La chasse fut fructueuse : au prix d'un combat acharné, Eztli avait assommé et dépouillé trois Bicornes de leurs précieuses cornes et en avait tué deux autres. La caverne était un repaire où les Bicornes faisaient leur nid et élevaient les petits : elle avait laissé vivre les jeunes au détriment des adultes, et n'avait pas touché aux tout-petits. Bien que braconnière, elle avait ses principes.
Ils décidèrent que cela allait suffire pour ce jour et s'en allèrent rejoindre un village sorcier portuaire pour négocier la vente : c'était là le domaine de Nikita.
Tout d'abord, il fallait s'assurer que leur acheteur serait un Européen, et pas un intermédiaire étranger qui aurait voulu faire du profit en revendant par la suite la marchandise à un prix plus élevé. Ça, c'était une tâche facile : en deux, trois questions, le maitre Legilimens pouvait déterminer l'origine de son interlocuteur en se basant sur son accent, les expressions qu'il utilisait, sa gestuelle… il n'avait même pas besoin d'user de magie !
Au bout d'un moment passé à arpenter la ruelle marchande, il finit enfin par tomber sur un vendeur portugais : la différence avec l'accent brésilien avait beau être minime, tout dans son attitude indiquait qu'il était étranger et venu récemment par bateau. C'était un jeune homme d'une trentaine d'années, probablement le fils d'un commerçant étant donné l'impression d'habitude qu'il dégageait en plein milieu d'une foule de marchands qui criaient pour vendre leurs produits. Nikita fit semblant de s'intéresser à ses articles – des ingrédients pour potions – puis, s'étant assuré qu'aucun membre de la Brigade Anti-Braconnage n'était dans les parages, fit signe au Portugais d'entrer dans sa tente de fortune.
Le riche ameublement à l'intérieur de la tente indiqua au « négociateur » qu'il avait frappé à la bonne porte : son interlocuteur était un honnête homme, mais gagnait bien sa vie et aimait son petit confort. Il lui suffirait de se montrer juste un peu persuasif pour lui faire accepter une marchandise d'origine louche…
Au terme d'une longue discussion, Nikita ressortit de la tente sans avoir rien vendu. Il alla se promener environ une heure ou deux dans le reste du village, abordant quelques autres commerçants, sachant pertinemment que son « poisson » le surveillait de loin, vert de frustration. Faire monter la tension à son paroxysme, puis faire signer n'importe quel contrat : voilà le secret dont usait Nikita Lebedev.
Au final, les cornes de Bicornes furent vendues à l'équivalent de mille cinq cents Gallions pièce – au lieu des six cents proposés originellement par l'honnête marchand. C'était une excellente affaire ! Nikita avait persuadé son acheteur des bénéfices qu'il allait tirer de ce gain une fois en Europe, où la pénurie de cornes de Bicornes faisait des ravages. Il lui avait tellement vendu du rêve que le malheureux Portugais avait complètement oublié ses réticences liées à l'origine visiblement illégale de sa marchandise. Il avait donné quasiment toute sa fortune et s'était même un peu endetté, dans l'espoir fou de récupérer au décuple ses pertes une fois en Europe – sans se dire un seul instant qu'aucun apothicaire ne lui achèterait des cornes à plus de deux mille Gallions pièce, pénurie ou non.
Satisfait, l'argent en poche, le rouquin s'en alla rejoindre sa charmante comparse qui l'attendait à l'orée du village, souriante, prête à les faire transplaner chez elle.
Ils allèrent se coucher tard cette nuit-là, trop occupés à fêter l'acquisition d'un tel paquet d'argent. Avant de le connaitre, Eztli peinait à revendre les fruits de ses braconnages – elle devait constamment se montrer prudente pour éviter de se faire prendre et ne pouvait par conséquent refourguer sa marchandise qu'à des commerçants du marché noir, qui payaient beaucoup moins, conscients que leurs fournisseurs n'avaient pas vraiment le luxe de choisir en contactant la concurrence. Depuis qu'ils travaillaient ensemble, cependant, ses gains avaient presque été multipliés par vingt – malgré la présence d'un associé qui prenait la moitié des bénéfices : Nikita parvenait sans peine à négocier avec des vendeurs honnêtes, leur faisant croire que leur activité n'avait rien d'illégal (malgré tous les indices allant dans le sens contraire) et les escroquant avec une facilité déconcertante grâce à quelques trucages, illusions ou manipulations. Eztli allait parfois jusqu'à se demander s'il avait réellement travaillé dans la recherche, et pas plutôt dans l'arnaque de haut vol.
