Journal d'Ilona 10 : Le tournoi
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6 Juillet 1207,
Je ne pensais pas que ce tournoi me viderait autant de toute mon énergie. Cela fait à peine quelques heures que je suis avec Olek et Goran à l'intérieur du château des vampires et je suis déjà exténuée par ce qu'ils nous demandent de faire. Le fait de très peu dormir ces temps-ci a également certainement un impact sur mon état, mais je me dois de rester alerte, pour le bien de tous.
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Le soleil avait plongé sous l'horizon lorsque nous atteignîmes le château de Markus. Malgré l'absence de l'astre du jour, il faisait une chaleur suffoquant, accentuée par le sentiment de révolte qui bouillonnait dans les yeux de Goran. J'essayais à plusieurs reprises, de le rassurer, mais rien n'y faisait. Moi-même, je ne me sentais pas au meilleur de ma forme. J'étais nauséeuse, aussi bien de savoir Zán aux mains des vampires que de me rendre chez eux totalement vulnérable et sans véritable plan d'action. Et je commençais sérieusement à douter du fait que Goran attendrait bien sagement que j'aille chercher son frère, pour ensuite repartir tranquillement. Viktor, sans le vouloir, m'avait mis dans une situation très délicate, j'en savais trop, beaucoup trop, et cela risquait d'amener certaines questions déplaisantes.
Lorsque nous passâmes la grande porte et que celle-ci fut relevée après le passage des derniers concurrents, je me sentis totalement prise au piège et mon malaise s'accentua. Je pourrais certainement fuir, seule, en cas de problème, mais avec Olek et Goran près de moi, cela m'était impossible. Ils n'avaient ni mon agilité, ni ma rapidité, ni mes sens surdéveloppés d'être chimérique. Olek me prit la main, la serrant dans la sienne pour me réconforter un peu. Je ne m'étais pas aperçue que je tremblais comme une feuille à l'aube de l'hiver. Je me laissai faire, j'avais bien besoin de son amour fraternel à cet instant.
Nous étions une petite trentaine, ce qui me paraissait tout de même assez énorme au vu de la réputation du château. Peu nombreux étaient ceux qui s'y risquaient. Je reconnus cependant beaucoup de fils de nobles familles et cela ne me surprit pas. Quelques-uns m'étaient même connus, pour les avoir croisés lors des banquets qu'organisait mon père lorsqu'il était encore un seigneur, et, vivant. Je renfonçai sur ma tête, le foulard qui emprisonnait mes cheveux et me repliai instinctivement de peur qu'ils ne me reconnaissent. J'avais à présent quelques regrets vis-à-vis de mon discours en place publique. Finalement, l'anonymat avait de sérieux avantages et je me doutais fort bien que ces fils de notables avaient reçu l'ordre de me rayer de la surface du globe s'ils me croisaient. Après tout, tous les fils de seigneurs ne faisant pas partie des trente sauvés, étaient mes ennemis.
Les vampires nous accueillirent froidement (comment aurait-il pu en être autrement ?) et prirent nos noms. Mon cœur s'accéléra, on pouvait déceler sans peine que j'étais une femme et malgré la présence de quelques représentantes de ce sexe parmi les gardes vampires, mon gabarit faisait plus rire qu'il n'imposait le respect. Olek et Goran passèrent sans trop de problème, mais lorsque vint mon tour, le garde chargé de nous inscrire sur une sorte de registre s'esclaffa. Je me sentis profondément vexée et un peu paniquée, mais ne dis rien sur l'instant, foudroyée de peur. Je finis par déglutir avant de tenter la moindre réponse convenable.
_ Le fait que je sois une femme vous pose-t-il un problème ?
Le garde me scanna avec amusement, avisant ma petite taille et mon corps frêle de jeune fille. Il semblait se demander si ce n'était pas juste une vague plaisanterie. De mon côté, je tentais de paraître assurée, allant presque jusqu'à bomber le torse. Je devais avoir l'air particulièrement ridicule. Le vampire finit par soupirer avant de me fixer de ses yeux bleu électrique, au vu de ses canines proéminentes, il tentait de me faire peur. Le pauvre, s'il savait que je côtoyais périodiquement un aîné mille fois plus dangereux et puissant que lui.
