Chapitre relu et corrigé par Alena Robynelfe :-)
Chapitre 3 : Décision
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22 Janvier 1202,
Viktor et moi sommes arrêtés au bord d'un lac. Il ne m'a que peu parlé pour le moment, non pas qu'il n'ait rien à me dire, juste qu'il respecte mon silence et mon besoin d'être seule avec mes pensées. J'ai du mal à comprendre pourquoi il se comporte de la sorte avec moi. Je devrais peut-être lui poser directement la question ? Cependant je doute qu'il y répondrait avec précision, les adultes ont tendance à énormément éluder les questions des enfants lorsqu'elles les placent en situation de désavantage…
Tout à l'heure, au moment où j'ai sauté, j'ai entendu mon père m'appeler, j'espère qu'il n'est pas trop inquiet. Je pense que non, Amélia et Markus doivent se douter d'avec qui je suis. J'ai plutôt apprécié cette sensation de liberté que m'a procurée ma chute, en revanche j'ai adoré me cramponner à Viktor et partir au galop les cheveux au vent sous les flocons. C'est cette vie-là que je souhaite, une vie où je me sentirais libre et où rien ni personne ne pourrait m'enfermer.
Lorsqu'il m'a rattrapée il a bougonné vaguement que je n'avais vraiment peur de rien et qu'il ne s'attendait pas à ce que je saute en défiant ainsi une nouvelle fois mon père. Je lui ai juste répondu qu'il s'en remettrait et que je ne lui désobéissais pas vraiment étant donné qu'il m'avait stipulé de ne pas franchir le seuil de ma porte, étant passée par la fenêtre ça ne compte pas vraiment. Il a longuement hésité entre le rire et la colère avant d'opter pour la stupéfaction. Il m'a placée derrière lui et a talonné son cheval.
Au bout du quart d'une heure il s'est arrêté au bord d'un lac, le même que celui dans lequel je suis tombée il y a deux jours. Il est d'abord descendu avant de m'attraper dans ses bras pour me déposer sur le sol. Il s'est alors assis et depuis me laisse dans ma contemplation de la couche de glace aux reflets bleutés qui recouvre l'eau.
Mes pensées se bousculent dans ma tête. Que dois-je faire ? Mon sens moral, mes sentiments et ma logique me disent de refuser de livrer William et de laisser les vampires se débrouiller. Mais j'ai aussi promis au loup-garou que je l'aiderais, si je ne le fais pas, je trahis sa confiance. Je ne veux pas qu'il souffre, mais je ne veux pas que d'autres personnes meurent par sa faute, le bon sens voudrait que la balance penche en la faveur du souhait de William : sacrifier une vie pour en sauver des dizaines, des centaines même. Simplement, j'ignore si je pourrai vivre avec ce poids, j'ai déjà tellement à faire avec d'autres loups… j'ai déjà tellement à faire avec moi, avec mon père qui se noie dans le chagrin et mon frère qui n'en a plus pour très longtemps. Je pense au fait que si mon frère meure, personne d'autre ne pourra rire et partager ses rêves avec moi comme nous le faisions, j'ai peur d'être seule, c'est sûrement pour cela que je veux garder William, par pur égoïsme. J'ai bien mon cousin, nous sommes assez proches mais je ne veux pas le mêler à tous ces conflits d'immortels, je n'en ai pas le droit moral, même s'il connaît l'existence des vampires et des loups-garous je ne peux pas l'impliquer.
Viktor vient de se lever, il se dirige vers moi, je pense qu'il est temps que je pose mon journal, il semble vouloir me parler.
