arrière. Ce n'était pas la première fois qu'il tirait et il commençait à avoir mal à garder les deux bras tendus.
« - Encore raté, » constata Xuě Fēng en jetant un regard en direction de la cible toujours intacte. « Essaye de t'impliquer un peu plus.
« - Je suis impliqué ! » hurla presque Tomoki en ayant une fichue envie de jeter l'arme à terre et de sauter dessus à pieds joints.
Xuě Fēng s'approcha de lui, s'empara du Beretta et le vida de son chargeur pour en mettre un nouveau. Ce n'était pas le premier qui se retrouvait à gésir sur le sol de la salle de tir. Puis il écarta Tomoki pour se placer à sa place. Il tendit le bras et appuya au moins une dizaine de fois sur la gâchette. Chaque coup causait un nouveau trou dans la tête de la pauvre cible. Chaque coup était une nouvelle fissure dans le peu de fierté de Tomoki.
Il était mauvais, en tout.
« - Ca n'a pourtant rien de bien compliqué, » fit remarquer le chinois en relevant le pistolet pour l'appuyer contre son épaule.
« - Oui… Bien sûr, pour quelqu'un comme toi, » ironisa Tomoki tout en faisant mine de s'en aller. « Ca fait deux jours qu'on essaye et ce n'est clairement pas mon truc. On peut passer à autre chose maintenant ou tu souhaites encore me montrer la supériorité que tu as sur moi dans cet art ? J'en ai marre ! »
Sans même vérifier si Xuě Fēng le suivait ou pas, il quitta la salle et passa devant le comptoir sans un regard pour l'hôtesse d'accueil aussi souriante qu'une de ces top modèles sans cervelle. Il s'apprêta à sortir quand la main de Xuě Fēng vint se poser sur son épaule et l'obligea à se retourner.
« - Laissons donc tomber les séances de tir, si cela te rend d'humeur si mauvaise, » annonça-t-il, visiblement en recherche d'un compromis. « Mais j'aimerai que tu acceptes de porter une arme avec toi, pour ta sécurité. »
Tomoki roula des yeux. A cet instant précis, c'était tout sauf sa préoccupation première.
Il n'en voulait pas à Xuě Fēng de vouloir lui apprendre à se défendre. Il lui en voulait de lui montrer, tout comme sa famille, à quel point il ne savait rien faire. Si seulement apprendre à tirer avait pu faire émerger chez le garçon quelques compétences… Mais même pas. Il n'était vraiment bon à rien. Il doutait même d'être un partenaire si agréable que ça au lit. Une pareille idée l'aurait habituellement fait rougir mais il était bien trop à cran pour se sentir gêné de celle-ci.
« - Comme tu voudras, » concéda-t-il finalement. « Mais trouve moi quelque chose de plus léger que ton machin. Je vais finir par avoir des crampes au bras.
« - Un glock devrait t'aller parfaitement. »
Tomoki n'avait aucune idée de ce que pouvait bien être un glock. Peut-être que si cela avait été une chose comestible c'en serait-il intéressé. Pour le moment, son ventre lui signalait le vide désespérant qui s'y trouvait et l'urgent désir de le remplir.
« - Allons donc manger quelque part avant de rentrer, » proposa Xuě Fēng, comme s'il lisait dans ses pensées. A moins que lui aussi ait terriblement faim.
Le jeune homme suivit sans dire un mot et grimpa ensuite dans la voiture de sport. Il croisa tout d'abord les bras, un peu tendu, puis se relâcha quand le véhicule se mit à avancer plus lentement en raison de la circulation.
« - J'ai toujours aimé la cuisine française, » murmura-t-il soudainement.
Un sourire se dessina sur les lèvres de Xuě Fēng. Il avait visiblement saisi qu'il s'agissait d'une chance offerte pour mettre de bonne humeur son petit ami et lui faire oublier cet entraînement inefficace.
« - Je suppose qu'on l'a bien mérité. Ne t'inquiète pas pour « ça », on ne peut pas être bon du premier coup.
« - Alors pourquoi es-tu si dur avec moi ? » demanda Tomoki avec étonnement. C'était vrai, si Xuě Fēng lui-même savait qu'apprendre à tirer était difficile, pourquoi se montrait-il aussi exigeant et le rabaissait-il presque ?
« - Parce qu'on ne motive pas toujours les gens avec des sucreries. Ca peut parfois leur donner trop confiance en eux-même et c'est ainsi qu'ils font des erreurs. »
Etrange logique. Tomoki préférait bien plus les sucreries que les coups de bâtons. Surtout de la part d'une personne qu'il aimait.
« - Lorsque tu te comportes ainsi, j'ai l'impression d'entendre la famille de mon père. Ils n'ont jamais reconnu un seul de mes mérites. Un jour, j'étais en train de dessiner dans le salon et mon grand père est arrivé. Il m'a dit que j'avais certainement mieux à faire, comme mes devoirs, et que c'était de toute manière inutile car je n'avais aucun talent, contrairement à l'un de mes cousins, qui lui était un artiste dont le travail commençait à être reconnu. »
Tomoki poussa un soupir et ferma à demi les yeux tout en regardant la route.
« - Je n'ai plus osé dessiner après ça. Ce qu'il m'avait dit me revenait sans cesse à l'esprit et j'avais honte de mon propre travail. J'en ai honte.
« - Que sont devenus tes dessins alors ?
« - Je les ai brûlé. »