_ Disons que je doute que tu puisses soulever une de nos épées ou même l'un de nos poignards ! Ricana-t-il avant de partir dans un grand rire.
Ses compagnons le suivirent bien assez vite et je me retrouvais moquée de toute part. Olek se rapprocha de moi pour m'écarter, de peur que je ne fasse quelque acte inconsidéré. Mais je le repoussai, j'avais autant ma place ici que n'importe qui, et je comptais bien le prouver ! De plus, si j'assurais le spectacle, Olek n'aurait aucune difficulté à aller chercher Zán à l'endroit que Viktor m'avait indiqué. C'était en plein cœur du château, et au vu de ce fait, une bonne diversion ne serait pas de trop.
Calmement, mais avec une rapidité qui déconcerta le vampire qui riait de moi, je m'emparai de la dague qui pendait à sa ceinture et d'un geste expert et murement acquis, j'envoyai le projectile droit sur une corde à une bonne vingtaine de mètres de là, la tranchant nette. Le sac de sable qu'elle maintenait en équilibre déversa son contenu sur le sol, aux pieds de ceux qui quelques secondes auparavant, se moquaient. Ils ne riaient plus. A vrai dire, il n'y avait plus un bruit dans la cour du château. J'étais étonnée, car après tout, j'avais juste tranché une malheureuse corde. Je vis Olek complètement blême fixer un point à quelques mètres de moi. Je pivotai sur moi-même et tombai nez à nez avec Markus, figé. Et je compris.
Au vu de mon angle de tir, la dague n'avait dû passer qu'à quelques centimètres, si ce n'était quelques millimètres de l'aîné. Sa surprise et le silence étaient donc bien légitimes. Je déglutis et croisai le regard de Markus, plus intéressé qu'apeuré. Voilà exactement le genre de choses que Viktor m'avait formellement interdit de faire. J'avais à présent toute l'attention sur moi et ce n'était certainement pas la meilleure chose qui aurait pu m'arriver. En tout cas, aussi vite. L'aîné semblait perplexe, mais je lus dans son regard qu'il ne me laisserait certainement pas filer. D'une part pour mon talent indéniable à envoyer des projectiles tranchants sur des cibles précises, et d'autre part pour tout le mystère qui émanait de moi. Je pouvais tirer bien plus loin que cela et avec encore plus de précision, cependant, j'avais jugé bon de garder des objectifs relativement humains afin de ne pas trop éveiller les soupçons.
Amélia et Viktor, qui avaient vu toute la scène, le rejoignirent assez vite et je sentis le regard remplit de reproche de ce dernier, tomber sur moi. Je lui jetai un coup d'œil prévenant, nous réglerions nos différends plus tard, cela n'était ni le lieu ni le moment. La femme vampire, quant à elle, me toisa avec autant de curiosité que d'appréciation. Quelque chose me disait que le fait que je sois membre du sexe féminin et visiblement assez douée avec ce qui ressemble de près ou de loin à une dague, n'y était pas étranger. Elle hocha la tête et me sourit.
_ Je pense que la participation de cette jeune personne est tout aussi légitime que celle des autres. Déclara-t-elle.
Je sentis une vague de soulagement, visiblement ma petite démonstration avait suffi à me procurer le peu de respect dont j'avais besoin pour mener ma mission à bien. Mais il ne fallait pas que je m'emballe trop vite, j'étais au milieu du territoire des vampires, au moment même où ils comprendraient ce que je suis venue faire, ils ne montreraient aucune pitié et je n'aurais plus qu'à formuler des vœux pour mes obsèques.
_ Merci Dame. Murmurai-je tout de même.
Mon père se serait retourné dans sa tombe si j'avais manqué de politesse à une personne de rang plus élevé que moi, et de plus, j'avais beaucoup de mal à en vouloir à Amélia pour ce que j'avais pu subir par le passé. Elle était une mère, ses enfants et leur sécurité passaient bien avant tout le reste, et ce malgré le fait qu'elle soit une aînée. Elle ne l'avouerait certainement jamais, mais j'avais la quasi-certitude que ses enfants influençaient toujours ses décisions, ne serait-ce que de façon inconsciente.
