Chapitre 9 : La folie des Hommes
OoooooO
5 Juillet 1207,
S'il y a bien quelque chose que j'ai appris de la vie, c'est que le bonheur ne dure qu'un temps, un temps ridiculement court. Nos actions finissent toujours par nous rattraper et leurs conséquences dépassent parfois leur portée même. Bien entendu je m'attendais à avoir des ennuis en prenant la tête des rebelles, je ne suis pas naïve à ce point. Cependant, malgré ma malheureuse expérience de la chose, je ne pensais pas que les Hommes étaient suffisamment cruels pour s'en prendre à un petit garçon de six ans.
La nouvelle m'est arrivée il y a trois jours, dans une lettre de ma demi-sœur, l'encre avait un peu coulé sur le parchemin et certaines lettres étaient mal-formées, signe qu'elle tremblait en écrivant. Elle devait également avoir très peur que quelqu'un ne découvre ce qu'elle était en train de faire, elle aurait certainement eu de gros ennuis. Pas aussi lourds de conséquences que ceux que je risque d'avoir en faisant ce que j'ai prévu de faire pour régler les choses, mais des ennuis suffisamment importants pour que sa sécurité soit compromise. De nouveaux esclaves avaient été livrés aux vampires, parmi eux un enfant, Zán. Le seigneur Árpád avait osé vendre mon petit frère adoptif et je n'avais rien pu faire pour l'en empêcher. Au début, je me suis dit que je n'en parlerai pas à Viktor, il devait bien avoir d'autres soucis que de veiller constamment sur moi et les personnes qui me sont chères.
Je n'ai pas pu dormir cette nuit là, impossible de fermer l'œil car à chaque fois que mes paupières se fermaient d'horribles images de mon propre frère venaient me hanter. J'avais l'impression de revivre un cauchemar, mon cauchemar. Tout recommence. Certes le contexte est différent, mais je ressens la même impuissance. Je sais ce que je dois faire pour le récupérer, je sais que sa liberté ne lui sera rendue que si je sacrifie la mienne. Après tout la nature des esclaves importe peu pour ce qu'ils en font. Je pense tout de même avoir une chance minime de m'en tirer car je les intéresse. Ils sont intrigués par ma personne et cette curiosité pourrait bien me sauver dans mon entreprise. Je compte bien sur également sur Viktor même si je sais qu'il ne peut s'impliquer de façon personnelle. Il doit être impartial durant les prises de décisions et l'amour qu'il me porte ne doit pas l'empêcher de faire le meilleur choix pour son peuple. J'en suis bien consciente et je sais que je ne lui en voudrais certainement pas s'il ne pouvait me défendre.
Le premier choc de l'emprisonnement de Zán passé, il fallut l'annoncer à son frère, Goran. Pour une fois sa réaction en ma présence ne fut pas du mépris (comme il m'en gratifiait à chaque fois que je repoussais ses avances) ou une profonde culpabilité (telle est la façon dont il m'observe depuis que je l'ai battu en duel) mais une poignante tristesse. Il devint blême et je dus l'aider à s'asseoir. Il se prit la tête dans les mains et se mit à pleurer. Je ne savais comment réagir. Nous n'avions jamais vraiment eu de relations cordiales et j'avais un peu peur de la signification qu'il donnerait à mes actes si je l'étreignais. Je finis par prendre le risque en m'essayant à côté de lui et en passant mes bras autour de lui. Après quelques minutes à sangloter en se maudissant de ne pas avoir su correctement protéger son frère et en maudissant également tous les habitants du château de Markus, il se détendit un peu et se laissa aller contre moi. J'essayais de le rassurer mais rien n'y faisait, le désarroi se transformaient petit à petit en une rage sourde. Je le comprenais parfaitement mais nous ne pouvions pas nous permettre de perdre pied, c'est exactement ce que nos adversaires voulaient faire en envoyant Zán à la mort. Il finit par se détacher de moi en me remerciant et partit chez lui, sans aucun doute pour parler à Hilda, Ábel et Henrik.