Ils finirent tous deux par s'endormir aux alentours de trois heures du matin.
« Alors ! Te revoilà, enfoiré ! »
Nikita ouvrit les yeux sur un monde enveloppé de ténèbres… mais avec, au loin, des contours flous qui se dessinaient dans le néant.
« J'ai passé tout le reste de la nuit et toute la matinée à me concentrer pour essayer de te recontacter… on dirait que j'ai enfin réussi ! »
Les contours apparurent avec plus de clarté : c'était un champ de blé qui s'étendait à perte de vue, la nuit. Des reflets sur le sol lui indiquèrent la présence de larges flaques d'eau – ou d'un marais. L'atmosphère était fraiche, presque glaciale. Il frissonna.
Un vent venu du nord parcourut le champ, pliant les plantes sur son passage, faisant bruire les épis. Une nouvelle silhouette se détacha de l'ombre – une silhouette humaine, bien connue. Un visage qu'il voyait dans un miroir depuis un peu plus de trois mois : George Weasley, s'avançant vers lui d'un pas affreusement lent et régulier.
C'était lui qui venait de parler.
« C'est la nuit là où tu es, j'imagine ?
« Oui… George… ?
« Je ne suis pas un expert comme toi, mais j'imagine que tu dois être bien épuisé pour que je réussisse à m'introduire dans ton esprit ! Toutes ces semaines durant, c'était comme si on était parfaitement séparés l'un de l'autre, comme si on n'avait jamais été liés d'une quelconque manière… j'imagine qu'aujourd'hui n'est qu'un jour de faiblesse où tes barrières d'Occlumancie sont tombées ! »
Nikita battit des paupières, complètement perdu. George avait l'air sûr de lui, confiant : par son maintien, par sa posture, face à lui, le dépassant de quelques centimètres, il le dominait complètement. Qu'est-ce que c'était que cette histoire de barrières ?
« Je n'aurais jamais cru faire de la Legilimancie, à vrai dire ! s'extasia le rouquin en balayant le champ du regard. Mais le fait est que tu dors, tu as baissé ta garde, et on est maintenant tous les deux dans mon esprit ! Ça te plait ? »
Il désigna le champ de blé d'un grand geste théâtral. Nikita jeta un coup d'œil à droite et à gauche et acquiesça nerveusement.
« C'est chez moi, expliqua George. C'est le champ à quelques kilomètres de ma maison – du Terrier. J'en rêve souvent, ces temps-ci… ma famille me manque. »
Il s'approcha d'un pas du Russe, qui ne bougea pas. Il le dévisagea d'un regard plein de dégoût, de rancœur et de colère.
« C'est à cause de toi ! explosa-t-il. Tout ça, c'est entièrement ta faute ! Je suis un parfait étranger à leurs yeux, ils ne me rendent visite que par pitié envers toi ! Ils ont de la compassion pour un homme qui meurt seul, tout comme ils éprouveraient de la compassion pour un chat de gouttière écrasé par une voiture ! »
Une larme coula sur sa joue.
« Je mourrai sans même qu'ils ne sachent qui j'étais… qu'ils perdent un membre de leur famille… tout ça pour sauver la vie d'un imposteur…
« Ma vie vaut moins que la tienne selon toi ? » siffla Nikita d'un ton venimeux.
George ouvrit la bouche sans répondre, momentanément figé sur place par la contre-attaque inattendue du Russe. Il avait eu l'avantage jusque là – il venait de le perdre subitement.
« Je suis peut-être qu'un enfoiré de mage noir, j'estime pourtant que mon existence a autant de valeur que la tienne, continua Nikita sur sa lancée. Et lorsque la seule alternative face à nos morts respectives certaines était l'échange et la condamnation d'un seul d'entre nous, je n'ai pas hésité et j'ai fait le choix le moins pire – celui qui permettait de sauvegarder une vie, en l'occurrence la mienne. Si la situation avait été inversée, ma décision aurait été la même. Peu importe le coût émotionnel que ça peut avoir sur chacun d'entre nous…
« Le « coût émotionnel » ? s'offusqua George. Le « coût émotionnel » ?! Tu es sérieux ?! Tu ne vois ça que comme une balance froide où s'équilibrent les coûts et les bénéfices ?