Un garde m'envoya une bourrade, m'ordonnant de lui donner un nom et de cesser de fanfaronner. Je grommelai le premier prénom banal me tombant sous la main et m'éloignai. Il n'y avait aucune raison que je reste plus longtemps, des soupçons pourraient très facilement naître chez Markus. Car après tout, Viktor et lui étaient les deux vampires à m'avoir le plus fréquentée ces dernières années. Je me dirigeai donc vers Goran et Olek, encore un peu chancelante et inconsciente de ma chance. Mon cousin passa sa main autour de mes épaules et, prise dans cette étreinte protectrice, je me calmai instantanément. Goran, lui, maugréait dans son coin. Je me détachai d'Olek et posai doucement une main sur son épaule. Il sursauta violemment, manquant de me faire tomber. Je restai de marbre afin de ne pas l'affoler plus qu'il ne l'était.
_ Nous allons faire sortir Zán. Je te le promets. Lui dis-je avec le plus grand sérieux.
Il acquiesça et accepta l'étreinte que je lui offrais. Le jeune homme posa sa tête sur mon épaule et je me contentai de le bercer doucement, passant mes bras dans son dos. Il finit par reprendre de l'assurance et s'éloigna de moi, me murmurant des remerciements. Je lui souris, peu habituée à recevoir ce genre de paroles de sa part. A côté de nous, je pouvais entendre des ricanements. Je lui conseillai de les ignorer. Goran hocha la tête puis s'éloigna, l'air insondable, me laissant en compagnie d'Olek.
_ Je vais garder un œil sur lui. M'indiqua-t-il.
J'acquiesçai, il valait mieux. Qui savait ce qu'il préparait dans notre dos ? Car une chose était certaine, pour lui, c'était une mission en solo, Olek et moi n'étions que des participants comme les autres et il ne faudrait pas compter sur lui en cas de problème. Soupirant, je m'assis sur une caisse de bois qui gisait le long d'un des bâtiments de la cour du château. Olek s'installa à mes côtés et nous restâmes sans parler pendant de longues minutes, jusqu'à ce qu'un vampire prenne la parole, nous indiquant d'approcher. Olek se leva d'un bond et m'attrapa la main afin de me mettre debout. Je me laissai faire, paraître faible pouvait tromper l'adversaire, et si escrime il y avait au programme, mieux valait que je me montre maligne. J'aurai beaucoup de difficultés à m'en sortir face à des hommes de deux fois mon poids et surentraînés.
Mes appréhensions se révélèrent bien assez vite fondées lorsque je constatai qu'une trentaine d'épées étaient disposées sur une table en bois, disposée contre un mur. Les aînés nous observaient depuis le haut des escaliers menant à la grande porte en bois barrant l'intérieur du château de l'extérieur. Continuant mon analyse tout en avançant, je constatai qu'une fenêtre était ouverte. Je plissai légèrement des yeux, bien que je n'en aie nul besoin et remarquai qu'Helén observait toute la scène depuis sa chambre. Je perçus le sourire qu'elle me lançait et lui répondis aussi discrètement que possible, sachant qu'elle aurait pu, à cette distance, distinguer à la perfection le moindre mouvement de mes cils. Je n'étais visiblement pas la seule à l'avoir remarquée, car Olek affichait un sourire béat et ses joues avaient pris une délicieuse couleur pivoine. Je lui donnai un coup de coude, plus amusée qu'agacée par son comportement compromettant. Je lui glissai à l'oreille qu'il ferait mieux de ne pas se laisser déconcentrer par des futilités et il prit un air outré à cause de façon dont j'avais qualifié ma demi-sœur. Un garde se racla la gorge et nous demanda s'il dérangeait. Je déglutis et pris une arme au hasard sur la table.
Olek arrêta mon geste, me faisant lâcher ma prise. Il avait l'air contrarié et je compris aisément pourquoi. La lame que j'avais choisie sans même lui jeter le moindre coup d'œil était particulièrement trop lourde pour moi et la forme de la garde ne convenait absolument pas à des mains aussi fines que les miennes. Je lui fis un sourire d'excuse et lui laissai, pour me faire pardonner, le choix de mon arme. Mon cousin ne se fit pas prier et soupesa une à une toutes les épées, au grand dam des autres participants du tournoi et au grand amusement de Markus qui trouvait le fait de voir toute l'assemblée assister à une leçon donnée par un homme si jeune, particulièrement divertissant. Viktor, lui, avait visiblement envie de s'arracher les cheveux. Et une fois n'était pas coutume, je partageais son opinion. Nous avions totalement oublié la discrétion au plus profond de la forêt en passant la porte et j'avais l'étrange impression que les vampires ne nous laisseraient pas partir quel que soit notre camp, rebelles ou non.
