Journal d'Ilona 12 - Transformation
oOo
16 juillet 1207,
Viktor avait tenu parole et était revenu au bout d'une heure, l'air aussi abattu que lorsqu'il m'avait quitté. Il s'était laissé tomber sur son fauteuil sans un mot, soupirant juste en m'apercevant encore sur le sol, à l'endroit même où j'avais chu en entrant dans la chambre de l'Aîné. Il s'était de nouveau pris la tête dans les mains et nous avions gardé le silence pendant de longues minutes. Puis, il s'était levé pour mieux glisser sur le sol contre le bois de son lit, se rapprochant de moi. Il avait étendu le bras pour m'atteindre et je l'avais laissé me ramener à lui sans broncher. Perdue dans son étreinte, je m'étais mise à somnoler, trouvant cette fois-ci un repos beaucoup plus apaisé, je ne me rendis compte que je m'étais endormie contre lui que lorsque je m'éveillai beaucoup plus tard, allongée sous plusieurs couvertures et ma tête reposant sur un oreiller.
Surprise et désorientée, je mis un instant avant de parvenir à me remémorer comment j'étais parvenue jusqu'ici, puis, avisant les lambeaux de ma chemise, la mémoire me revint. J'avais espéré que ce ne fut qu'un cauchemar, mais vraisemblablement, la vérité sordide continuait à vouloir me poursuivre sans relâche. Je secouai la tête, avisant par la même occasion mon environnement. J'étais dans le lit de Viktor dont le bras reposait mollement en travers de ma taille et dont le souffle me chatouillait la nuque. Non pas que cette situation ne se soit pas produite à plusieurs reprises au cours des derniers mois, mais jamais dans ces circonstances. Je n'osais imaginer ce qu'il adviendrait si quelqu'un venait à avoir l'envie d'entrer dans la pièce sans s'annoncer. Tout Aîné qu'il était, je doutais grandement de l'aspect tolérable de la situation présente. Nous dormions, ensemble, dans le même lit, le sien. Lui, un des plus grands chefs immortels, et moi, la responsable de ses tourments militaires du moment. Pactiser avec l'ennemi n'aurait jamais pu avoir plus de sens.
« Viktor ? chuchotai-je avant de m'assener une claque mentale. »
Ce n'était certainement pas une bonne idée de le réveiller, alors même que j'avais dû l'empêcher de dormir pendant bien des journées depuis le tournoi. Trois ou quatre jours tout au plus avaient dû s'écouler, mais à mon échelle cela me paraissait être des siècles. L'Aîné ne réagit pas à mon appel et se contenta de laisser échapper un petit ronflement qui me fit pouffer malgré moi. Mes nerfs lâchaient définitivement si j'en étais à me permettre de rire du vampire sur lequel reposait ma survie. Il répondit à ce second bruit en me collant davantage à lui et je sentis le rouge me monter au visage. Qu'étais-je censée faire ? Et dans quelle mesure était-il conscient de ce qu'il faisait ? Finalement convaincue que bouger sans le tirer du sommeil serait impossible, je me détendis et observait la chambre sous un œil nouveau.
La lumière filtrait légèrement derrière les épais rideaux et m'indiquait qu'il faisait à présent jour. J'étais si peu habituée au rythme nocturne de mon hôte que le soleil continuait de guider mes journées. Cela m'étonnait car dans les geôles j'avais perdu le cycle de sa course, étant toujours plongée dans l'obscurité la plus totale. Seuls les pas des gardes au-dessus de ma tête m'indiquaient que le temps s'écoulait encore et que la vie n'était pas suspendue dans une ombre floue.
Sur le fauteuil, un livre gisait. Viktor avait certainement dû profiter d'un moment de calme pour se poser sur la grande couverture moelleuse qui l'habillait. Du lit, je ne pouvais voir les détails de la couverture de l'épais volume, mais il semblait ancien. Nous avions discuté de bien des choses, mais cela faisait un certain temps que nous n'avions pas eu le loisir d'échanger sur nos lectures. Et à vrai dire, je n'avais que peu le temps de m'y adonner depuis quelques mois. Je compte bien réparer ce sacrilège à présent que j'ai toute l'éternité pour lire le contenu de toutes les bibliothèques qui existent et existeront au fil des siècles.