Lorsque Tomoki s'éveilla le lendemain matin, il ne trouva pas Xuě Fēng dans l'appartement, ce qui au départ l'inquiéta énormément. Il ne se rappelait que trop la fois où celui-ci était sorti et où le tueur en avait profité pour se glisser chez lui. Et pour la première fois, Tomoki trouva la perspective d'une arme à feu à proximité très rassurante. Il prit alors le glock que lui avait trouvé Xuě Fēng le soir précédent. C'était à croire qu'il avait une vraie armurerie et il se demandait ce qu'il pouvait encore cacher dans ses tiroirs magiques.
Le glock était un pistolet vraiment léger comparé au Beretta. Seules quelques pièces étaient en métal, tel le canon de l'arme. Le reste était dans une étrange matière qui lui rappelait du plastique noir, en beaucoup plus solide.
Tomoki prit donc son petit déjeuner avec son nouvel ami à côté de lui, posé sur la table, puis se lava avec celui-ci surveillant sur une pile de vêtements, puis s'habilla alors qu'il était jeté sur le lit. Lorsqu'il se rendit au salon et s'installa dans le canapé, il le déposa sur la table basse et fit mine de prendre la télécommande de la télé.
Ce fut grâce à cela qu'il remarqua alors un élément inhabituel dans le décor. Sur cette même table basse, on avait déposé bien en évidence un paquet de feuille blanche, un crayon et une boite de pastel. Il n'était pas difficile de deviner qui était ce « on ».
Tomoki s'étonna tout d'abord, car il ne voyait vraiment pas Xuě Fēng dessiner. De plus, les feuilles étaient entièrement vierges, les crayons tout à fait neufs. Ce fut alors qu'il se rappela de leur conversation de la journée précédente et il se demanda… Il se demanda si la disposition en évidence de ces divers éléments n'était pas une tentation.
« - Je ne pourrai jamais, cela fait trop longtemps, » se murmura-t-il à lui-même.
Il regarda le matériel de dessin comme s'il s'agissait de la pomme que'Eve avait innocemment tendue à Adam.
« - Et puis, je ne suis pas doué, de toute manière. »
Il avait brûlé ses dessins. Il s'en souvenait comme si c'était hier. Il avait pleuré de l'humiliation, il avait pris un briquet, il était sorti dans le jardin et il avait brûlé les feuilles une à une. Il l'avait regretté ensuite et il avait encore pleuré. Puis il avait tenté de redessiner mais sa main avait été comme paralysée chaque fois qu'il tentait de faire un trait sur une feuille. A quoi bon, il était mauvais. Son grand père était peut-être un vieil homme aigri et méchant mais il avait raison. Tomoki l'avait toujours su au fond de lui, avant qu'il ne le dise, il était mauvais et c'était tout.
Et pourtant, Tomoki finit par tendre la main pour prendre le matériel. Peut-être cela ferait-il plaisir à Xuě Fēng de la voir dessiner ? Il ne voulait pas décevoir son amant.
Il se leva du canapé pour rejoindre la cuisine et s'installa à la grande table de style occidental. Posant l'une des feuilles à plat, il la considéra durant de très longues minutes, les mains sur les genoux. Il ne savait par quoi commencer. Il y avait bien des images qui lui venaient à l'esprit mais il ne se sentait pas la force de les créer. Il n'en était pas capable. C'était trop compliqué. Il en était convaincu.
Il se décida enfin à prendre le crayon, d'une main un peu tremblante et qui n'était guère assurée. Une image plus simple s'était imposée dans ses pensées. Il n'était pas certain de pouvoir la reproduire telle qu'il l'imaginait mais il avait envie d'essayer.

Quand Xuě Fēng revint aux environs de midi, Tomoki n'avait guère vu le temps passé. Il avait bien trop été préoccupé à crayonner et le sol de la cuisine était jonché de papiers chiffonnés par un artiste trop dur envers lui-même.
« - Je vois que tu as trouvé mon cadeau. »
Tomoki releva la tête, le crayon dans la bouche. Il ne pouvait s'empêcher de le mordiller nerveusement alors qu'il en était à examiner chaque défaut de sa nouvelle tentative. C'était la phase qui précédait toujours le chiffonnage furieux du papier.
Xuě Fēng se pencha et ramassa l'un d'entre eux, ce qui causa une exclamation de réprobation chez le garçon.
« - Xuě ! Ne regarde pas. Ce n'est pas réussi, » protesta-t-il en se levant de la chaise.
« - Qui est cette femme ? » se contenta de demander Xuě Fēng qui avait déplié le papier. Il en avait déjà pris un second pour voir le même visage, à peu de chose près. « C'est le moment où je dois me montrer jaloux, je crois… »
Au ton qu'il avait pris, il était clair qu'il plaisantait mais Tomoki se sentit pourtant embarrassé et détourna le regard.
« - Ne dis pas de bêtises. C'est vrai que je ne l'ai que dessiné mais… C'est ma mère… Enfin je crois.
« - Tu crois ?
« - C'est que je ne me souviens plus vraiment de son visage. »
Et il n'avait aucune photo pour s'en rappeler.
Tomoki se baissa finalement pour ramasser les dessins et les déplier, essayant de les lisser de la main pour ensuite les empiler. Xuě Fēng l'aida dans sa tâche, puis passa les bras autour des épaules du jeune homme pour l'attirer dos contre son torse.
« - Je me demande… » commença Tomoki avec hésitation. « Quand mon père aura enfin témoigné, est-ce qu'il n'y aura plus aucun danger ?
« - Il y aura toujours un danger mais il sera moins présent.
« - Alors, ça veut dire aussi que je devrais rentrer avec lui au Japon… » supposa-t-il non sans tristesse. « Mais je n'ai pas spécialement envie de retourner là bas. J'aimerai…
« - Rester ici ? »
Tomoki se libéra des bras de l'homme pour lui faire face. Il serra nerveusement ses mains l'une contre l'autre pour continuer :
« - Je sais que je n'ai pas terminé mes études et qu'on ne se connaît pas depuis si longtemps et qu'aux yeux de la loi japonaise je suis encore mineur… Mais je crois que j'aimerai, oui. »
Xuě Fēng porta sa main sur la joue du garçon, la caressant avec tendresse. Tomoki crut lire sur le visage de son amant une expression étrange. Comme de la tristesse ou du regret. Mais cette impression fugace disparut pour laisser place à un sourire.
« - Je ne vois pas de raisons de m'y opposer. Mais ton père risque de ne pas apprécier la nature de ta fiancée, » fit-il remarquer non sans moquerie.
Qu'il apprécie ou pas, Tomoki s'en fichait bien. Il ne voulait pas retourner au Japon, il ne voulait pas revoir sa pseudo famille, il ne voulait pas à nouveau sortir avec des amis qui ignoraient tout de lui. Il ignorait combien de temps les choses pourraient durer avec Xuě Fēng. Il espérait, secrètement, que cela fut pour toujours. Cet homme lui apportait tout ce qu'il avait toujours désiré : de l'amour, de la compréhension, une protection.