Lorsqu'il revient quelques heures plus tard je sus que je ne pourrais le raisonner, il irait chercher Zán coûte que coûte, quitte à y laisser la vie et à faire couler le sang. Entre temps, Olek m'avait rejoint, Helén lui avait annoncé en personne ce qu'elle avait vu et compris et il était venu voir comment je me portais. Mon cousin était bien sur aussi ébranlé que moi, mais Olek garde la tête froide, ce n'est pas la personne qui s'enflamme à la moindre complication, il réfléchit et pose le problème. Seulement cette fois-ci il n'avait pas de solution. Et je fus désolée de l'apprendre, car il était pour moi celui qui avait le plus de chance d'analyser la situation présente de façon objective. Goran entra en trombe dans notre tente pour nous demander de sortir, il avait un discours à faire, il voulait que tous sachent jusqu'où les nobles étaient capable d'aller pour nous asservir. Je ne fus pas déçue, il réclamait le prix du sang.
J'étais totalement désemparée après cela et j'avais besoin de conseils avisés que ni Olek ni personne d'autre parmi les rebelles ne pouvait me prodiguer. Alors je pris la direction du château, il faisait jour, il n'y avait donc aucune raison pour que quelqu'un me voit, les vampires devaient être en train de dormir. J'étais presque certaine de savoir où se trouvait la chambre de Viktor, mes souvenirs commencent à resurgir par brides, ce qui étonne ce dernier. Je ne mis pas très longtemps à escalader le mur de l'enceinte du château, je suis plutôt agile, ce qui est un fameux avantage lorsque l'on vit au milieu des bois et que les arbres se révèlent être votre refuge. La cour était déserte comme je m'y attendais. Je me dirigeais vers la grande porte, tentant d'ignorer les grognements des loups-garous, enfermés dans les geôles, sous mes pieds. Arrivée devant la porte je réfléchissais, je me doutais que certains gardes devaient certainement s'y trouver et je me souvins du passage de Tanis, celui par lequel il m'avait aidé à m'enfuir quelques mois auparavant. Je pris donc la direction de ce souterrain. D'après mes souvenirs il se situait près de l'aile nord, derrière ce qui s'apparentait certainement, jadis, à un grand garde-manger.
Je retrouvais la porte sans difficultés, je l'avais vue pendant mon escapade et j'avais même faillit l'emprunter par mégarde au lieu de choisir celle qui mène au dehors du château. Je me glissais sans bruit dans le couloir étroit, l'absence de lucarnes me plongeait dans le noir complet ce qui aurait été un sérieux désavantage si je m'étais retrouvée face à un vampire, je suis incapable de voir sans une luminosité suffisante contrairement à eux. Heureusement je ne croisai personne et la porte menant à la bibliothèque se dressa bientôt devant moi. Je la poussai avec difficulté priant pour que l'historien des assemblées n'ait pas eu la bonne idée de s'endormir à nouveau sur son ouvrage. La pièce était déserte et je ressentis un profond soulagement. Il ne me restait plus qu'à atteindre la chambre de Viktor, ce qui était certainement l'étape la plus périlleuse de mon expédition, si on omettait le fait que je devais également repartir.
Je poussais la porte de la bibliothèque en grimaçant lorsqu'elle grinça. Heureusement la grande salle du conseil était déserte. Je ne sus pas vraiment pourquoi mais je frissonnais en contemplant sa froideur, je me suis déjà retrouvée au centre de cette pièce, j'en suis certaine, et ce n'était pas juste pour une visite des lieux. Je traversais la salle avec une désagréable sensation d'insécurité avant de me coller contre la porte afin de savoir si des gardes effectuaient leur ronde. J'eus de la chance car je n'entendis que le silence. Je me glissai dans le couloir en tremblant un peu, j'étais effrayée et je me rendais compte que je n'aurais pas du prendre autant de risques juste pour m'épancher. De plus, je me doutais que Viktor ne serait certainement pas vraiment ravi de me voir ici. Qu'importe, je continuais mon chemin, sur mes gardes, m'étonnant de ne croiser personne, jusqu'au moment où une porte s'ouvrit et que quelqu'un me tira avec force à l'intérieur. L'individu m'expédia contre son lit avec force et je me cognai la tête en gémissant.
_ Oups, pardon… Dit doucement ma sœur en se penchant vers moi. Je ne maîtrise pas toujours ma force.
