Yoh s'approche doucement de moi. Il croit sans doute que je dors. Je le vois s'approcher lentement, aussi silencieux qu'une ombre. Il ne vois pas que j'ai les yeux ouverts ? Comment pourrais-je jamais dormir de nouveau après ce que j'ai fait ? Car il ne fait plus aucun doute pour moi que je suis bien l'auteur de cette horreur. Je ne suis pas directement responsable…non, c'est l'autre dans ma tête qui est coupable…pas moi.
-Pas moi !
Je me suis relevé en sursaut, et Yoh s'écarte brutalement, une main devant lui comme pour se protéger de moi.
-Tu m'as fait peur, dit-il en se plaquant une main sur le cœur. On aurait dit un zombi qui se relève après des années de son lit de mort !
Je me frotte les tempes avec insistance, pour chasser les idées noires qui me sont venues pendant mon sommeil. Mon sommeil ?
-J'ai dormi ?
-Oui, acquiesce Yoh. Pendant deux jours. Non-stop. On t'a trouvé endormi vers ce pauvre Choji. On a eu peur que tu n'y sois passé toi aussi. Mais elle t'a veillé…
Il pointa du doigt vers la porte. Tsukiyo se tient dans l'encadrement.
-Elle a vu que tu commençais à t'agiter. C'était le signe de ton réveil. Aussi, elle est venu me chercher.
-Yoh…Pourrais-tu…nous laisser ? S'il te plaît…
Le jeune garçon haussa un sourcil.
-Vous laisser ?
Puis il se fend d'un large sourire.
-Oh…Bien sûr. Mais ce n'est pas raisonnable après…Bof, après tout…
Et il sortit en me faisant un clin d'œil. J'invite Tsuki à me rejoindre.
-Il est un peu idiot, tu ne trouve pas ? me demande-t-elle en s'asseyant.
Je souris de bon cœur. Mes pensées noires se sont envolées quand je l'ai su près de moi. Quelle étrange sensation…
-Tsuki, je…Merci.
La jeune fille hausse les épaules.
-Pas de quoi. Il fallait quelqu'un pour te veiller et…
-Je ne parle de ça, la coupais-je aussitôt. Enfin si. Merci pour ça aussi, mais surtout…
La petite brune se relève, les bras le long des hanches, les poings serrés.
-Tu…Tu t'en rappelle ?
Je hausse un sourcil interrogateur, tandis qu'elle s'approche plus près de moi.
-De quoi tu parles ? me demande-t-elle.
-Tu m'as aidé quand j'étais…au-dessus…enfin je ne sais pas trop comment dire.
Elle acquiesce de la tête.
-Tu es le premier à t'en souvenir.
-Ca t'es déjà arrivé ?
-Plusieurs fois. Quand quelqu'un s'endort, s'il est malade ou que quelque chose ne va pas, il peut arriver qu'il quitte temporairement son corps. Et parfois, qu'il ne parvienne pas à y retourner.
-Et tu les aide à le faire ?
De nouveau elle acquiesce.
-Tu trouve ça bizarre ? Je veux dire…tu me crois ? Tu me crois quand je te dis que je vois des fantômes, des âmes en errance ?
Je prends ses mains dans les miennes. Elles tremblent. Elle a peur. Peur d'être rejetée. Peur d'être différente.
-Tu me dis que c'est vrai. Pourquoi je ne te croirais pas ? Ce n'est pas comme si pouvais arrêter le temps…Et quand bien même, je crois que je pourrais y croire aussi, vu ce qui vient de m'arriver.
Je plonge mes yeux dans les siens. Leur pupille marron est entourée d'un liserai d'or, reflet magique de la flamme de la bougie qui tient lieu de source lumineuse dans la pièce sombre. Tsukiyo retire ses mains des miennes et se relève pour quitter la pièce. Elle se dirige vers la porte, et s'apprête à sortir, mais s'arrête sur le pas, une main sur le montant de bois.
-Merci…Merci de me croire. J'avais besoin de ça…Je crois.
Et elle sort. Je me laisse retomber sur le futon, les yeux lourds.