« - Je dois aller travailler. »
Tomoki tenta d'émerger de ses songes, peinant à analyser ce que venait de lui dire Xuě Fēng. Tout ce qu'il parvint à saisir en ouvrant les yeux, c'étaient les chiffres lumineux du cadran.
« - Il est 6h du matin, » grogna-t-il en se cachant sous les draps, essayant d'échapper aux lèvres de son amant qui avait effleuré sa joue. « Ce n'est pas l'heure pour ça.
« - En effet, je dois aller travailler, » répéta patiemment Xuě Fēng, non sans laisser échapper un rire. « Les congés sont terminés mais, si ça t'emballe tant, je m'occuperai de toi ce soir. »
Tomoki glissa sa tête sous les draps pour une bonne raison. Ses joues s'étaient embrasées d'un seul coup. Il imaginait des choses beaucoup trop… Enfin ça donnait chaud… Il essaya de changer de sujet de conversation, bien qu'il se doutait que son petit ami ne devait pas avoir le temps pour discuter :
« - A force, je pensais que tu n'allais jamais travailler et qu'on te payait à rester chez toi, » s'étonna-t-il tout en se demandant si sa remarque n'était pas mal placée.
« - Ce serait agréable mais, malheureusement, ce n'est pas le cas. Je serai de retour ce soir. Appelles moi si tu as un problème. »
Même si cela n'aurait guère été sérieux, Tomoki avait envie de l'appeler même s'il n'y avait aucun problème. Lorsque la porte d'entrée claqua, il se rendit compte qu'il allait passer sa première journée seul dans l'appartement. Ce fut une sensation étrange, teintée d'angoisse. Il n'allait certainement pas sortir seul, alors il se cloîtrerait dans le salon et regarderait la télé.
Si seulement il avait su cuisiner, il aurait pu préparer un bon repas pour quand Xuě Fēng serait de retour. C'était un peu agir comme une femme au foyer toute dévouée à son mari et il s'en sentait un peu confus. L'idée lui plaisait pourtant. Malheureusement, il ne savait pas faire grand chose de ses dix doigts. Il avait bien un peu d'argent mais cela nécessitait de sortir, dehors, pour trouver un plat tout fait qui ne soit pas mauvais au goût. Hors, il se refusait à mettre un seul orteil à l'extérieur sans la présence de Xuě Fēng.

Quand Tomoki entendit la sonnette, aux environs de midi, il fut quelque peu surpris. Jusqu'à présent, personne n'était jamais venu à l'appartement, si on exceptait le tueur à gage. Xuě Fēng ne semblait pas avoir d'amis à inviter chez lui. Et voilà que, le jour même où son petit ami reprenait le travail, quelqu'un avait la subite envie de venir lui rendre visite.
Dans un élan de panique, le garçon alla récupérer le glock que lui avait offert Xuě Fēng et s'approcha de la porte d'entrée.
« - Oui, qui est là ? » demanda-t-il en essayant de ne pas laisser sa voix trembler.
« - Monsieur Tián a commandé un repas. »
Monsieur Tián ? Tián ? Tomoki songea tout d'abord que le pauvre livreur s'était trompé d'adresse, puis il se rappela une courte conservation où Xuě Fēng lui avait dit que son nom de famille était Tián. Sans doute avait-il songé qu'il n'allait pas le laisser mourir de faim ce midi et avait-il commandé en secret un repas tout fait. Tomoki priait pour une pizza. Il avait une soudaine envie de pizza.
Tomoki ouvrit la porte et se retrouva aussitôt avec un tissu collé contre le visage. Une odeur chimique s'en dégageait. Il chercha à se débattre mais se sentit de plus en plus vidé de toute énergie. Il était trop tard pour chercher à retenir sa respiration et il se laissa glisser dans les ténèbres.

Lorsqu'il revint à lui, des pensées chaotiques se bousculèrent dans sa tête. Sa mémoire s'était fragmentée, il peinait à se rappeler ce qui était arrivé. Quand tout se fit plus net, il regretta de ne plus être plongé dans le brouillard et d'ignorer ce qui s'était passé. Le brouillard était rassurant, au moins il pouvait imaginer et espérer. Là, il savait pertinemment qu'il était mal barré, quels que furent ses espoirs.
Tomoki prit le temps d'observer la pièce où il se trouvait. Dans sa situation, il ne pouvait pas faire grand chose d'autre. Il avait les pieds et les poings liés, en plus d'être bâillonné. On s'était non seulement assuré qu'il ne puisse pas s'enfuir, mais qu'il ne puisse pas non plus appeler à l'aide. Il n'était pas allongé par terre mais assis, adossé à l'un des murs.
La pièce où il était enfermé – il supposait que la seule et unique porte était fermée à clef – ressemblait à une sorte de débarras. Une petite lucarne en haut de l'un des murs laissait passer la lumière timide du crépuscule. Il faisait extrêmement chaud et étouffant. Une odeur de produits ménagers régnait, il y avait plusieurs seaux de différentes tailles, des balais et des serpillières, ainsi que tous les autres instruments de torture de la parfaite ménagère.
Toutefois, comme il doutait d'avoir affaire à une vieille femme de ménage psychopathe, il jugea que ces éléments n'étaient aucunement un indice sur l'identité de ses ravisseurs.
Mais avait-il vraiment besoin d'un indice ? N'était ce pas évident, au vu de tout ce qu'il savait de la situation de son père ?
Au moins, il y avait une certaine amélioration. La petite voix intérieure Raisonnable essayait en tout cas de l'en persuader. C'était vrai : ils avaient d'abord envoyé un tueur qui s'était fait tuer. Maintenant ils se contentaient de le kidnapper. Après tout, ils auraient pu faire l'inverse. Le kidnapper et ensuite lui envoyer un tueur. Malheureusement, l'autre petite voix intérieure prénommée Sainte Panique voulu ajouter un bémol à cet exposé :
« Et peut-être qu'ils vont te laisser partir aussi, avec un mot d'excuse, quand ils t'auront à nouveau questionné sur l'endroit où se trouve ton père, » s'exclama-t-elle de sa petite voix nasillarde.
« Ne soit pas aussi négatif, » rétorqua sa consœur d'un ton blasé. « Xuě Fēng viendra te sauver, comme toujours.
« Xuě ne sait même pas où je suis et ne dois même pas encore savoir que j'ai été kidnappé, si ça tombe, » pleurnicha Sainte Panique en se recroquevillant dans un coin de l'esprit de Tomoki. Raisonnable poussa un soupir désespéré et alla bouder dans un autre coin. De toute façon, personne ne l'écoutait dans cet esprit suicidaire.
L'échange en resta là pour le moment et Tomoki prit le relais pour se lamenter sur son sort dans un long monologue intérieur.

Quand la nuit tomba, le garçon se sentit d'autant plus oppressé. La pièce était plongée dans l'obscurité la plus totale. Il commençait à attraper des crampes. Il ne pouvait bouger et ses mains étaient ramenées dans son dos, en une position peu naturelle. Sa bouche était sèche et le tissu qui l'empêchait de parler lui cisaillait les commissures des lèvres.
Il avait faim et son ventre se faisait douloureux mais ce n'était pas pire que la soif qu'il ressentait en cet instant. Sa gorge était comme pleine de poussière. Il voulait tousser mais ne pouvait pas. Ses lèvres lui brûlaient. Et il avait chaud. Tellement chaud qu'il n'arrivait pas à se concentrer. Ses pensées flottaient dans son esprit comme des bulles de savon sur l'eau. Dès qu'il essayait d'en pointer une du doigt et la toucher, elle explosait. Il essayait alors de s'intéresser à une autre et la même chose se reproduisait. Son esprit était plein de réflexions étranges mais il ne parvenait pas à s'attacher à une seule d'entre elles.