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« _ Tu dois te demander pourquoi je t'ai aidée à sortir. Je veux que tu saches bien, car tu ne sembles pas le comprendre, que je ne te déteste pas et que ce n'est pas de la pitié que je nourris à ton égard. En vérité, je suis intrigué par la fillette surprenante et pleine de ressources que tu es, et je dois avouer que j'éprouve un certain respect pour toi, une certaine admiration devant les obstacles qui se dressent devant toi et que tu réussis à outrepasser. Bien sûr tu n'en restes pas moins une jeune effrontée. Cela te causera sûrement, un jour, du tort, mais je dois avouer que tu es surprenante et peut-être un peu imprudente. Je ne pensais pas que tu te dresserais contre l'avis de ton père et de Markus, je pensais que tu obéirais comme la jeune Demoiselle que tu es censée être, même si cela m'aurait un peu déçu de ta part…
_ Pardonnez-moi seigneur Viktor, mais est-ce seulement pour me dire cela que vous m'avez incitée à sauter d'une fenêtre ? Et je ne suis pas si exceptionnelle que cela, je fais ce qui me paraît juste voilà tout, William m'a sauvée la vie, j'ai une dette envers lui, seulement pour remplir ma part du marché il faut que je vous aide, mais j'hésite, je pense que c'est tout à fait normal.
_ Que t'a-t-il demandé ? » Viktor paraissait vraiment surpris, je n'avais rien dit à personne de la promesse faite au loup-garou. J'ai regardé le vampire, il attendait que je parle, j'ai pris une grande inspiration et lui ai tout dit. Je n'avais confié cela à personne, pas même à Jolâmm pour ne pas lui faire peur. Mais Viktor a, d'une manière qui m'échappe, réussi à gagner ma confiance, ce qui est loin d'être simple. Peut-être est-ce justement car il n'enjolive jamais la situation et me parle de manière directe sans rien m'épargner ? Peut-être est-ce justement car il n'essaye pas de me prendre par les sentiments. En fait pour l'instant Viktor n'est certainement pas la personne la plus agréable avec moi. En revanche il est l'adulte le plus sincère que je connaisse.
Il m'a observée un moment, je voyais bien qu'il était étonné. Il a fini par me dire que je n'aurais jamais dû garder ça pour moi et qu'il pouvait facilement imaginer que cette promesse avait pu me causer bien du souci. Il est venu s'asseoir près de moi et a fixé l'horizon, je l'ai observé un moment avant de me mettre à genoux dans la neige. Il a recommencé à parler en se tournant vers moi avec un air triste.
« _ Si je suis parti tout à l'heure, si j'étais vraiment furieux c'est à cause de ton père Ilona. »
Sur l'instant j'ai juste haussé les épaules, au fur-et-à-mesure des jours, mon père devient un étranger pour moi, il ne voit plus le monde qui l'entoure, il reste seul dans sa chambre, certaines fois à pleurer, et pour moi, il n'y a rien de pire que de voir pleurer l'un de ses parents.
« _ Je pensais qu'il émettrait une objection au fait de t'utiliser pour stopper William, il ne l'a pas fait et cela m'a mis en colère parce que mon propre père n'hésitait pas à se servir de ma sœur et de moi même lorsque nous étions enfants, nous n'étions pas riches, j'ai réussi à monter en grade uniquement par ma persévérance et mon ambition ainsi que mon habilité à la fois guerrière et politique. C'était un bel ivrogne, nous devions tout faire pour lui et nous ramassions les coups à sa place, j'ignore combien de fois nous avons dû nous démener ma sœur et moi pour rapporter suffisamment d'argent chez nous pour que notre père ne soit pas arrêté. Je me disais que ce n'était pas de sa faute, il avait vu de nombreuses choses capables de faire perdre la raison à n'importe quel homme sensé lorsqu'il était parti faire la guerre. Je n'ai que très peu connu ma mère, elle est partie avec un autre homme lorsque j'étais très jeune, elle nous a abandonnés, j'étais le plus âgé, alors comme toi, j'ai tout fait pour que nous puissions survivre. Un jour un garde m'a envoyé voler quelques babioles à un noble de passage, la somme d'argent en échange était conséquente, j'y suis allé et suis rentré chez moi les mains pleines sans encombre. Mon père a vite compris au bout de quelques vols que j'étais malin, il a donc décidé d'offrir mes services aux plus offrants, si je ne le faisais pas, je récoltais des coups et au mieux je n'avais pas à manger pendant quelques jours. Lorsque ma sœur eut l'âge, il la vendit aussi, mais ça c'est une partie trop sombre que je ne peux raconter à la fillette que tu es... »
Je savais très bien de quoi il parlait, la prostitution c'est plutôt courant, lorsque je sors en douce du château je vois toutes ces filles à peine plus âgées que moi, se donner aux gardes en échange de quelques pièces. La misère est partout, ne pas y croire, c'est être bien naïf. L'histoire de Viktor est terrifiante, mais lui a de la chance de s'en être sorti, son cas est plutôt courant et nombreux sont ceux qui meurent faute d'argent.