Je balayai ses excuses d'un geste de la main, elle ne m'avait pas vraiment fait mal. J'avais juste eu très peur que ce soit quelqu'un d'autre, qui lui, n'aurait pas manqué de me dénoncer. Elle s'assit à côté de moi et me serra fortement contre elle. Je me dis que finalement j'avais peut-être simplement besoin de voir Helén pour me rassurer et redevenir lucide. Au bout de quelques minutes elle me morigéna pour mon imprudence et, voyant que je n'avais pas envie de me disputer avec elle et me sentant anxieuse, finit par me faire part de sa peine concernant le sort de Zán. Elle m'assura cependant qu'elle avait aperçu le petit garçon et qu'il n'était pas prévu qu'il soit tué. Je compris que Zán était bien plus efficace comme appas que comme repas et je maudis le père d'Ili. Plus le temps passe et plus je suis certaine qu'il est également responsable de la disparition de mon amie. Je sais qu'il lui est arrivé quelque chose, je ne saurais expliquer pourquoi mais j'ai la ferme intuition qu'elle est en danger.
Ma sœur me demanda la raison de ma venue et je la lui expliquai. Elle hocha la tête en murmurant qu'elle comprenait. Elle me proposa alors de m'aider en ajoutant dans le même souffle qu'elle me devait au moins cela. Je ne comprenais pas vraiment à quoi elle faisait allusion. Maintenant, après réflexion je me dis qu'elle parlait certainement de l'incident avec Goran, quoique dans ses yeux, je pouvais lire qu'il y avait surement beaucoup plus que cela. Je maudis les vampires de m'avoir ôté mes souvenirs, ils me seraient bien utiles lorsque je suis avec Helén. Elle me proposa donc de dormir dans sa chambre en m'indiquant qu'elle irait chercher Viktor un peu plus tard, ainsi personne n'aurait de soupçons. Je la remerciai aussi chaleureusement qu'il m'est possible de le faire et elle m'invita à s'allonger avec elle, en me tendant une chemise de nuit. Je restai en arrêt, cela faisait des années que je n'avais pas dormi dans un vrai lit. Et surtout, je n'étais pas particulièrement rassurée, n'importe qui pouvait rentrer dans la chambre de ma demi-sœur ou même sentir ma présence. Je lui fis part de mes craintes et elle sourit, m'expliquant que sa nature de semi-immortelle cacherait très bien mon humanité. Elle rit presque en m'expliquant que nous avons presque la même odeur pour les vampires circulant dans les couloirs. Elle ajouta avec malice qu'à cette heure ils étaient certainement très occupés à jouer aux cartes ou à parler sur le dos de leurs supérieurs et qu'ainsi, personne ne contrôlait les couloirs.
Je me détendis et acceptai de me coucher mais déclinai l'offre de la chemise de nuit, je tenais à pouvoir m'enfuir le plus vite possible en cas de besoin. Helén s'allongea en face de moi et je pus remarquer qu'elle était heureuse que je sois là avec elle. Un flot de souvenirs heureux devait certainement lui revenir en mémoire à cet instant et je me mis à penser qu'elle a bien de la chance d'avoir toute sa tête. Comprenant mon léger malaise face à la situation elle me prit la main et la serra dans la sienne. Ce geste me rappela quelque chose sur le moment et je me détendis. Elle se rapprocha et colla alors son front contre le mien, sachant très bien ce qui risquait de se passer et des ennuis qu'elle aurait si on savait qu'elle voulait me transmettre certaines pensés. Je voulus m'écarter pour la protéger mais elle insista et je cédai à la tentation, fermant les yeux et ouvrant mon esprit.
oOo
Une fillette brune courrait dans pré, le ciel était clair, la lune était pleine. La petite fille riait, elle avait l'air d'être heureuse, elle devait avoir à peine sept ans. Helén rejoignit l'enfant en courant, l'appelant, un peu essoufflée.
_ Attends moi Ilona !
Cette fillette c'était moi, enfin plutôt, c'était l'enfant que j'étais lorsque je savais encore que j'avais une sœur qui m'aimait plus que tout.