Des grognements mécontents finirent par se faire entendre, l'enseignement dispensé approchait, certes, presque la perfection absolue, mais cependant, cela prenait du temps, beaucoup de temps. J'indiquai donc à Olek, non sans humour, qu'il serait bien qu'il se décide avant le lever du soleil. Les vampires frémirent, je m'en délectai sans vergogne. Au point où j'en étais, toute allusion douteuse à certaines connaissances compromettantes concernant nos hôtes, était bonne à faire. Si je demeurais seule à attirer l'attention, Goran ou Olek pourrait, sans difficulté, aller chercher Zán et repartir sans encombre.
Bientôt, nous fûmes tous alignés contre un des murs de la cour, épées en main, prêts à nous mesurer les uns aux autres. Bien malgré moi, je tremblais, un coup d'œil sur mes adversaires avait suffit à me faire comprendre que je ne resterai pas bien longtemps en lice pour l'épreuve d'escrime. Non pas que cela me déplaisait fortement, au contraire, j'avais toujours préféré les armes de jet au grand damne d'Aurél qui avait à maintes reprises tenté de me convaincre qu'il n'y avait rien de mieux que se mesurer à des épéistes hors pair pour s'amuser. Mais le problème résidait dans le fait que je doutais fortement qu'ils me ménageraient, j'allais devoir surveiller leurs moindres faits et gestes afin de ne pas finir blessée. Au vu de la stature de certains, ils pourraient très bien me briser quelques côtes juste en me donnant un coup de poing. Olek m'attrapa la main, lui était détendu, et pour cause, j'avais rarement vu des hommes de son âge avec un tel niveau d'escrime. Son père était forgeron et armurier, il était presque né avec une épée entre les mains.
Je sentis le regard de Viktor se poser sur moi et ressentis un profond malaise, il n'avait vraiment pas l'air ravi de la situation dans laquelle je m'étais mise. Je pouvais le comprendre, s'il venait à l'un de ses compatriotes aux dents longues de lire mes souvenirs, des choses très compromettantes pour l'aîné risquaient d'être dévoilées. Et je me doutais qu'avoir une relation amoureuse avec la responsable de la révolte que son peuple avait sur les bras, n'était pas vraiment le genre de choses qui étaient particulièrement bien vues. Je baissai instinctivement les yeux, consciente qu'il valait mieux pour ma survie que je montre un tant soit peu de docilité face à la figure de respect qu'était censé être un aîné des vampires.
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Contre toute attente je réussis à mener à terme quatre joutes sans finir déchiquetée par la lame d'un de mes adversaires. Je déclarai cependant forfait après un combat particulièrement éprouvant contre un jeune homme de dix ans mon aîné, qui n'avait pas trouvé dérangeant de me donner un coup de botte dans le ventre lorsqu'il s'était trouvé suffisamment près de moi. C'était en ravalant ma salive teintée de sang que j'avais fini par m'asseoir dans un coin afin de reprendre mes esprits. Le coup m'avait coupé le souffle, mais j'avais tout de même réussi à désarmer mon adversaire, ce qui en soit, était plutôt satisfaisant. Je m'étais mordue la langue et le goût métallique qui s'était répandu dans ma bouche me donnait la nausée. Tout au long de mes joutes j'avais senti le regard d'Amélia dans mon dos elle m'étudiait. J'ignorai ce qu'elle pouvait bien penser de ce qu'elle voyait, mais j'étais certaine d'une chose : je l'intriguais, d'une part car j'étais une jeune femme et d'autre par parce que j'étais douée. Il y avait peu de femmes dans leurs rangs, peut-être l'aînée manquait-elle juste de compagnie ?