« _ Un matin elle n'est pas revenue. J'ai appris avec qui elle était et lorsque je l'ai découverte…
_ Elle était morte n'est-ce-pas ?
_ Oui, et j'ai retrouvé l'homme qui en était responsable. Ce qui s'est passé ensuite je ne le regrette qu'à moitié.
_ Vous l'avez tué n'est-ce-pas ? Vous pouvez me le dire, je ne vais pas m'enfuir en courant.
_ Tu le devrais peut-être… A-t-il dit en plantant ses yeux dans les miens.
_ Non, vous me faites confiance, sinon vous ne me raconteriez rien. Je me trompe, ou vous ne l'avez raconté qu'à peu de personnes ?
_ En vérité tu es la première personne à qui je confie mon passé, le fait que tu sois une enfant y est pour beaucoup je pense. Je n'ai jamais été marié Ilona, j'ai eu des aventures mais jamais rien de sérieux et je n'ai pas d'amis, tout au plus des alliés. À qui aurais-tu voulu que je le raconte ? Amélia et Markus se confient l'un à l'autre, moi je n'ai pas cette personne à qui je peux tout dire sans crainte d'être jugé.
_ Moi je peux être 'votre' personne. Je dis beaucoup de choses à mon frère mais jamais je n'ai réussi à lui confier ce que je viens de vous raconter. Et vous m'avez écoutée alors que rien ne vous y obligeait, je ne pourrai jamais vous remercier pour ces quelques instants que vous m'avez offerts.
_ Je ne suis pas sûr que ce soit une excellente idée mais c'est gentil de ta part de me le proposer. Tu n'es qu'une petite fille, je n'ai pas à t'imposer mon monde d'adulte. Ta vie est déjà tellement sombre, je ne souhaite pas te mettre en danger ou risquer qu'il t'arrive du mal.
_ Vous pouvez continuer votre histoire vous savez. Même si vous ne voulez pas que je soit (sois) 'votre' personne vous pouvez tout de même me parler, je serai une tombe. Et puis vous savez, je n'ai pas peur de la nuit et de ses créatures, je fais d'une certaine façon partie d'elles…
_ Comment cela ?
_ Vous savez garder un secret seigneur Viktor ? » Ce que je veux lui révéler me met en danger, seulement quelque chose me dit que je peux lui faire confiance, qu'il m'aidera et ne dira rien. Mais je ne pouvais pas lui dire immédiatement, je devais être sûre qu'il n'aurait pas peur de moi.
« _ Cela dépend du secret. Est-il important ?
_ Oui, très, et il n'y a qu'à vous que je souhaite le dire. Parce que j'ai l'intuition que vous pouvez m'aider. Mais terminez votre histoire, la mienne peut attendre.