Les deux fillettes se rejoignirent. J'attrapai la main de ma sœur pour l'entraîner à ma suite, j'avais quelque chose d'important à lui montrer. Quelque chose qui lui plairait très certainement car j'avais un sourire malicieux étendu sur mes lèvres. Je ne me souviens pas d'avoir un jour souri de cette façon.
Nous nous engageâmes dans les bois, Helén se retourna pour crier à quelqu'un, un adulte certainement de nous rejoindre. Je croisais avec étonnement les yeux de Viktor. Il nous surveillait, apparemment, et le voir dans ce rôle avait quelque chose de surprenant. Viktor se joignit à nous, il ne disait rien mais il avait l'air amusé par notre vivacité. Nous courûmes un moment, main dans la main, jusqu'à une rivière. J'attirai ma sœur vers un petit renflement de la berge, à l'abri de l'eau et hors de portée de crues. Nous nous arrêtâmes devant ce qui ressemblait à une tanière. Helén me regardait me concentrer, je devais appeler les occupants de la tanière, certainement des loups à en juger par l'odeur qui venait me chatouiller les narines. Mes souvenirs de ce moment revenaient au fur et à mesure et la scène devenait de plus en plus claire. Viktor se tenait en retrait pour ne pas nous déranger tout en gardant un œil sur nous. Une louve finit par sortir de la tanière et vint me lécher les doigts. Je portais une besace et en sortis des morceaux de viande fumée, chapardée à la cuisine avant de partir rejoindre Helén dehors. La louve s'agita, elle avait faim. J'expliquai d'une voix claire que sa meute l'avait abandonnée ici, blessée. Je m'étais occupée de la soigner. Elle était plutôt jeune, peut-être deux ans au maximum, il est parfois compliqué de donner un âge aux animaux. Et une de ses pattes était terriblement mutilée. Malgré mes soins on devinait qu'elle ne pourrait jamais remarcher correctement, d'où l'abandon des siens. Je ne pus m'empêcher de ressentir de la compassion pour la louve, bien que j'ignore encore ce qu'elle est devenue, je sais ce que c'est d'être rejetée parce que l'on est différent, les enfants qui me lançaient des pierres me l'ont bien fait comprendre.
Je ne sais plus vraiment à quel moment du souvenir je me suis endormie. Toujours est-il qu'en me réveillant je croisai le visage d'Helén, endormi, calme, serein. Elle serrait toujours ma main dans la sienne. Je l'embrassai sur la joue en la remerciant de m'avoir aidée à m'endormir en me faisant revivre un souvenir de notre enfance. Au moment où j'allais me rendormir je me sentis une présence dans la pièce. Je me retournais précipitamment, effrayée et découvris une jeune femme blonde. Elle me fixait avec insistance et curiosité. Me rappelant les souvenirs de Viktor, je l'identifiais comme étant Lívia, la mère d'Helén, le grand amour de mon défunt père. Son regard était bienveillant, bien qu'il témoignait d'une certaine surprise. Je voulus justifier ma présence et lui expliquer qui j'étais mais elle m'arrêta.
_ Je sais qui tu es Ilona. En revanche je me demande pourquoi tu as pris le risque de venir ici en ces temps troublés.
_ Veuillez m'excuser. Répondis-je en me dégageant de l'étreinte d'Helén, toujours endormie. Je venais chercher conseil et…
_ Conseil ? S'étonna-t-elle et la surprise se lisait réellement sur son visage.
Confuse, je bredouillai de vagues explications. Je suis certaine qu'elle n'en comprit pas un traître mot. Elle s'approcha de moi et s'assit sur le bord du lit, elle réfléchissait. Elle adressa à Helén un regard aimant et passa avec douceur une main dans les cheveux de ma sœur qui bougea en peu et s'agrippa de nouveau à moi.
_ Tu lui manques tu sais. Dit doucement Lívia. Mais je préférerais que tu partes d'ici Ilona, tu n'es pas en sécurité dans cet endroit. Je me doute que tu viens voir Viktor à cause du petit garçon mais tu ne peux rien faire, mon enfant. M'indiqua-t-elle.