« C'est une modélisation judicieuse de la réalité…
« Une modélisation ! ricana le rouquin. Une modélisation ! J'aurai tout entendu ! Quelle espèce d'enfoiré faut être pour envisager le monde sous la forme d'une sorte de… d'un commerce géant où les vies et les émotions sont converties en monnaie d'échanges ?! Quelle espèce de cinglé… tu ne te rends vraiment pas compte de ce que tu as fait ? Tu as ruiné ma vie ! Peu importent les bonnes raisons qui t'ont poussé à le faire, tu m'as enfoncé dans le désespoir et coupé à jamais du reste de ma famille en me laissant mourir auprès d'eux dans le corps d'un étranger ! C'est le pire supplice qu'on puisse infliger à quelqu'un, même Voldemort l'aurait pas fait ! »
Le champ de blé autour d'eux s'était mis à onduler, comme si l'esprit qui le produisait perdait sa concentration. Il semblait à deux doigts de se morceler ; Nikita prêta attention à ce détail, ce qui lui permit de jauger l'état de détresse émotionnelle de son interlocuteur – un état très fragile.
Les yeux du rouquin s'étaient entretemps embués de larmes. Sa voix était à présent tremblante.
« À chaque fois que je vois Ginny… ou Ron… ou… ou mes parents… c'est comme si mon cœur se brisait un peu plus, comme si tout en moi se révoltait… je brûle d'envie de tout leur avouer, de leur dire qui je suis réellement…
« Non, surtout pas ! s'écria Nikita en le saisissant par le bras. Tu entends ? Surtout pas ! »
Surpris par sa réaction si brusque, George perdit ses mots pendant un instant. Le Russe, s'apercevant qu'il s'était laissé emporter, se détendit un peu et lâcha le bras du roux.
« Ils ne te croiraient pas de toutes façons, dit-il d'une voix plus calme. Et puis… et puis… ils essayeraient coûte que coûte de me retrouver… je n'en ai pas franchement envie…
« Ah ouais, t'en as pas envie ? Tiens donc ! »
Le champ de blé se morcela à ce moment précis. Au lieu de se retrouver dans un néant obscur, ils furent tous deux projetés dans un fouillis chaotique de lumière et de sons, avant d'atterrir…
… dans un bar sorcier brésilien au bord de l'Amazone. C'était un endroit que Nikita connaissait bien : sur une sorte de terrasse en bois surélevée au-dessus de la rive s'alignaient des tables rondes et des chaises en bois également, surplombées d'un haut comptoir derrière lequel poussait un arbre à la forme étrange. Sur chaque branche basse de cet arbre, des bouteilles de différents types d'alcool étaient posées. Des lianes encadraient la terrasse de toutes parts, ainsi que de puissants sorts anti-Moldus et anti-moustiques.
C'était le bar dans lequel il avait fait la rencontre d'Eztli Alma De Fonalossa.
George regarda tout autour de lui, impressionné, avant de se retourner vers Nikita et de prendre place sur l'une des chaises. Le Russe l'imita. Ils furent à nouveau face à face, dans un bar vide.
« Joli, commenta le rouquin. C'est donc là que tu… ?
« C'est là que je viens prendre un verre, de temps à autre », expliqua Nikita, un peu gêné sans savoir exactement pourquoi.
George le regarda droit dans les yeux pendant un long moment, impassible ; puis, il haussa les sourcils et se cala un peu plus au fond de sa chaise en ramenant ses bras croisés sur sa poitrine.
« Oooh, je vois ! Tu t'es trouvé une fille ! Et c'est sans doute là que tu l'as invitée… joli décor ! »
Nikita pinça les lèvres mais se tut. George émit un grand rire, sincèrement amusé par sa déduction.
« Eh bien ! Qui l'aurait cru ? Nikita Lebedev s'est trouvé une copine !
