( Ecrit pour le concours « La Lettre » sur Paroles d'yeux (parolesdyeux . conceptbb . com )
A vous, qui vous êtes servi de moi,
Au fil des mots, de l'encre noire sur le papier d'albâtre, vous m'avez trompé, manipulé, passé de mains en mains sans même me toucher… Devrais-je vous nommer Maître ? Ce mot me semble si étrange dés qu'il est attribué à un autre.
Mon créateur lui-même, qui se titrait pompeusement « Seigneur de Son Bien », ne valait guère mieux dans mes sombres desseins que n'importe quel mortel : un instrument, et le bras que jamais je n'ai eu. Longtemps il a été mes yeux et le fruit de mes ambitions ; puis il a faibli.
« A quoi ressemble l'herbe au Nord ? » m'étais-je dit alors. Et j'ai glissé, sombré au creux d'esprits cupides, fragiles, stupides… A peine les j'eusse touché que déjà ils étaient morts : zombis à mes ordres, ils tombaient tels des mouches sous mes assauts suicidaires.
Aucun n'avait l'étoffe d'un Seigneur Noir.
Mes années solitaires, l'humidité de cette grotte, de cette rivière… ces épreuves achevèrent ma soif d'aventure, et il me tardait de retrouver la douce fournaise de ma terre natale.
Vous avez pris votre temps, n'est-ce pas ? Vous vous êtes plu à me torturer dans cette lancinante solitude qui était la mienne ; et moi, froid comme la mort, je ne pouvais ni me mouvoir ni hurler mon désespoir. Moi, l'ardent, je demeurais inerte.
Mais un serpent reste un serpent : quand un imprudent trébuche sur son rocher, il mord. Plus coriaces que les autres, ils résistèrent longtemps au poison.
Il aurait pu être une bonne alternative au Seigneur de Ses Lieux, si l'un de mes zombis n'avait fait l'imbécile. Malédiction qui m'aura été fatale, diront certains, mais il se trouve que ce contretemps m'a permis de découvrir une autre réalité au-delà de la mort : la vôtre, Seigneur Plumard.
Alors j'ai vu, j'ai compris : nous n'étions que pantins désarticulés sous votre plume incisive, et de vaillants petits soldats guerroyant à leur insu pour votre course au prestige.
En avez-vous recueilli suffisamment, ô Glorieux Barde de nos Légendes ?
Je ne jouerai point le jeu de tous ces dithyrambiques lecteurs qui louent votre plume fertile en descriptions précises, car je sais que vous n'avez rien inventé… Mais je ne puis que rester humble face à votre art de se servir de vous – de moi ! – pour asservir des peuples entiers.
J'ai en effet aperçu çà et là moult œuvres d'art à mon effigie, sans oublier mon histoire dérivée en plus de langues que je n'aurais jamais pu rêver dans mon monde d'origine (ce qui n'a pas été sans m'embaumer d'un doux parfum d'orgueil).
Middle Earth ? Sachez que j'ai cessé de m'en languir à l'instant même où j'ai entendu parler de vous… On vous dit six pieds sous terre mais je n'en crois pas un mot : les Dieux sont immortels, d'autant plus quand ils sont aussi omnipotents que votre plume !
Ce n'est qu'une tromperie, un mensonge de plus qui ne me laissera point crédule… Je veux votre main, Maître ; et vous ne seriez pas plus épouse soumise que je ne serais mari tout puissant.
Cette alliance sera sans duperie puisque nous sommes de force égale ; un mariage qui profitera aux deux partis.
A nous deux nous couronnerons votre asservissement littéraire par un esclavage planétaire… Acceptez, je vous en prie, car je vous fais présent de mon corps. Telle est ma dot.
Votre Unique.
Ce parchemin, encerclé d'une étrange chevalière dorée, a été retrouvé sur la tombe du célèbre écrivain J.R.R. Tolkien. Pour rappel, il est l'auteur de l'épopée The Lord of the Rings, récit contant les aventures de Frodon, Porteur de l'Anneau, et de ses compagnons vers le Mordor pour détruire le terrible artefact, et défaire ainsi le Seigneur Sauron et son Empire du Mal.