Je frissonnai lorsqu'elle prononça le « mon enfant », on ne m'a pas souvent appelée de cette façon. Dans sa bouche cela sonnait plutôt bien, c'était même presque agréable. Je me souvins du souvenir dans lequel je suis dans ses bras, aurait-elle joué un rôle de mère à mon égard ? Elle avait l'air de plutôt bien me connaître et son visage, doux, n'exprimait aucune trace d'animosité. En revanche je n'aimais pas la fin de ses paroles. Je voulais faire quelque chose pour Zán, je le souhaite toujours. Elle sembla le comprendre et me dis d'une voix grave que ma vie avait une bien plus grande importance que je ne pouvais l'imaginer. Je ne suis pas vraiment d'accord, personne n'est irremplaçable, si je meure, quelqu'un prendra ma place, la vie est ainsi.
J'insistai tout de même pour voir Viktor et elle soupira. Elle murmura que j'étais aussi bornée que mon père, semblant ailleurs pendant quelques instant, avant de se lever et de se diriger vers la porte, m'indiquant qu'elle partait chercher l'aîné, me prévenant que cela prendrait certainement du temps car il avait des nuits plutôt chargées. Elle m'ordonna gentiment de ne pas sortir de la chambre d'Helén, sous aucun prétexte. De toute manière je ne comptais pas me promener, je dois bien avouer que j'avais plutôt peur de croiser Markus à cause de la colère noire dans laquelle je l'avais vu lors des négociations.
Helén se réveilla lorsque sa mère claqua légèrement la porte en sortant. Elle parut contente de voir que j'étais toujours à ses côtés et me fit la bise. Je fus prise d'un mouvement de recul, je n'avais pas vraiment l'habitude de ce genre de pratique. Elle ne sembla pas s'en offusquer et attendit que je me détende avant de parler pour m'indiquer ce que nous allions faire durant la nuit. Elle m'indiqua que je pouvais utiliser sa salle de bain si je souhaitais me laver. A ces mots je me sentis un peu honteuse, il est vrai qu'en ce moment l'apparence et l'hygiène ne sont pas vraiment mes préoccupations. Il arrive bien entendu que je me lave mais c'est pour finir couverte de boue quelques heures plus tard, alors ce jour là, j'étais dans un piteux état.
J'acceptais l'invitation et me dirigeai vers la petite pièce, qui n'était pas si petite que cela. Le sol était immaculé et ce qui ressemblait à une baignoire trônait au milieu de la pièce remplie de serviettes et d'accessoires de toilette dont je ne connaissais pas jusqu'alors l'existence. Helén n'est pas une jeune fille coquette, elle porte certes des robes à une fréquence beaucoup plus élevée que moi, mais elle ne prête pas une très grande importance à l'apparence physique. Je devinai que certains objets ne devaient pas servir très souvent. Toute à ma contemplation je ne réagis pas lorsque ma sœur me mit des affaires propres dans les bras. Elle me fit sortir de mes songes en m'indiquant que l'eau était sans doute encore chaude, les domestiques la changeant régulièrement. Je n'osais pas imaginer combien de temps il fallait pour remplir une baignoire à l'aide de seaux d'eau. Elle ajouta avec un petit rire que de toute façon cela ne me prendrait pas longtemps pour l'amener à une température à ma convenance. Elle referma la porte en m'indiquant que je pouvais prendre mon temps.
Je n'avais pas pris de bain chaud depuis la mort de mon père. Aussi j'hésitai presque à rentrer dans l'eau de peur de la souiller avec toute la crasse accumulée dans mes cheveux et sur mon corps. J'avais passé la journée de la veille à travailler aux champs pour me changer les idées et pour aider Hilda qui n'était pas vraiment en grande forme après avoir appris le sort de son petit frère, je n'étais donc pas d'une propreté exemplaire. Je me décidai finalement à me déshabiller et à me glisser dans l'eau, elle était encore délicieusement chaude et je décidai de me détendre un peu, après tout je n'avais pas grand-chose d'autre à faire. Je fermai donc les yeux, m'endormant.