La lumière jaillit d'une ampoule électrique pendue au plafond par un simple fil. Elle oscilla légèrement, projetant des ombres mouvantes dans le débarras. Des monstres noirs rampant sur le sol et les murs, se cachant derrière des objets pour mieux réapparaître ensuite.
Tomoki ferma à demi les yeux, le temps de s'habituer à cette nouvelle luminosité.
Il n'avait pas entendu la porte s'ouvrir quelques instants plus tôt, ni vu l'homme qui avait appuyé sur l'interrupteur.
Le bâillon fut dénoué mais Tomoki n'avait pas la force d'en profiter pour crier. Il passa la langue sur ses lèvres desséchés et conserva son attitude amorphe tout en posant un regard vitreux sur son visiteur.
Un de ses ravisseurs, certainement. Un homme on ne peut plus commun, avec des cheveux noirs coupés courts et des yeux marrons. Un homme insignifiant… Juste une apparence. Ce fut tout ce que parvint à se dire le garçon en cet instant.
« - Tu as soif ? » questionna l'homme.
Sa voix faisait le même effet à Tomoki que du papier de verre frotté contre sa peau. Désagréable au possible. Le japonais tenta de reprendre un peu de poil de la bête et parvint à acquiescer.
Tomoki sentit le goulot d'une bouteille venir buter sur ses lèvres et inclina la tête en arrière pour boire. Il savait que la gentillesse de l'homme était feinte et qu'il s'agissait surtout de l'amadouer. Sans aucun doute dans l'espoir de lui soutirer des informations qu'il n'avait pas.
L'eau avait un goût étrange, désagréable, un peu métallique. Elle était tiède, presque chaude. Mais Tomoki buvait malgré tout, non sans une certaine maladresse puisqu'il en faisait couler à côté. Il ne pouvait pas se montrer difficile et réclamer quelque chose de meilleur. Et puis, il avait bien trop soif.
La chute du liquide dans son estomac raviva le trop grand vide qui s'y trouvait et sa faim.
Lorsque la bouteille lui fut retirée brusquement, trop rapidement à son goût, il poussa un murmure contrarié. Toutefois, il décida de ne pas se plaindre plus. L'eau avait déjà eu le mérite de lui rendre les idées un peu plus claire.
« - Que me voulez-vous ? » demanda le garçon. Surpris par le propre son de sa voix, il se racla la gorge. Elle lui paraissait tellement faible et éraillée. « C'est encore à propos de mon père, c'est ça ? »
L'homme s'était relevé entre temps. La bouteille d'eau était restée posée par terre.
« - Où est-il ? »
Tomoki s'apprêta à répondre qu'il ne savait pas, puis se rappela de ce qui s'était passé avec le tueur. Il avait voulu l'assassiner parce qu'il avait donné cette réponse.
« - Si je vous le dis, vous allez le tuer ensuite, » murmura Tomoki en essayant de gagner un peu de temps.
Au sourire qui se dessinait sur les lèvres de son interlocuteur, il devina qu'il avait vu juste. D'un autre côté, n'était ce pas une évidence ? Si c'était seulement pour boire un thé et discuter affaire, on ne prendrait pas la peine de le kidnapper ou d'essayer de l'assassiner.
« - Pourquoi voulez-vous le tuer ? Vous pourriez lui demander de ne pas témoigner, » ajouta-t-il d'une voix légèrement tremblante. Il ne posait pas seulement ces questions pour gagner du temps. Pourquoi cherchait-il à en savoir plus ? Xuě Fēng lui avait déjà expliqué en quoi consistait l'affaire et il était sans doute dangereux de questionner ainsi son ravisseur. Il n'était pas vraiment en position de force pour un pareil interrogatoire.
« - La police est décidée à nous coincer, elle fera tout pour qu'il témoigne quelles que soient les menaces ou les pots de vin. S'il meurt, une partie des charges s'effondreront. Notre société, si elle est condamnée, aura une sentence moins lourde pour ses petits soucis de finance. Alors que si elle est démantelée parce qu'il est prouvé que l'argent venait bien de la vente de drogue, nous perdrons beaucoup et la police ne nous lâchera plus, dans l'espoir de nous détruire.
« - Mais pourquoi la société de mon père a-t-elle été mêlée à tout ça ? Mon père n'était pas au courant, n'est ce pas ? »
L'homme se mit à rire et Tomoki se sentit mal à l'aise. Enfin plus qu'il ne l'était déjà, si cela était possible. Son ventre commençait à lui faire mal. L'angoisse lui tordait les tripes.
« - N'est ce pas ? » répéta-t-il avec une pointe de doute et de désespoir dans la voix.
« - Tu es vraiment stupide et naïf, alors ? Lorsque l'on veut écouler une certaine somme d'argent d'origine douteuse, on finance des projets ou on donne à des œuvres de charité, ou on le réinjecte dans des entreprises. Il arrive parfois qu'un employé trop consciencieux découvre des malversations et il rapporte ses découvertes à la police avant que l'on puisse lui remettre les idées en place. Parfois, nos partenaires ne sont pas au courant de l'origine de cet argent… Mais dans le cas de ton père… On m'avait dit que tu étais tenu à l'écart de la famille Imaya mais j'aurai au moins pensé que tu savais quelles étaient leurs activités… »
Tomoki écarquilla les yeux. La famille de son père… Des activités illégales ? Et son père était au courant ? Sa famille aidait volontairement la mafia ? Ils avaient bien tué sa mère, après tout… Mais, à ce point… ? Cela lui paraissait irréaliste et impossible. C'était certainement un mensonge, pour le déstabiliser.
« - Pourquoi penses-tu que ce… Comment s'appelle-t-il déjà ? Ah oui… Xuě Fēng. Pourquoi penses-tu qu'il essaye de te protéger ? Parce qu'il t'aime bien ? Peut-être. Mais surtout pour s'attirer les bonnes grâces de ton père. Peut-être même de ta famille car s'il empêche quiconque de se servir de toi, ton père pourra témoigner et n'ira pas en prison. Ce qui arrange leurs affaires. »
Tomoki baissa la tête, entaillant sa lèvre des dents.
Non, c'était faux ! Jamais Xuě Fēng n'aurait fait une chose pareille ! Il ne lui aurait pas menti. Il n'aurait pas pu faire ça. C'était Tomoki qui avait cherché à le revoir. C'était lui qui avait demandé à ce qu'il l'héberge durant quelques jours ! Alors, si Xuě Fēng l'avait protégé, ce n'était certainement pas à cause de sa famille qu'il l'avait fait mais bien parce qu'il l'aimait. S'il avait voulu se servir de lui, il lui aurait proposé de le protéger dès le départ, lors de leur première rencontre.
« - C'est faux, » chuchota le garçon pour lui-même. « Il n'aurait pas fait ça.
« - Alors, tu ne sais rien d'utile, je suppose ? » demanda l'homme dont le ton se faisait soudainement agacé.
Tomoki mit quelques secondes à réagir à la question et releva les yeux sur son interlocuteur.
« - Bien sûr que si, » se défendit-il sans pouvoir s'empêcher de trembler face au regard bien plus dur de son ravisseur.
« - Pas la peine d'essayer de gagner du temps. C'est évident que tu ne sais rien si tu n'es même pas au courant des activités de ta famille. Ils ne te font pas confiance, ils ne te confient pas ce genre d'informations. »
Tomoki se mordit à nouveau la lèvre inférieure alors qu'il se brûlait les poignets sur les cordes en essayant de se libérer. Elles étaient si serrées qu'elles lui coupaient la circulation.
« - Peut-être que je devrais te tuer, » ajouta l'homme en s'agenouillant devant Tomoki pour lui saisir le menton d'une main. Il obligea le garçon à le regarder. Alors que la lèvre du japonais se mettait à saigner, emplissant sa bouche d'un goût désagréable, l'autre se mit à sourire lentement.