_ J'ai tué cet homme. C'était le premier mais, tu t'en doutes, pas le dernier. Je pensais me sentir mieux après, mais je n'ai ressenti qu'un immense vide. J'ignore si tu crois en l'âme, moi je n'y croyais pas et pourtant ce jour-là, je pense bien en avoir laissé un morceau dans cet endroit. La vengeance ne m'a rien apporté, et lorsque j'ai enterré ma sœur, j'ai renoncé à punir celui qui à mes yeux était responsable de cette situation. Je suis simplement parti, j'ai essayé de faire ma vie. Je me suis engagé dans l'armée du pays, j'étais intelligent, audacieux, borné, persévérant et ambitieux. Je suis vite monté en grade, j'avais appris à me débarrasser de mes concurrents. Et un jour je l'ai revu, j'avais une trentaine d'années, pour l'époque c'était considéré comme assez âgé déjà, il était un vieillard qui se traînait de bar en bar, il s'est effondré devant moi, à mes pieds, il m'a demandé pardon… il ne s'est jamais relevé. Je suis parti, à mes yeux il était déjà mort depuis longtemps... » Il s'est un peu arrêté comme pour reprendre son souffle puis a enchaîné : « Je ne veux pas que l'on se serve de toi, je ne veux pas que tu sois impliquée dans des choses qui te dépassent, alors lorsque je les ai entendu débattre j'ai senti cette colère monter en moi, personne ne te demandait ton avis, tu n'avais pas le choix. Moi je n'ai pas eu le choix pendant toute mon enfance et quand j'ai eu ce droit j'ai fait bon nombre de mauvais choix, peut-être les aurais-je évités si j'avais vécu différemment ? Nul ne peut le savoir. C'est pourquoi je veux que ce soit toi qui décides si tu nous aides ou non, je ne veux rien t'imposer, je veux que tu puisses encore te regarder dans un miroir demain, que tu puisses vivre et dormir avec cette décision que tu dois prendre. Le choix que personne ne veut te donner, je te l'accorde. »
Je suis restée silencieuse, j'avais l'impression que Viktor n'était plus si froid, si terrifiant, si cruel et si peu conciliant, à mes yeux à cet instant il était un homme comme les autres et moi j'étais simplement une enfant écoutant son aîné lui raconter son expérience. Il m'a de nouveau observée comme s'il guettait une réaction horrifiée de ma part, mais j'ai juste soutenu son regard, ma main s'est glissée dans la sienne et nous avons regardé le lac gelé.
J'ai finalement lâché sa main pour la poser sur son bras pour capter de nouveau son attention : « Je vais le faire. Mais je dirai où il se cache seulement à vous et je veux venir, je veux m'assurer que c'est bien ce qu'il veut… jusqu'au bout. » Il a hoché la tête en m'avertissant néanmoins qu'il était hors de question que je vienne. Je n'ai pas insisté, j'irai par mes propres moyens ce n'est pas un problème. Il a eu l'air de se douter que je préparais quelque chose mais il n'en a rien dit. Il s'est levé et a repris ma main pour m'emmener jusqu'au cheval, j'étais exténuée alors il m'a fait monter devant lui pour que je puisse dormir le temps du court trajet qu'il nous fallait effectuer pour rentrer. L'aube n'allait pas tarder, je n'avais pas vu le temps passer.
Je me suis réveillée lorsque Markus s'est avancé vers nous en sermonnant Viktor sur l'imprudence de notre petite virée et il m'a fixée d'un air mécontent. Viktor est descendu de cheval en me portant malgré mes protestations, il a fini par me poser sur le sol. Il a murmuré à mon oreille de filer dans ma chambre jusqu'à ce qu'on vienne me chercher. Au moment même où il prononçait ces mots, mon père m'a appelée et je me suis dit qu'il valait mieux obéir, après tout j'avais eu ce que je voulais, quelqu'un m'avait demandé mon avis, j'avais une dette de plus en plus conséquente envers Viktor. C'est pourquoi, sous les yeux ébahis d'Amélia, mon père, Markus et toutes les autres personnes présentes dans la cour, je me suis hissée sur la pointe des pieds et ai déposé un baiser sur la joue de l'aîné, qui était lui-même extrêmement surpris, accompagné d'un « merci ».
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23 Janvier 1202,
Les vampires ont attendu un jour supplémentaire avant de mettre leur plan à exécution, il ne leur manquait plus que la cible exacte de William cette nuit, lieu que j'ai donné à Viktor il y a moins d'une heure. Ils sont tous en train de se préparer, Viktor est repassé il y a quelques minutes pour s'assurer que je ne préparais pas de bêtise particulière, comme si j'allais lui dire ! Apparemment suite à mon innocent baiser sur la joue il s'est fait charrier, lorsqu'il m'a raconté que Markus lui avait fait remarquer que j'étais encore un peu jeune pour lui, j'ai éclaté de rire, il a eu l'air content de me voir sourire. Il m'a demandé de ne rien faire de stupide en son absence en soupirant que je ne l'écouterais sûrement pas de toute façon. Puis il est parti reprenant son masque de froideur.
Leurs chevaux viennent de partir, c'est la pleine lune, ce qui tombe plutôt bien, pour une fois elle me sera très très utile…