Olek s'en sortait, quant à lui, très honorablement. Il se bat encore actuellement, rivalisant d'adresse face à ses adversaires qui grincent des dents. Goran s'est quant à lui, fait battre après son troisième combat, depuis, il se tient droit dans un coin de la cour, à ruminer certainement de sombres pensées. Il me fait peur, il est le seul de mes compagnons que je ne peux pas cerner totalement, il est le seul à vraiment représenter un danger dans la situation actuelle. Qui sait ce dont il serait capable ?
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Olek perdit finalement le combat final, mais avec une certaine dignité que je lui connaissais déjà depuis des années. De loin, j'avais vu les yeux curieux de ma sœur se poser sur lui et je n'avais pu retenir un soupir. Helén et moi sommes bien différentes sur certains points, mais j'envie, en quelque sorte, sa relative insouciance. Elle n'a pas à toujours être sur ses gardes comme moi, ni même à songer d'abord à mettre à l'abri ses proches avant de subvenir à ses propres besoins. Ceci est la principale différence entre nous, elle est protégée et peut se permettre d'avoir seulement une quinzaine d'années, moi je ne le peux pas.
Mon cousin se laissa tomber à côté de moi et passa son bras par-dessus mes épaules, il sait toujours détecter lorsque j'ai besoin de réconfort, depuis que nous sommes enfants. Je me lovai contre lui profitant d'un peu du peu de répit qui nous était accordé, car bien assez vite je vis les gardes vampires aligner toute une panoplie d'arcs de toutes les tailles sur les grands établis qui avaient soutenus les heures précédentes, les lourdes épées. J'esquissai un sourire, voici le genre d'épreuve qui me plaisait davantage.
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15 Juillet 1207,
Il s'est passé quelque chose de grave. A vrai dire, des événements dramatiques se sont succédés depuis la dernière fois que j'ai couché mes pensées dans ce journal. Des décisions ont été prises, des décisions pouvant potentiellement changer le cours du temps et l'avenir pour peu qu'un avenir soit réellement possible.
Les temps ont changé, le monde a changé, j'ai changé et rien ni personne ne pourra défaire ce qui a été fait, il est trop tard pour faire marche arrière. Le pays se déchire aussi vite que mes convictions ne s'ébranlent. Jamais je n'aurais pensé en arriver là en entrant dans le château de Markus une semaine auparavant. J'étais certaine de ne jamais en sortir, cependant j'étais loin de me douter que je devrais faire face à un plus grand ennemi encore que tout le conseil vampirique et les hommes de Goran réunis.
J'ignore si le jour viendra demain, j'ignore combien d'innocentes victimes joncheront le sol lorsque j'ouvrirai les yeux. Mes seules certitudes se résument au fait que, pour le moment, je suis en vie, et que la dernière touche d'humanité qui résidait en moi est morte à l'aube de ma quinzième année.
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Ce n'est qu'après avoir planté ma dixième flèche au milieu de la cible à quelques mètres de moi que je me rendis compte que Goran avait disparu. Je m'efforçai de rester calme face à cette découverte, après tout, il n'avait pas pu aller bien loin, des gardes vampires ne tarderaient certainement pas à le retrouver et à le ramener avec les autres humains. J'encochais une énième flèche et préparai avec attention mon prochain tir, appréciant la qualité de l'arc que je tenais entre mes mains. Je l'avais repéré au premier coup d'œil, plus petit que les autres armes étalées sur les grands établis, il était exactement de la bonne taille, le bander ne me demandait aucun effort, il était juste parfait, à croire qu'il eut été fabriqué spécifiquement pour moi. Je visai et le silence se fit autour de moi, j'étais la plus douée, c'était une certitude. J'avais ignoré Viktor lorsqu'il m'avait témoigné son admiration devant mes qualités en tir, pensant qu'il ne faisait que me flatter. Cependant, l'absence de bruit me faisait amplement comprendre que l'aîné ne m'avait pas uniquement complimentée pour me faire plaisir. Je respirai, prenant mon temps, me concentrant sur la cible, ajustant la position de mes bras et mes mains de façon imperceptible pour un non initié et lâchai doucement la corde. Je fermai les yeux pour les rouvrir une seconde plus tard, la flèche avait atteint son but. A plus d'une cinquantaine de mètres de là, un minuscule point rouge éclairé par quelques torches symbolisait la cible que je devais transpercer, en son centre, la déchirure laissée par la flèche que je venais d'envoyer marquait ma victoire écrasante sur la foule masculine qui m'observait avec un mélange de fascination et de mépris.