Sous et sur moi, la couverture s'était imbibée de l'eau sanguinolente qui avait imprégné mes vêtements plusieurs heures auparavant, et l'oreiller avait subi le même sort sous mes cheveux. J'en rougis de honte. Je ne doutais pas que Viktor posséda un excellent teinturier mais je me sentais mal à l'aise à l'idée d'être la responsable d'un tel carnage, surtout au milieu d'un château peuplé d'habitants que l'odeur du sang faisait se muer en effroyables créatures. Je commençai à sentir l'improbable traitement de faveur auquel j'avais droit. Jamais aucun autre humain, ayant défié les vampires de surcroît, ne se verrait octroyé une nuit dans le lit d'un des Aînés. Tout au mieux leur aurait-il servi de dîner.
Viktor choisit ce début de panique pour émerger pleinement du sommeil et me fixa d'un regard incrédule avant de sembler se remémorer ce que je faisais ici. Il esquissa un rictus désolé avant de se relever sur les coudes, retirant sa main de ma taille sans un mot, ni regard. Je frissonnais, son silence ne me plaisait pas, je voulais qu'il parle pour briser le secret de mon devenir. Non pas qu'il m'était absolument inconnu mais je préférais l'entendre de sa bouche plutôt que de spéculer sur les possibles.
« Navré, j'ai perdu depuis bien longtemps l'habitude de dormir accompagné. »
Je me tus et hochai simplement la tête, compréhensive, n'osant pas lui demander depuis quand il dormait seul, son passage dans mon antre, exclu. J'avais cru comprendre qu'il avait pu être marié il y a bien longtemps lors d'une de nos discussions mais je ne l'avais pas poussé trop loin sur le sujet, sentant celui-ci particulièrement sensible. Nous nous observâmes sans un mot et je me relevai à mon tour en souhaitant disparaître. Viktor porta lentement sa main à ma joue et caressa du bout des doigts une griffure qui peinait à cicatriser, je fermai les yeux par réflexe. Ce petit geste avait au moins le bon de me détendre un peu. Viktor essayait de me rassurer, j'en étais bien consciente et lui en était extrêmement reconnaissante. Lorsqu'il mit fin à son élan de tendresse, mon regard glissa de nouveau sur l'état de mon environnement proche.
« Je suis vraiment désolée pour les draps, murmurai-je. »
Il haussa les épaules avant de m'indiquer qu'il ne manquait certainement pas suffisamment de literie pour qu'il choisisse de s'en indigner. Lorsqu'il se leva après avoir effleuré ma main, je dirigeai mon regard piteux vers mes pieds, outre mon état de crasse avancé, j'avais dû lui faire passer les pires jours de son existence et ce n'était certainement pas en sanglotant dans ses bras la veille que j'avais pu arranger ce fait. En vérité et après une petite seconde de réflexion, ma place toute désignée aurait été un poteau d'exécution ou un trou dans la terre et pas le lit d'un des vampires les plus puissants. Ma survie sur l'entièreté de mon existence tenait véritablement du miracle et de son bon vouloir.
Mon estomac choisit ce moment précis pour achever de creuser la tombe de ma dignité en émettant un gargouillis sonore. Il était vrai que je n'avais rien avalé de bien consistant depuis le tournoi et que ma cavalcade avec Lucian s'était effectuée en dépit de mon état de faiblesse. Viktor m'observa d'un air sévère alors que je baissais les yeux, comme s'il aurait été évident que je demande de quoi me sustenter avant de songer à toute autre chose.