Ce fut Helén qui me secoua au bout de deux heures, elle s'inquiétait de ne pas me voir sortir de la salle de bain. Elle parut soulagée en constatant que je m'étais juste assoupie et m'aida à sortir de la baignoire en dépit de mes protestations, je pouvais très bien le faire toute seule. Elle insista et m'enroula dans une grande serviette que devinais avoir été posée contre une cheminée car le tissu était agréablement tiède. Elle me laissa me sécher en enfiler les affaires qu'elle m'avait atteint. Son pantalon était beaucoup trop grand et il fallut mettre une ceinture afin qu'il ne me tombe pas aux chevilles au premier pas. La tunique était également un peu trop large et je remarquai qu'Helén grimaçait un peu en m'observant. Je devinai aisément pourquoi : j'étais maigre et j'avais plus l'apparence d'une fillette d'une dizaine d'années que d'une adolescente de presque quatorze ans. Mon corps était celui d'une enfant alors que celui de ma sœur commençait déjà à devenir plus féminin. Un instant je me sentis très mal à l'aise. Je n'avais jamais fait très attention à mon apparence et Viktor ne m'avait jamais fait de remarque lors de nos étreintes, cela ne devait certainement pas le gêner. Cependant je me mis à penser qu'il y avait tout de même mieux que ma personne.
Helén capta mon trouble et me murmura que c'était certainement le fait que je ne mangeais pas toujours à ma faim qui entraînait ce retard de croissance. Il est vrai qu'elle me dépasse de quelques bons centimètres, je suis plutôt petite. Elle ajoute avec une certaine maturité et une connaissance indéniable de la chose que mon corps changera certainement lorsque je serai pubère. Je l'observai avec étonnement, je ne savais pas vraiment ce qu'elle voulait dire. Elle fut prête à rire avant de se ressaisir. Elle peigna rapidement mes cheveux et me fit assoir sur son lit pour m'expliquer ce qu'elle entendait par là. Je rougis, j'aurais préféré avoir ce genre de conversation avec une femme adulte et non avec ma sœur qui me rappelle à quel point j'ai manqué de modèle féminin durant mon enfance. Ma mère me battait ou faisait comme si je n'existais pas et ce n'est certainement pas Hilda qui aurait l'idée de m'informer de ce qui se passe lorsque l'on devient adulte.
Elle me rassura, au vu de mon âge, je ne tarderai certainement pas à grandir un peu. Il est vrai qu'Olek avait grandi d'un seul coup vers ses quatorze-quinze ans, avant il était un petit garçon chétif.
Mais je ne pouvais m'empêcher de regarder Helén. Ma sœur est jolie, ses cheveux forment des boucles souples et ne s'emmêlent pas tout le temps, formant une touffe informe sur sa tête. Elle peut porter une robe sans avoir l'air ridicule et les hommes commencent déjà à la regarder. Et elle a les yeux bleu de mon père. Ces mêmes yeux qu'avait également mon frère. Malheureusement pour moi, j'ai hérité des pupilles couleur feuilles d'automne de ma mère. J'ai les yeux marron, je n'ai pas le regard perçant et saisissant d'Helén. Helén ressemble à l'idée que l'on peut se faire d'une jeune fille, moi je passe facilement pour un jeune garçon si je cache mes cheveux et que mon interlocuteur ne prête attention ni à ma voix ni à mes traits fins.
En éclatant de rire devant ma mine déconfite, Helén proposa de changer de sujet. Nous parlâmes de tout et de rien, allant jusqu'à évoquer Olek. Ma sœur était folle amoureuse et cela se voyait sur son visage qu'elle était plutôt heureuse. Elle me parla finalement beaucoup de mon cousin, elle le trouvait plutôt réservé. J'eus du mal à lui faire comprendre qu'avec moi il était un véritable moulin à parole et que riions beaucoup tous les deux. Mais il est vrai qu'il avait gagné en sérieux en tombant amoureux de ma sœur et le fait d'avoir Viktor comme potentiel futur membre de la famille n'éloignait pas vraiment l'anxiété. Ma sœur me demanda justement ce qu'il en était nous concernant. Apparemment il était quelque peu changé depuis son petit séjour dans ma demeure et il n'avait échappé à personne que l'aîné était de bonne humeur après les négociations, ce qui devait singulièrement trancher avec son attitude habituelle et avec la morosité de Markus qui n'avait pas du tout apprécié de se faire tourner en ridicule par des humains.