Je relevai lentement le menton, cherchant des yeux un visage familier. Je croisai celui de la Dame Amélia, presque phosphorescent à la lumière de la pleine lune tant sa peau était blanche. Elle avait l'air ravie de mes résultats et me convia à rejoindre le groupe qui déjà se pressait autour d'un stock d'arbalètes et de couteaux en tout genre. Je frissonnai au contact de sa main sur mon épaule, je me sentais tout à coup très lasse et malgré moi je me mis à trembler. Une violente migraine me vrilla soudainement le crâne, me forçant à me cramponner au bras d'Olek qui m'avait rejoint en apercevant mon trouble.
_ Ilona ! Tout va bien ? S'enquit-il.
Un hurlement répondit à ma place et tous, dans la cour, se figèrent. Un tel cri n'avait pu être émis que par une créature de William et cette dernière était très proche du château. Rassemblant toute ma concentration je cherchai mentalement la position exacte du loup-garou, tentant de sonder ses intentions par la même occasion, mais je me heurtai violement à un mur des plus épais. Quelqu'un ayant une emprise sur les loups bien supérieure à la mienne venait de m'éjecter de l'esprit de la meute en approche en une fraction de seconde. Je tombai à genoux, submergée par la douleur qu'induisait cette perte de contrôle. Mon adversaire n'avait rien d'humain et ses desseins m'apparaissaient clairement à mesure que je sentais les créatures de William se rapprocher du château. Il venait uniquement pour tuer.
_ Ilona !
Cette fois-ci c'était Viktor qui m'avait appelée. J'ouvris les yeux, les ayant fermé sur le coup de la douleur et fixait l'aîné visiblement paniqué. Ses mains étaient posées sur mes épaules et il avait planté son regard dans le mien à la recherche de réponse. Je n'en avais qu'une seule à lui fournir et je savais qu'elle serait très loin de lui plaire.
_ Ils arrivent…
Les mots s'échappèrent de ma bouche en un souffle, il n'y avait pas que des loups qui se pressaient aux portes du château, des humains également, en nombre, se dirigeaient vers la forteresse vampirique.
Viktor m'empoigna par le bras et me poussa avec les autres participants du tournoi, m'ordonnant de ne pas bouger. Hagarde, je hochai la tête. Olek se tenait toujours à côté de moi, il était agité et je devinai que la perspective de se retrouver au milieu d'un combat entre les deux ennemis héréditaires qu'étaient les vampires et les loups-garous ne l'enchantait pas au plus haut point. Tentant de reprendre mon calme et malgré mon mal de tête écrasant je fis rapidement le tour de la pièce, cherchant à nouveau Goran. Ce n'est que devant son absence manifeste que je me permis de penser qu'il n'était pas étranger à la situation dans laquelle nous nous trouvions.
Je savais qu'il existait potentiellement d'autres personnes telles que moi. Après tout, le troisième fils d'Alexander Corvinus avait eu plusieurs enfants qui à leur tour avaient fondé des familles et il était plus que probable que je ne sois pas la seule à pouvoir avoir une quelconque influence sur les contrôle des lycanthropes. Goran aurait très bien pu en contacter une. Et même si, selon moi, il fallait être totalement fou pour tenter de contrôler l'incontrôlable haine de ces humains déchus, un homme aussi désespéré que Goran serait près à n'importe quoi pour survivre et protéger les siens.
Des cris me parvinrent de l'extérieur, l'affrontement avait commencé. Autour de moi, tous tremblaient de peur, même Olek se cramponnait à mon bras fébrilement, me demandant sur un ton suppliant de rester avec lui. Nous devenions tous des proies face aux loups-garous, ils ne faisaient pas de quartier.
_ Il faut que je sorte. Annonçai-je à mon cousin qui ne me répondit que par un gémissement plaintif.
_ Je n'ai pas peur. Ajoutai-je, en me dégageant.