« Elle… elle est très gentille avec moi, rougit Nikita, nullement à l'aise avec la tournure qu'avait prise la conversation. On se plait beaucoup l'un à l'autre… »
Après des années de solitude volontaire, il n'était pas du tout mature en tout ce qui concernait les relations amoureuses et en avait bien conscience – à sa plus grande honte. Savoir ce que ça faisait en observant et analysant les gens et le vivre soi-même – c'étaient deux choses qui n'avaient rien à voir ! Heureusement, il était tombé sur une femme qui n'était pas dérangée par son inexpérience, qui avait même su le guider, l'aider à gérer son monde intérieur…
« Je comprends mieux pourquoi tu n'es pas revenu, parla George d'un ton plus conciliant. T'as beau être un sacré enfoiré… tu restes un homme, après tout ! »
Nikita eut une brève moue gênée et se balança de gauche à droite sur son siège. C'était la première fois qu'il ne trouvait rien à dire à son interlocuteur – lui qui passait habituellement son temps à bavasser sans but précis !
George se pencha vers lui par-dessus la table et le força à le regarder droit dans les yeux. Son regard était déterminé, dur, intransigeant : rien à voir avec l'abîme de désespoir que Nikita y avait vu trois mois plus tôt !
« Tu as refait ta vie à l'étranger, dit-il. J'en suis heureux pour toi. Mais tu as fait ça au détriment de MA vie, et surtout, en trompant toute ma famille ! Je les aime, Nikita, tu comprends ? Ces trois derniers mois m'ont permis de m'en rendre compte, de me faire réaliser l'importance de ma vie, les opportunités que je gâcherais si je mourais maintenant ! Ils ont besoin de moi… je ne peux pas leur faire ça, pas à eux, pas après tout ce qu'ils ont fait pour moi ! »
Ses yeux brûlaient d'une ferveur et d'une insistance qui surprit le Russe. Non, décidément, la profonde dépression de George Weasley s'était envolée comme une hirondelle à l'automne !
« C'est étrange, murmura-t-il en examinant attentivement les traits du rouquin. On dirait que l'échange t'a guéri…
« Quoi ?
« Ton esprit… ton esprit a l'air plus clair, plus lumineux qu'auparavant… ça t'a changé, en mieux. Je ne pensais pas que tu pourrais guérir, en si peu de temps…
« De quoi est-ce que tu parles ?
« De ta dépression. George, quel que puisse être ton opinion sur moi ou sur ce que j'ai fait, tu es forcé d'admettre que j'ai eu un impact positif sur toi : tu n'as plus envie de mourir, ton esprit est redevenu sain. Ce n'est peut-être qu'un effet secondaire…
« Bien sûr que mon esprit est sain ! s'énerva George. Qu'est-ce que tu insinues ? Que j'étais cinglé ?
« Oui. »
L'Anglais demeura interloqué quelques secondes. Puis, soudain, il se mit à rire, d'un grand rire bruyant et sincère. Nikita l'observa sans comprendre.
« C'est… ha ha ! Pardon, c'est juste que… c'est toi, le cinglé, depuis le début, Nikita ! Tu ne t'en aperçois donc pas ? T'es un putain de psychopathe manipulateur, t'as réussi à tromper tout le monde avec ton faux-air tout gentil, tout mignon, tout innocent ! Et tu continues à t'enfoncer dans ta folie en essayant de me persuader que tu as agi de manière juste, quasiment que c'est moi le responsable de toute cette situation ! Tu as complètement perdu la raison… »
Son regard luisait d'un mélange de haine et de pitié, ce qui eut le don d'irriter le Russe.
« Sors de ma tête, maintenant, parla-t-il froidement. Je ne sais pas comment tu as fait, à cette distance… mais laisse-moi tranquille !
« Te laisser dormir paisiblement, mais bien sûr ! le nargua George. Et puis quoi encore ? Je suis sur mon lit de mort – tu m'y as allongé – et tu voudrais en plus que je crève en silence, sans remuer les derniers relents d'humanité accrochés à ton âme ? Ha !
« Heureusement, tu mourras bientôt, fit Nikita dans un souffle. Ce lien sera définitivement rompu… »
La bouche de George se déforma de colère et il sembla sur le point de lui sauter dessus pour lui fracasser le crâne. Mais, à ce moment précis, sa concentration faiblit ; déployant un énorme effort mental, Nikita activa toutes ses barrières d'Occlumancie d'un coup, créant un gigantesque mur opaque entre lui et le rouquin et faisant disparaitre le bar et la forêt autour d'eux. Puis il se mordit férocement la langue…
… et se réveilla en sursaut, l'odeur âcre du sang dans la bouche.