Je finis par avouer à Helén que l'aîné ne me laissait pas indifférente et que je trouvais ça compagnie très appréciable. Elle se moqua de moi devant tant de retenue mais me fit bien comprendre, cependant, qu'elle voyait très bien où je voulais en venir et qu'après tout j'avais parfaitement le droit d'être heureuse durant quelques heures de ma vie, même si la raison de mon bonheur était un homme qui pourrait être plusieurs fois mon grand-père.
C'est cet instant que le vampire concerné, choisit pour entrer dans la chambre d'Helén. Je ne l'avais pas entendu frapper mais je me doutais qu'il l'avait fait car Helén avait murmuré un bref « oui » avant qu'il n'entre. Comme je m'y attendais ma présence ne le réjouissait pas outre mesure. Il avait le visage pincé. Il demanda à Helén de le laisser seul avec moi et je sus immédiatement, à son ton, que ce n'était certainement pas pour avoir un peu d'intimité. Il s'assit près de moi en indiquant qu'il écoutait ce que j'avais à lui dire.
Je ne sus par quoi commencer, à cet instant précis toute volonté m'avait abandonnée et j'avais juste envie de me blottir dans ses bras pour ne jamais les quitter. Malheureusement cela ne semblait pas faire partie de son programme car il commença à s'énerver en voyant que je ne parlais pas. J'étais exténuée et ce malgré la fin de la journée passée à dormir dans le lit de ma sœur. Je finis par lui dire ce que j'avais sur le cœur et il sembla s'adoucir un peu. Me reprochant tout de même vertement d'avoir été suffisamment inconsciente, entêtée et stupide pour venir le trouver ici. Je ne dis rien, je n'avais pas la force de me disputer avec lui et en plus il avait parfaitement raison, je n'aurais jamais du venir.
En réfléchissant bien je ne prenais pas tant de risques que cela. Le roi de Hongrie a répondu à ma missive et Olek et moi avons localisé et contacté chacun des « trente ». Chaque enfant de seigneur déchut a été retrouvé et mis en lieu sur dans un des campements de rebelles. Je ne m'attendais pas à ce que d'autres fiefs s'embrasent suite à mes actions, mais tout le pays semble peu à peu se joindre au mouvement. J'ai reçu plusieurs missives des plus âgés de ces enfants. Je ne peux pas les rencontrer mais je sais que la révolution est en marche. Ceux qui ont voulu prendre le pouvoir se retrouveront bientôt avec tout le peuple contre eux, ils ne tiendront pas. Et ils n'ont plus vraiment besoin de moi, je ne suis plus essentielle. J'ai juste été l'étincelle qui a mis le feu aux poudres. Seulement la situation est compliquée car les vampires semblent partagés. Le régime strict et cruel que nous imposent les nouveaux nobles est tout à leur avantage et même si les plus hautes sphères du pays sont sous les ordres du conseil, je ne peux m'empêcher de penser qu'il y a des traitres parmi eux. Et que ces personnes sont responsables de la mort de ma famille et de celles des autres enfants. Olek sait quoi faire si je viens à disparaître, les émissaires royaux ne devraient plus tarder à parvenir jusqu'à nous. Ils sont déjà intervenus dans le nord du pays, j'en ai eu la confirmation récemment. Je peux partir la conscience tranquille.
Viktor finit par se calmer en sentant le désarroi dans ma voix. Et me murmura qu'il ne pouvait rien faire car c'est le conseil qui en entendant le nom de Goran circuler un bon nombre de fois, avait demandé à ce que Zán soit amené ici, pour servir d'appât comme je le pensais. Viktor m'indiqua qu'il ne ferait jamais tuer un enfant mais je compris que d'autres vampires n'hésiteraient certainement pas s'ils voyaient en cet acte, une opportunité de nous affaiblir. Je frissonnai, Viktor passa un bras autour de mes épaules sans rien dire. Il attendait juste que je me calme car quelques larmes m'avaient échappées. Il me murmura qu'il fallait que je rentre « chez moi » et que j'essaye de ne pas me mêler de l'affaire. Il ne fallait pas que je réponde aux provocations du conseil. Malheureusement j'en avais décidé autrement et lui en fis part.