Olek rétorqua qu'il aurait mieux valu que ce soit le cas avant de me lâcher. Nous nous regardâmes d'un air entendu, il savait ce qu'il avait à faire si l'occasion se présentait. Je me glissai par la porte de l'espèce de grange dans laquelle nous étions cloîtrés et la première chose que je vis fut le cadavre atrocement mutilé d'un soldat de Markus à en juger la lettre qui ornait sa cuirasse. Celle-ci était fracassée, laissant apparaître les viscères de son propriétaire. Je me figeai et la migraine eut raison de ma retenue, une violente nausée me prit et je dus m'appuyer contre le mur afin de ne pas tomber sur le corps sanguinolent du vampire. Je sentais les larmes me monter aux yeux tandis que je rendais le maigre contenu de mon estomac. J'avais déjà vu des cadavres mais le carnage qui se déroulait sous mes yeux n'avait aucune comparaison. Aussi vite que mon corps me le permit je me dirigeai vers les souterrains du château, avec un peu de chance, personne ne s'y trouverait. Sur mon chemin, j'évitai, souvent de justesse, les coups d'épées des vampires et les immenses mâchoires des loups-garous.
Enfin, j'atteignis mon but et me laissai tomber sur le sol en sanglotant. Pourtant, ce n'était certainement pas le moment de se laisser abattre. Les couloirs humides étaient déserts et je comptais bien profiter pleinement de ce fait. Je me relevai, m'appuyant sur ce que je pouvais tant mes jambes tremblaient. J'avançai lentement dans les tunnels sinueux lorsque soudain une grande clameur me parvint. Instinctivement, je m'aplatis contre le mur auquel je me tenais. Une file, de ce qui semblait être des esclaves humains, passa en trombe devant moi. Quelqu'un avait ouvert leurs cellules et je n'eus aucun mal à deviner de qui il s'agissait. Un peu en retrait, un jeune garçon, d'environ mon âge, soutenait avec peine un vieillard l'aidant ainsi à avancer. Je les regardai passer devant moi et le garçon m'adressa un regard curieux, je détournai les yeux et m'apprêtai à poursuivre mon chemin lorsque prenant conscience que tous ces gens se jetaient droit dans la gueule des loups-garous, j'agrippai le bras du garçon, resté à ma portée.
_ Ne sortez pas. Soufflai-je. Les loups ont envahi la cour du château.
L'adolescent me regarda avec surprise, ses yeux bleus me détaillèrent de la tête aux pieds et il hocha finalement la tête avant de prendre la parole d'un ton qui trahissait l'excitation qu'il ressentait à l'idée de quitter les sombres couloirs des geôles.
_ On nous a certifié que les loups-garous ne nous feraient aucun mal. Qui es-tu ?
Je déglutis, soit ce garçon était complètement fou, soit suffisamment désespéré pour croire une telle chose.
_ Qui je ne suis n'a pas d'importance et je réitère mon conseil, ne vas pas dans la cour, tu mourrais. Et ton grand-père également.
Je n'avais aucune certitude concernant l'éventuel lien de parenté entre les deux hommes mais j'espérais ne pas m'être trompée afin que ma demande ait plus d'impact sur le garçon. Celui-ci me fixa et retira ma main de son bras avec fermeté. Il soupira, me prenant certainement pour une folle, ce que je dois certainement être en fin de compte, et repartit dans la direction opposée à celle que je prenais. Je laissai échapper un gémissement, j'étais peinée pour eux, mais je ne pouvais cependant pas les forcer à se mettre à l'abri. Je repris donc mon chemin, lançant encore quelques petits regards en arrière avant de me retourner pour de bon.
_ Moi je sais très bien qui tu es Ilona Corvinus. Retentit soudain une voix grave et rendue rocailleuse par l'âge. Et… celui que tu cherches a pris la direction des appartements des vampires.
Je n'eus cependant pas le temps de remercier le vieillard pour ses précieuses informations car lorsque je me retournai, il avait disparu. Laissant mes questions derrière moi je pris en courant la première volée d'escaliers que je trouvais sur mon chemin. Il fallait que j'arrête Goran avant qu'il ne soit trop tard.
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Les prochains chapitres seront très probablement une succession de passages narrés par différents personnages (dont évidemment Ilona et Viktor). Ils reprendront les évènements s'étant écoulés juste après la fin de ce chapitre et avant le petit passage daté du 15 juillet.