Je ne dois pas dormir…pas…encore
Mais mes yeux ne sont pas d'accord avec moi et se ferment malgré tous mes efforts pour les maintenir ouverts. Je redoute de m'endormir. Pourquoi ?
-Te revoilà, Hao…
Je voudrais secouer la tête, mais cela m'est impossible. Je rêve. Simplement un rêve.
-A peine plus que cela en effet. Un rêve. Un simple rêve. Je ne peux pas reprendre le contrôle si facilement, mais tu ne peux pas non plus te débarrasser de moi comme ça.
-Que me veux-tu encore ? Ne crois-tu pas avoir fait assez de mal comme ça ?
Tiens, je peux reparler…Ca ne m'arrange pas. Son pouvoir se renforce.
-Moi ? Fait du mal ? Mais je n'ai rien fait. Rien du tout. C'est toi…Tu ne l'as pas vu ? dit la voix avec un ton d'innocence et une pointe d'ironie.
Je secoue la tête. Alors que je ne le pouvais pas quelques secondes plutôt, me voilà de nouveau tout entier dans un monde qui n'est pas le mien. Mon corps, en dessous de moi, dort tranquillement. Tant mieux.
-Je ne peux pas prendre le contrôle de ton corps. Pas encore du moins.
-Comment ça ?
-Pour que je puisse le contrôler, tu dois te trouver dans la seconde phase de sommeil, le sommeil lourd et complet, le sommeil réparateur. Tu n'es que dans la phase superficielle…Mais ça ne va plus tarder. Tu es si fatigué…
Je veux me débattre, me réveiller. Lutter contre ce monstre qui dit être moi.
-Pourquoi fais-tu ça ?
-Encore cette question…N'y ais-je pas déjà répondu dans notre dernier tête-à-tête ? Je suis toi, tu es moi. Non. Réflexion faite, tu n'es pas moi. Je ne suis pas un lâche. Tu es une partie de moi, et moi une autre. C'est assez abstrait. Mais je veux que nous redevenions comme avant…
-Avant quoi ?
La voix se tait.
-J'en ai trop dit…Quel gaffeur je fais.
Je comprends de moins en moins où il veut en venir.
-Avant quoi ? Répond moi !
-Te voilà devenu un peu plus hargneux…
Je me sens soudain glisser. Lentement, très lentement, mon âme devient…Lourde.
-On y est. Nous voilà arrivé au moment où je peux te contrôler. Je n'ai pas pu le faire ces derniers jours, je me suis beaucoup ennuyé. Mais ce soir…C'est mon soir !
Je pense que si mon interlocuteur avait eu un visage, je l'aurais vu sourire. Un sourire cruel, un rictus de carnassier.
-Amusons-nous…Tu ne crois pas ?
Vais-je de nouveau perdre connaissance ?
-Non. Tu vas rester avec moi. Et ne prends pas ce regard stupéfait. Bien sûr que je peux lire dans tes pensés. Je suis toi, je te l'ai déjà dit. Rien de ce qui se passe en toi ne m'échappe.
-Je déteste parler dans le vide. Montre-toi.
Un rire cristallin fuse dans ma tête, et un chat apparaît. Un drôle de chat, qui se tient sur ses pattes arrières et fume la pipe.
-Me voilà…Enfin si on veut. Je ne peux pas prendre ton apparence, puisque tu l'as déjà. C'est embêtant d'être limité à cela. Même si Matamune a peut-être été mon seul ami…
-Tu es…un chat ?
Le nekomata prend une mine déconfite.
-Tant de bêtise dans ma pauvre tête…Préfères-tu cette forme ?
Le chat se brouille et à a place se mette à se succéder des formes humaines. Une jeune fille aux cheveux bleus qui fume. Un petit africain. Un grand prêtre. Un instrument de torture. Yoh. Anna. Horo. Ren. Et enfin Silva.
-Qui sont tous ces gens ?
-Des souvenirs. Tu les retrouveras. Bientôt j'espère. Ils seront la clé. Je pense que ce sera le seul moyen de te libérer…Mais le moment n'es pas venu. Laisse moi jouer à présent.