Tomoki tomba violemment sur le bitume. Ses genoux avaient heurté le sol et s'étaient meurtris malgré la maigre protection qu'offrait son pantalon. S'il n'avait pas eu des soucis plus important dans l'immédiat, le garçon se serait plaint.
Une main le tira en arrière par le col pour l'obliger à se tenir droit. Tomoki essaya d'opposer une résistance, ce qui était guère simple lorsque l'on avait toujours les mains attachées et les jambes flageolantes. Il jeta un rapide coup d'œil aux hommes qui l'entouraient. Il aurait aimé pouvoir se lever et courir, parvenir miraculeusement à se débarrasser des liens autour de ses poignets et sauter sur l'un des vieux bateaux amarrés au port pour s'enfuir. Mais au lieu de cela, il se retrouvait agenouillé juste au bord de l'eau noire. Il n'y avait aucun éclairage même s'il distinguait les masses des bâtiments et des navires. Il se doutait qu'à cette heure il ne devait pas y avoir grand monde en ce lieu.
Il s'imaginait raisonner celui qui le tenait et avec qui il avait précédemment discuter. Peut-être était-il leur chef ? Oui, certainement, il avait l'air de diriger. Tomoki pouvait peut-être lui faire comprendre que le tuer ici n'était pas une bonne idée. Qu'il fallait le relâcher car cela ne leur rapporterait strictement rien.
Il avait ce discours en tête mais il était incapable de dire un seul mot. Parce qu'il savait, au fond de lui, que ce genre de discussions était inutile avec pareils individus. Il ne voulait pas l'admettre, ni l'accepter, mais il le savait.
C'était donc ainsi qu'il allait mourir ? Exécuté par des inconnus pour une histoire qui ne le concernait nullement ? Il se demandait si l'issue aurait été la même s'il avait pu leur dire où se trouvait son père. Sans doute que non. Ces personnes n'étaient pas du genre à laisser des témoins, n'est ce pas ?
Il n'arrivait pas à pleurer. Tout était si irréel, quand on y réfléchissait bien. Vraiment…
« - Une dernière chose à déclarer avant de mourir ? »
Tomoki releva son regard sur l'homme.
« Je te souhaite de souffrir autant que moi, connard, » pensa Tomoki avec une soudaine rage. Pensa seulement, car il n'aurait jamais eu assez de cran et de courage pour rétorquer cela à voix haute. Pourtant, une pareille phrase n'aurait pas changé grand chose à son funeste destin.

Une détonation claqua brutalement et l'un des hommes s'écroula juste sous le nez de Tomoki. Alors qu'il se tordait de douleur – la balle ne l'avait apparemment touché qu'à la jambe -, les autres s'agitaient en saisissant leurs armes, tant et si bien qu'ils semblèrent totalement oublier sa présence.
Tomoki ne savait ni qui, ni pourquoi – et il n'avait d'ailleurs pas envie de savoir qui et pourquoi - mais sa paralysie prit congé et il en profita pour sauter sur ses pieds et courir en direction de l'abris le plus proche.
Les coups de feu avaient commencé à résonner, tout comme les exclamations des tueurs.
Le garçon se jeta derrière les caisses les plus proche, abandonnées sur le quais. Il s'agissait de grandes caisses de métal, bien plus hautes et larges qu'un homme. Pour les déplacer, il fallait certainement user d'une grue ou de quelque chose comme cela. Au prise avec une fusillade, c'était la meilleure solution qu'il avait trouvé.
Tomoki chercha à se débarrasser de ses liens en tirant dessus mais il ne fit que se blesser un peu plus la peau. Serrant les dents, il se déplaça prudemment derrière les caisses pour essayer de rejoindre l'entrepôt le plus proche.
Il stoppa lorsqu'il se rendit compte que l'agitation autour de lui était retombée.
Il tendit l'oreille, essayant de percevoir le moindre bruit suspect. Toutefois, il resta bien sagement à sa place. Il n'avait guère envie d'aller vérifier qui avait dominé dans cet intermède imprévu. Il n'avait tout simplement pas envie d'aller jouer les héros même s'il était dans sa nature d'être parfois suicidaire.
Quand deux mains s'abattirent sur ses épaules, il ne put que hurler.