Je pensais qu'il se mettrait en colère mais il n'en fit rien, me prenant la main et me murmurant que je n'avais pas à me sacrifier pour tout le monde et qu'il fallait aussi parfois que je pense un peu à moi. Je lui fis remarquer qu'il pourrait appliquer ses principes à sa propre personne au lieu de me faire la leçon. Il soupira et m'indiqua par la suite que le conseil ne céderait jamais à un échange et ce même si j'étais une prisonnière intéressante.
_ Ilona, s'ils mettent la main sur toi je ne pourrais garantir ta sécurité. Et s'il t'arrivait quelque chose je m'en voudrais réellement. Tu es trop jeune pour te sacrifier de cette façon, tu mérites de vivre un peu avant de te retrouver prisonnière de ces murs. J'ai dit à ton père que je ferais de toi un vampire mais je pense qu'il aurait d'abord voulu que tu vives normalement avant ce jour.
Je me figeai. J'ignorai que mon père ait pu faire une telle demande à Viktor. Je rétorquai que je m'en fichais, que la mort ne me faisait pas peur et que c'était la seule chose que je pouvais faire pour que le frère de Goran puisse vivre. Il se mit en colère, me reprochant de penser que ma vie n'importait à personne. Je voyais bien qu'il faisait de gros efforts pour ne pas hausser le ton, de peur que quelqu'un ne l'entende me parler. Je ne savais que faire alors je me tus, attendant. Je voyais bien que mon inertie l'agaçait mais mon esprit était vide, savoir que Zán se ferait probablement tuer m'avait presque anéantie.
Viktor se calma petit à petit et me prit finalement sur ses genoux, je rougis et je compris que c'était le seul moyen qu'il avait trouvé pour que je daigne lever les yeux vers lui. Il m'indiqua que je ne devais surtout pas réagir et faire ce que j'avais prévu. Il me fit comprendre que je devais absolument contrôler Goran et l'empêcher de ne faire quelque chose que nous pourrions, tous, très amèrement, regretter. Je hochai la tête, j'allais lui obéir, c'était certainement la meilleure des choses à faire, sauf si Goran en décidait autrement, je changerai certainement de tactique.
_ Si jamais les choses venaient à mal tourner pour le petit garçon, je t'avertirai. Dit-il à mon oreille avant de révéler l'endroit où mon petit frère d'adoption est séquestré.
Cela se trouve en plein milieu du château, et il est impossible d'y accéder sans croiser personne. Je me doutais bien que Viktor ne m'indiquait pas l'endroit pour me narguer, il voulait me faire passer un message, j'aurais très certainement une occasion prochaine de tenter quelque chose sans compromettre la sécurité d'une tierce personne. Il ne m'en dit cependant pas plus et m'indiqua qu'il allait me raccompagner jusqu'à la sortie la plus sure. Je le remerciai et il me mit debout en se levant lui-même. Je dis au revoir à ma sœur que nous croisâmes à la bibliothèque et suivis Viktor dans le souterrain. Nous n'avions croisé personne sur notre route et je me doutais bien que l'aîné avait fait en sorte que tout le monde soit dehors au moment de notre passage. Devant la porte il se figea et après une légère hésitation me serra contre lui en me murmurant d'être très prudente. Il m'embrassa sur le front et me laissa partir.
oOo
Je compris ce matin ce à quoi Viktor faisait allusion, lorsque je vis l'annonce d'un tournoi d'armes dans le château de Markus lui-même, placardée sur un des panneaux de la place publique. Je devinais qu'il s'agissait là d'un moyen de recruter pour leur armée mais également de tenter les rebelles que nous sommes de prouver qu'ils ont une certaine valeur. Malheureusement je ne fus pas la seule à la voir et Goran m'annonça rapidement qu'il comptait s'y rendre pour aller chercher son frère. J'essayai en vint de le convaincre de ne pas y aller, il m'ignora.
Je n'ai pas le choix, il faut impérativement que j'empêche Goran d'agir de façon inconsidérée. Je comptais m'y rendre en cachette et profiter de l'inattention des vampires pour aller chercher Zán et repartir sans attirer l'attention mais il faut que je me rende à l'évidence, ce plan est compromis. Je vais devoir participer au tournoi tout en surveillant mon frère adoptif. Les vampires nous ont tendu un piège habile et mortel, piège vers lequel je me rends, de mon plein gré.
OoooooO