Je sens une force immense qui me repousse dans un coin sombre, dans ma tête, et de nouveau je vois à travers mes yeux, en décalé. La flamme de la bougie danse devant mes yeux. Je quitte la pièce, un sourire sur les lèvres. Je suis un chasseur, et ma proie est devant moi…Une jeune fille avance lentement dans le couloir. Je regarde par la fenêtre. Tout va bien. Il fait nuit. Personne ne va entendre ce qui va se passer…Ma proie avance, de manière décidée, vers une porte qui se trouve tout au fond. Je sais que je connais cette porte, mais je ne me rappelle pas pourquoi ni ce qu'elle représente.
-Excuse-moi !
La jeune fille s'arrête. Elle se tourne lentement vers moi et penche la tête de côté, me dévisageant longuement. Ses cheveux bruns, longs lui retombent sur les épaules d'une jolie façon. On ne dirait pas qu'elle vient de quitter son lit.
-Hao ? Qu'est-ce que je peux faire pour toi ?
Son regarde. Je croise ses yeux, et un mal de tête me prend.
-Tsukiyo ! Non !
La force qui me force à rester spectateur me repousse violemment.
-Hao ? Tu vas bien ?
Je souris de toutes mes dents.
-Oui, oui. Tout va bien. Comment vas-tu Tsukiyo ?
La jeune fille me dévisage.
-Tu es sûr que tout va bien ?
Je hausse les épaules et acquiesce de la tête.
-Oui pourquoi ?
-Parce que te voir dans le couloir à trois heures du matin pour me demander comment je vais me paraît plutôt étrange…
Je lutte pour me libérer. Je ne veux pas qu'il la touche. Pas elle ! Pas encore !
-Encore ?
La voix retentit avec force. Comme si elle résonnait dans mon crâne, mon vrai crâne. Je récupère et me retrouve dans une pièce noire. Entièrement. Excepté les deux fentes, au loin. Mes yeux.
-Tu te souviens de ça ?
Je me plaque les mains sur les oreilles. De quoi veut-il encore parler ? Pourquoi cette colère ?
La voix diminue en intensité, et j'entends de nouveau normalement.
-Tu ne te souviens pas. Mais ton corps rejette ce que je vais faire…
Yoh réapparaît en face de moi. Il me sourit.
-Tant mieux. Ca n'aura que plus d'impact sur toi…Bonne nouvelle, non ?
Il éclate de rire et me cloue au sol. Je me débats, mais rien n'y fait.
-Reste tranquille.
Mon regard se stabilise et je me retrouve de nouveau spectateur. Incapable de rien empêcher.
-Tout va bien je t'assure.
Je tends le bras vers elle, et elle recule. Elle a l'air de sentir que quelque chose ne va pas.
Sauve toi…Je t'en prie, sauve-toi !
La jeune fille repousse ma main.
-Tu n'es pas toi-même. Retourne te coucher, que je puisse en faire de même.
Je laisse tomber mon bras. De rancœur, mon autre « moi » serre le poing. Je sens qu'il va frapper.
-Non !
Je viens de crier de toutes mes forces. La colère me broie le cœur, et mes veines propulsent mon sang à toute allure. Rien ne me retient plus. Je reprends les commandes. Je me mets à courir, laissant Tsukiyo derrière moi, abasourdie, ne comprenant rien à mon attitude. Je dois partir, mettre le plus d'espace entre elle et moi. Partir. Loin. Pour ne plus la menacer. Je cours à perdre haleine, et bouscule Horo qui sort des toilettes.
-Hao ? Qu'est ce que tu fais là ?
Lui non plu, je ne veux pas le blesser ! Je dois partir. Encore ! Mes jambes se remettent à courir, tandis que la voix résonne dans mon crâne.
-Arrête ! Ce soir est mon soir ! Tu n'as pas le droit !
Je refuse de l'écouter et cours encore et encore, tant que mes jambes peuvent me porter. Je ne veux blesser personne. Je dois sortir de la pension. Vite. Avant qu'Il ne reprenne le contrôle. Soudain, je perds toutes mes forces. Je ne parviens plus à lever le pied, comme s'il s'était soudé au sol. Je sens une main sur mon épaule, et je suis rejeté en arrière.
-Ca suffit !
Je suis de nouveau spectateur. La colère vibre dans la voix de mon autre « moi ».
-Laisse-moi tranquille, je lui ordonne.