« - Comment m'as-tu trouvé ? » s'exclama Tomoki pour ensuite se raidir parce que le couteau avait heurté l'un de ses poignets, heureusement pas du côté coupant.
« - C'est mon travail, » répondit simplement Xuě Fēng en défaisant les cordes qui retenaient le garçon.
Une fois libéré, il eut pour premier réflexe de sauter au cou de son amant. Il l'avait encore sauvé. Il s'écarta pourtant bien vite en sentant Xuě Fēng se crisper.
« - Qu'y a-t-il ? » commença Tomoki d'un ton inquiet. Il aperçut alors une tache sombre sur la chemise du chinois, juste à côté du pant droit de son blouson, au niveau du ventre. Avant que Xuě Fēng ait pu s'éloigner, Tomoki porta la main sur le tissu humide et se retrouva avec la substance sur le bout des doigts. Sa voix explosa alors : « Et c'est ton travail aussi de te faire tuer ? Espèce d'imbécile !
« - Ce n'est que superficiel, » voulut le rassurer Xuě Fēng en détournant la tête.
« - Superficiel ? Et qu'est ce que je fais si tu meurs la prochaine fois ? Je ne veux pas que tu meurs à cause de moi ! » déclara Tomoki en pleine crise d'hystérie.
Avant d'avoir pu poursuivre dans son élan, le jeune homme se retrouva bâillonné par la main de son petit ami. Une partie de son esprit songea qu'il aurait préféré ses lèvres, l'autre qu'il n'avait pas terminé de dire ce qu'il avait sur le cœur.
« - Cesse de crier comme ça. Je ne sais pas si je les ai tous éliminé, » prévint Xuě Fēng. Le terme « d'éliminer » choqua le garçon mais il ne dit rien. Il se demandait simplement comment Xuě Fēng pouvait parler aussi froidement de la mort d'autrui. Ennemi ou pas.
Il fut ensuite tiré par la main et il suivit en se laissant faire. Tomoki se doutait qu'il faisait des efforts pour se tenir droit et ne pas montrer qu'il avait été touché. Il n'était pour autant pas idiot. Il devait souffrir terriblement de cette blessure.
« - Xuě, je suis désolé, » murmura Tomoki. « C'est de ma faute.
« - Arrête de pleurnicher, » demanda-t-il en s'arrêtant à l'extrémité de la rangée des caisses. Il lâcha la main de Tomoki et saisit son pistolet à deux mains pour jeter un regard de l'autre côté.
« - Tu aurais pu être tué, » insista-t-il pourtant, l'angoisse dans la voix.
Lorsque Xuě Fēng s'avança à nouveau, Tomoki le suivit telle son ombre, jetant tout d'abord des regards nerveux autour de lui. Lorsqu'il aperçut plusieurs corps inanimés sur le sol, il décida de se focaliser sur le dos du chinois plutôt que de rendre le peu d'eau qu'il avait avalée. Il ne pouvait pas s'y habituer et il se demandait comment son amant faisait pour rester aussi impassible. Cela ne provoquait chez lui aucun sentiment d'admiration. Il se sentait au contraire mal à l'aise. Est-ce qu'il lui avait bien tout dit sur lui ? Travaillait-il vraiment pour une entreprise chargée de la sécurité ? Il ne voyait pas un simple employé d'entreprise être capable de se transformer en machine à tuer, même pour protéger la personne qu'il aimait. Il ne put s'empêcher de penser à nouveau à ce que lui avait dit l'homme. Que Xuě Fēng cherchait simplement à s'attirer les bonnes grâce de la famille Imaya.
Tomoki n'eut toutefois pas l'occasion de se poser plus de questions sur les intentions de son amant.
Celui-ci vacilla en arrière à la suite d'un nouveau coup de feu.

« - Désolé, vraiment désolé ! J'aurai pu viser mieux mais je suppose qu'une balle dans l'épaule fait vraiment mal ? »
Tomoki, tout en soutenant Xuě Fēng, adressa un regard noir à celui qui venait de parler. Il se sentait terriblement impuissant alors que le chef de la bande de malfrats agitait son arme tout en souriant d'un air moqueur. Il était seul, il se tenait à quelques mètres de distance d'eux. Ni Xuě Fēng, ni Tomoki ne l'avait vu arriver. Et il avait tiré, blessant un peu plus le chinois. Celui-ci se tenait l'épaule de la main gauche. Sa peau se couvrait de sang. Il avait toujours son arme dans son autre main mais Tomoki doutait qu'il fut capable de se servir de son bras blessé.
« - Vous êtes vraiment pitoyables, » insista l'homme en vidant le chargeur de son arme pour le remplacer par un autre. « Vous pensiez vraiment pouvoir vous échapper comme ça ? »
Tomoki sentit Xuě Fēng se crisper et regarder autour de lui comme s'il cherchait une quelconque issue sur les quais.
Il n'y en avait qu'une, à vrai dire…

Tomoki manqua de boire la tasse alors qu'il venait tout juste de remonter à la surface. Il ne voyait quasiment rien, si ce n'est les vagues qui l'entouraient et un morceau en béton du quais.
Il n'avait rien eu le temps de voir venir. Alors qu'il était pourtant blessé, Xuě Fēng s'était redressé et l'avait empoigné pour le tirer à sa suite. Et ils avaient plongé tout deux, alors que l'autre malade leur tirait dessus.
Une fois sous l'eau, Tomoki avait totalement perdu Xuě Fēng. Sa main l'avait relâché mais il ne s'en était pas aperçu tout de suite. Il était bien trop occupé à s'éloigner de l'endroit où se trouvait le tueur tout en essayant de battre des records d'apnée. Il avait suivi la coque en bois d'un bateau et avait émergé une fois derrière celle-ci.
C'était là qu'il s'était rendu compte qu'il était seul.
Il n'entendait plus de coups de feu mais il ne savait pas non plus où était son amant.
L'angoisse l'avait aussitôt envahi, il faillit l'appeler pour qu'il le rejoigne mais un peu de présence d'esprit l'en retint. Ce n'était jamais le moment de crier lorsque qu'un homme cherchait à vous tuer. Il ne devait pas montrer où il se trouvait.
Alors il se contenta de s'éloigner un peu plus en longeant l'arrière des navires amarrés, songeant que s'il aurait fort bien pu se noyer s'il n'avait pas su nager. Cette pensée en amena une autre, bien plus inquiétante et qui acheva de le plonger dans une certaine terreur :
Quelles étaient les chances de Xuě Fēng de s'en sortir, avec une épaule et le ventre blessé ? Pouvait-il seulement nager ? Et s'il avait relâché Tomoki uniquement parce qu'il coulait ? Et si… Et s'il était en train de mourir. Ou s'il était déjà mort.
Tomoki eut envie de rebrousser chemin, qu'importaient les risques. Il eut vraiment envie de le faire. Mais… S'il se faisait tuer… Si Xuě Fēng était vivant, il ne pourrait plus le retrouver. Et s'il était mort… Il serait mort pour rien.
Le garçon continua donc, luttant par moment contre les vagues et ne sachant plus si c'était le sel ou les larmes qui lui piquaient les yeux.

« - Quand l'avez-vous retrouvé ? » demanda l'inspectrice au policier dans son bureau« - Il y a à peine une heure. Ceux sont des pêcheurs qui nous ont averti. Il était caché dans leur bateau et n'osait pas sortir. Au départ, ils pensaient que c'était juste un vagabond mais ils ont compris que quelque chose n'allait pas avec lui et ils nous ont appelé.
« - Et il a dit ce qui lui était arrivé ?
« - Non. Mais il ne cesse de demander si on sait où est Xuě Fēng. Je crois que cette personne devait être avec lui avant qu'on ne le retrouve. Nous avons mené des recherches, avec le peu d'informations qu'il a su nous donner, pour retrouver l'endroit où il travaillait et son appartement mais… C'est comme s'il n'avait jamais existé. Nous ne lui avons pas encore dit que cet homme lui a sans doute menti sur son identité. Il est en état de choc. De toute façon, ce Xuě Fēng aurait pris deux balles dans le ventre et l'épaule. Il n'y a que très peu de chance qu'il ait survécu et l'on retrouvera certainement son corps d'ici quelques jours. »
L'inspectrice contourna son bureau et s'approcha de la porte entrouverte pour jeter un regard à l'extérieur, dans la salle bien agitée du commissariat. Tomoki Imaya était assis sur l'une des chaises, les pieds posés dessus et les genoux ramenés contre lui. Il fixait le vide d'un regard mort.
« - Pauvre gosse, » constata-t-elle en refermant la porte et en se tournant à nouveau vers le policier. « Son père a appelé il y a quelques minutes. Il tient à le voir au plus vite. Un interrogatoire, au vu de son état, serait inutile. »

Tomoki peinait à quitter la léthargie dans laquelle il était tombée, depuis l'instant même où il avait pu sortir de l'eau et trouver abris dans un des bateaux. Il n'avait guère réagi lorsque les pêcheurs lui avaient ordonné de sortir pour ensuite avertir la police de sa présence. Il n'avait pas réagi non plus quand ces mêmes policiers l'avaient emmené. Il avait bien marché jusqu'à la voiture mais son esprit était déconnecté de toute réalité. Il ne pensait à vrai dire qu'à une seule et unique chose.
Xuě Fēng était-il… Apparemment, ils ne l'avaient pas retrouvé…
Il avait peur.
Lorsque l'on vint le chercher, pour le conduire auprès de son père, il n'eut aucune réaction. Ou, plutôt, il suivit tel un automate les agents de police. Il monta dans leur véhicule, mit sa ceinture et resta immobile durant tout le trajet, le regard perdu sur les bâtiments et la circulation. Quand ils s'arrêtèrent enfin, ce fut pour prendre l'un des ferry reliant l'île de Hong Kong à celle de Lamma.
Le trajet dura une demi-heure environ.
Lamma Island n'avait pas énormément d'habitants, surtout si l'on comparait à la densité de Hong Kong. Il n'y avait même pas de voitures, les lieux étaient réputés pour leur tranquillité.
Tomoki quitta durant quelques instants ses pensées morbides une fois arrivé à Yung Shue Wan, l'un des ports de l'île. C'était donc là que son père avait trouvé refuge, en attente d'un procès ? Il observa les façades des maisons, celles des restaurants et des boutiques mais n'eut pas le temps de s'attarder. Les policiers le menèrent sur un chemin gagnant l'extérieur du port. Il faisait un soleil de plomb et Tomoki se sentit bien vite fatigué de marcher.
Lorsqu'ils atteignirent les grilles d'une propriété, il se sentit soulagé. Enfin, plus ou moins, car il y avait plusieurs gardes armés jusqu'aux dents.
La maison ne comptait que deux étages et le parc n'était pas des plus grands, toutefois elle était particulièrement bien gardée. C'était le genre de traitement que l'on aurait imaginé pour un homme politique… Ou alors pour le chef d'une organisation mafieuse.
Les grilles s'ouvrirent et il entra, seul, car les policiers avaient déjà rebroussé chemin.
Une jeune femme sortit de la maison et se pressa dans sa direction. Tomoki, quelque peu ailleurs, ne reconnu l'une de ses cousines qu'uniquement lorsqu'elle se tint devant lui. C'était une femme de trente ans environ, toujours habillée dans un tailleur sévère avec les cheveux attachés en chignon. Elle était grande, plus que lui, ce qui faisait qu'elle inspirait le respect et une certaine crainte aux membres de la famille. Elle avait un mari, deux enfants mais Tomoki ne la voyait quasiment jamais car elle s'occupait des affaires de leur grand père, telle une brave secrétaire.
« - Noriko, » commença-t-il d'une voix faible.
« - Ton père t'attend à l'intérieur. Suis moi. Il était très inquiet. »
Inquiet ? Tomoki avait peine à y croire.
Derrière ses lunettes, le regard de sa cousine ne laissait transparaître aucune émotion. Ni joie, mais ni hostilité. Ce qui, pour un membre de la famille Imaya, était plutôt inhabituel. Généralement, on le regardait comme s'il n'était qu'un cafard.
« - Tu as osé fuguer en un pareil moment, » poursuivit-elle alors que tout deux remontaient la courte allée. « Si les choses n'étaient pas si graves, cet exploit aurait pu susciter un simple agacement.
« - Je suis désolé, » murmura Tomoki par automatisme.
« - Grand père était fou furieux, évidemment. »
Le garçon répéta à nouveau les mêmes mots. Son esprit était à nouveau reparti sur un tout autre sujet d'inquiétude. Il ne s'aperçut pas immédiatement que Noriko s'était arrêtée et il manqua de lui rentrer dedans.
« - Quel est cet homme qui a disparu ? » demanda-t-elle abruptement. « L'inspectrice a rappelé et nous en a brièvement parlé. Tu étais avec lui durant tout ce temps ? »
Tomoki ouvrit la bouche pour répondre mais la referma aussitôt. Il ne savait que dire exactement. De toute manière, sa gorge était si serrée qu'il n'était pas certain de pouvoir prononcer un seul mot.
« - Ce n'était pas une « petite amie », alors ? » ajouta-t-elle face à son mutisme.
Tomoki eut à nouveau la bouche béante mais eut cette fois-ci du mal à la refermer. Un sourire étira les lèvres de Noriko mais il ne parvint pas à avoir s'il s'agissait d'un signe de mépris ou une marque de sympathie.
Ils entrèrent enfin dans le hall de la maison.
« - E-est ce qu'ils l'ont retrouvé ? Ils ont retrouvé Xuě ? » questionna Tomoki d'une voix hésitante. Il se demandait s'il était judicieux de demander cela.
« - Non, » répondit tout d'abord sa cousine, avec la plus grande simplicité. « Les choses ne s'annoncent pas simples. C'est comme s'il n'avait jamais existé, selon cette inspectrice. »
Tomoki stoppa net, faisant cette fois-ci transparaître sa surprise par deux yeux ronds comme des billes et des lèvres tremblantes.
« - Comment ça ?
« - Eh bien, il y a l'appartement mais aucune information sur lui. Pas de papiers, de photo… Ils ont fait des recherches dans diverses entreprises mais il n'y a pas d'employé correspondant. Il est possible qu'il t'ait menti sur ses activités et son identité.
« - Certainement pas ! » s'écria brutalement Tomoki. « Il m'a sauvé la vie plusieurs fois, je lui fais confiance, il ne m'aurait pas menti ! Et il est peut-être mort, à cause de moi ! Je veux qu'ils le retrouvent ! »
Le souffle court, il s'arrêta aussi subitement qu'il avait commencé et baissa la tête en serrant les poings. Il était si impuissant. Lorsque la main de Noriko vint se poser sur son épaule, il eut un geste de recul et lui adressa un regard quasi méfiant.
« - Je ferai en sorte qu'ils fassent leur possible. Maintenant, viens, ton père t'attend. »