Il rit. De bon cœur.
-Je suis toi ! J'ai droit de te diriger ! C'est tout !
Un garçon passe devant moi. Un petit garçon blond que je n'ai jamais vu. Je sens l'envie de tuer en moi. Je sens le goût du sang dans ma bouche, tandis que je m'approche de lui. Il est ma victime. Je suis son prédateur. Il ne peut en réchapper.
-Bonsoir, dis-je d'une voix cruelle.
J'attrape un chandelier et l'abat violemment sur lui. Il meurt sur le coup, mais j'ai le temps de voir ses yeux s'écarquillé de terreur quand il comprend ce qui lui arrive. Il ne veut pas mourir. Mais je ne lui en laisse pas le choix. Je suis un monstre...Je sens les larmes couler le long de mes joues. Mon double se met à courir, ivre de joie. Je le hais. Je le déteste. Je veux qu'il me libère. Tout de suite. Nous courons longtemps, en sens inverse. Je repasse devant Horo, alors qu'il s'apprête à entrer dans sa chambre. Il ne m'intéresse plus. Mon autre « moi » a eu sa dose pour la soirée. Je regagne lentement ma chambre à présent. Pas besoin d'ameuter les autres, ni d'attirer les soupçons sur moi. Je ne suis que Hao qui retourne dans sa chambre après être allé aux toilettes. Je repasse devant Tsukiyo. Elle n'a pas bougé depuis tout à l'heure. Elle a croisé les bras sur sa poitrine et semble attendre mon retour. Je ralentis en approchant d'elle, et la tension dans mes muscles se relâche. Peu à peu, je reprends le contrôle. Je ne sais pas pourquoi, mais mon double recule, me laisse le champs libre.
-Hao ? Qu'est ce qui t'arrive ?
-Je…Je…
Il balbutie. Il ne parvient plus à parler. Est-ce elle qui a cet effet sur lui ? Soudain, je me sens libre de parler. Je dirige.
-Tsukiyo…
Elle me regarde droit dans les yeux, et je vois la peur dans son regard.
-Aide-moi !
Et je repars en courant pour m'enfermer dans ma chambre. La flamme de la bougie brûle toujours. Doucement, je m'en approche, et l'éteint en passant ma main devant. J'ouvre les doigts, et une flammèche brûle dans ma paume. La voix revient.
-Nos pouvoirs reviennent peu à peu on dirait…En même temps que ta mémoire…Peut-être que je devrais…Tout te dire…
Une ombre sort d'un recoin de la chambre. Elle porte un habit que j'ai déjà vu…un habit de prêtre.
-Je ne crois pas non. Ce serait trop dangereux…
Une main s'abat sur mon cou, et je tombe évanoui. On me porte jusque dans mon lit et on remonte les draps sous mon menton.
-Dormez bien, seigneur Hao…
Rakist sort sans bruit de la chambre, et referme la porte derrière lui.
J'ouvre les yeux. Lentement d'abord. Une lumière dure, crue, blanche, me blesse les yeux. Je voudrais replonger dans le sommeil bienveillant qui m'a accueillit. Un repos mérité. Mérité ? Je ne sais pas si on peut vraiment dire ça. Un repos qui m'a calmé, qui m'a accueillit sans se soucier de ce que j'aurais pu faire, de ce que j'ai fait. Je referme les yeux. Encore quelques instants. Rien qu'un moment. Je veux retourner là-bas. Dans ce monde de ténèbres, où rien ni personne ne peut venir me déranger. Un monde où tout le monde est égal, un endroit où rien ne permet de dire qui est bon ou qui ne l'est pas. Un monde…où il fait bon vivre. Je veux rejeter cette vie. Je ne veux pas voir le regard des autres sur moi. Je ne suis pas comme eux. Je ne sais pas pourquoi, mais je le sais. Je le sens. Quelque chose n'a pas marché. On a voulu me conditionner pour que je puisse vivre ici…avec les autres. Mais quelque chose n'a pas marché comme le voulait le doc et Oyamada…Quelque chose…a échoué. Et je suis devenu ce que je suis…Je ne suis pas de ce monde…
Alors je n'ai plus qu'à en sortir.