Le père de Tomoki était un homme aux tempes déjà grisonnantes et au visage généralement chaleureux. En cet instant même, il ne se gênait pas pour exprimer son inquiétude par un froncement des sourcils. Assis derrière son bureau, il n'avait cessé de consulter sa montre. La chaleur l'avait contraint à quitter la veste de son costume et sa cravate pour adopter une simple chemise blanche.
Il n'était ni grand, ni fort. C'était l'homme le plus banal au monde.
Quand son fils entra dans le bureau, son visage s'éclaira légèrement mais il resta à sa place, sans manifester d'effusion de joie. Aussi chaleureux que pouvait l'être Kenshirô Imaya avec des inconnus, il gardait toujours une certaine distance avec Tomoki.
Le garçon posa un regard vide sur son père et resta tout d'abord immobile. Puis il s'approcha du bureau et resta à un mètre de distance.
« - Ne me dis pas que tu es désolé, » fit-il d'un ton froid. Alors qu'il s'apprêtait à poursuivre, il craqua et se fit plus agressif. « Tu n'as jamais rien fait pour moi. Tu n'as même pas eu la décence de m'informer de toute cette affaire. Et je ne compte pas rester ici, quels que soient les risques dehors. Je dois retrouver mon petit ami. Oh, oui, au cas où tu ne t'en serais jamais aperçu, ce qui ne serait pas étonnant, je suis gay. »
Kenshirô se leva brutalement et frappa des poings sur le bureau.
« - Comment oses-tu dire ça ? Tu ne sais pas ce que j'ai sacrifié pour te garder ! » tempêta son père.
« - Sacrifier ? » reprit Tomoki, dont la colère et la frustration explosaient à présent. C'était la première fois qu'il osait s'adresser ainsi à cette homme. Les derniers évènements le poussaient sans doute à révéler enfin ce qu'il avait sur le cœur. « Ta famille m'a toujours traité comme un moins que rien et tu n'as jamais rien fait pour démontrer le contraire ! J'ai du subir en silence toutes leurs humiliations, parce que personne ne s'est jamais intéressé à ce que je ressentais. Je ne suis même pas officiellement ton fils ! C'est ça, ton sacrifice ? Xuě a fait plus de choses pour moi en quelques jours que toi en des années. Il m'a protégé, il m'a aimé, il a essayé de me montrer que je valais quelque chose ! Alors ne viens pas me faire la morale ! J'en ai assez de l'hypocrisie qui règne dans cette famille ! De ton hypocrisie ! »
Kenshirô s'affaissa légèrement mais sans pour autant se rasseoir dans son fauteuil, ni quitter son fils du regard.
« - C'est donc vraiment ce que tu penses ? »
Tomoki voulut répondre par l'affirmative mais un tintamarre épouvantable l'en empêcha. Il mit quelques instants à réaliser qu'il s'agissait de coups de feu, provenant de l'extérieur. Son père, lui, avait déjà réagi promptement et se dirigeait vers la porte lorsque celle-ci s'ouvrit sur Noriko.
« - Ne bougez pas d'ici. Je vais essayer de savoir ce qui se passe. »
Les détonations avaient déjà cessé. Noriko referma la porte et Tomoki entendit son père grogner.
« - Cela m'étonnerait qu'ils aient trouvé cet endroit. Comment auraient-ils pu le trouver… Toutes les précautions étaient prises. Quelqu'un a peut-être parlé… Ils s'en prennent d'abord à mon fils, et maintenant… »
Le bruit d'une arme à feu se fit à nouveau entendre.
Tomoki se plaça à côté de son père. Il avait l'impression que toute cette violence ne prendrait jamais de fin. La terreur l'envahissait à nouveau. Ce n'était pas tant la situation qui l'angoissait que l'immobilisme de Kenshirô.
« - Tu ne vas donc rien faire à part attendre ? » s'exclama-t-il, non sans une certaine stupeur. Xuě Fēng lui aurait déjà promis de le protéger et aurait cherché un moyen de le faire sortir d'ici, sain et sauf.
« - Même si c'est eux, ils ne pourront pas entrer. Non, ils ne pourront pas. La maison est bien gardée par des hommes entraînés. Ils seront obligés de battre en retraite. Il suffit d'attendre, » répondit son père comme s'il avait appris ces quelques mots par cœur. Il se tourna légèrement vers Tomoki. « Tu n'as peut-être pas tort, je n'ai pas toujours été un bon père. Mais j'étais vraiment inquiet, suite à ta disparition. »
La porte s'ouvrit soudainement et Tomoki sentit son cœur faire un bond dans sa poitrine. La joie le submergea sur le champ.
Xuě Fēng était vivant. Il était ici ! Il n'était pas… Blessé… ?
Le garçon avait voulu se jeter dans les bras de son amant mais ce détail le stoppa net dans son élan. Il ne comprenait pas. Quelques heures à peine avaient passé. Il ne pouvait avoir guéri ainsi de ses blessures ! Et pourquoi était-il armé ?
« - Vous êtes donc venu vous-même jusqu'ici ? » s'écria Kenshirô en reculant. « Comment avez-vous trouvé cet endroit, Feilong ! »
Une détonation éclata.
Le sang aspergea le visage et les vêtements de Tomoki.