« Bientôt, tu n'auras plus faim, indiqua-t-il d'une voix blanche avant de se lever pour se diriger vers l'armoire en silence, me laissant tout le loisir de peiner à déglutir. »
Bien que je susse pertinemment ce qui m'attendait, je n'étais pas particulièrement sereine. Devenir un vampire n'était certainement pas la chose qui m'enchantait le plus, le soleil me manquerait, le goût des aliments également. J'affectionnais également de plus en plus ma forme lupine et je craignais bien qu'elle ne disparaisse sous l'effet du venin de l'Aîné. Je ne me voyais cependant pas lui énoncer ce dernier point, sachant qu'il ne voyait ma lycanthropie que comme une aberration et un accident regrettable. Ce qu'elle était bien évidemment, mais me changer en loup m'avait tellement rendu service jusqu'à ce jour qu'il m'était impossible d'y renoncer sans ressentir un petit pincement au cœur.
La main de Viktor, sur mon épaule, me sortit de mes pensées. L'Aîné me tendait une sorte de biscuit à l'aspect trop cuit qui devait se trouver dans son armoire depuis l'invention de l'écriture à en juger par l'aspect de pierre qu'il présentait. Par politesse, et suivant mon instinct de survie, je m'en saisis en le remerciant et croquai dedans pour faire bonne figure. Je fus presque étonnée de ne pas y laisser une dent, mais la chose était bien meilleure qu'elle n'y paraissait de prime abord et j'eus tôt fait d'engloutir la nourriture tant mon estomac criait famine. Viktor me regardait avec un sourire en coin qu'il peinait à cacher. Mes soupirs de délectation devaient être incroyablement divertissants de l'extérieur.
« Ce sont les préférés d'Helén, expliqua-t-il devant mon air étonné et mes lèvres pleines de miettes, j'en ai toujours dans ma chambre au cas où elle vienne me rendre visite. Bien entendu, cela fait longtemps qu'elle ne me réclame plus de goûter, mais j'ai gardé cette habitude. Il y a des choses que l'on aimerait éternelles. »
Son regard se voilà pour se perdre dans ce que je devinais être un très vieux souvenir et je conservai le silence, respectueuse. Cela devait être très étrange de voir grandir et vieillir ses proches sans jamais changer soi-même. Bien entendu les enfants immortels changeaient tous, jusqu'à ce que leur métabolisme ne mute brusquement entre leur vingtième et le leur trentième année, mais je devinais que cette seule évolution au milieu d'un monde figé devait en perturber plus d'un. Viktor était-il nostalgique de sa vie d'avant lorsqu'il voyait Helén changer de jour en jour ? Cela lui manquait-il d'être un peu humain et éphémère ?
Le biscuit avalé, je me sentais déjà un peu mieux, bien que mon cerveau tournât encore à plein régime. J'étais incapable de décrire avec précision mon état d'esprit, trop de questions et de sentiments se bousculaient dans ma tête, je vivais un vrai brouillard de pensées en tous sens. Mon inquiétude pour Olek était grandissante, pour Helén également, où étaient-ils ? Ne tenteraient-ils rien de stupide pour me retrouver ? La fuite d'Helén aurait-elle des conséquences ? Lesquelles ? Et Zán, était-il en sécurité ? Comprenait-il pourquoi j'avais agi de la sorte ? Le reverrai-je ? Les reverrai-je tous ? Survivrai-je à la transformation ? Que devais-je penser à propos de Viktor ? L'image de l'Aîné tuant mon amie hantait mes songes alors que mon affection pour lui envahissait mes sens. Que penser ? Comment ne garder en tête que la douceur lorsque le tableau était également obscurci d'horreur et de traînées sanguinolentes ?
Ce fut de nouveau la main de Viktor, pressant, cette fois-ci, doucement la mienne, qui me ramena sur la terre ferme, m'extrayant de mes tourments.
« Tu devrais aller te rafraîchir, suggéra-t-il, un bon bain ne serait pas de trop. »
J'avisais mon état de crasse en rougissant, je ne pouvais pas lui donner tort sur ce point, je ressemblais à un animal échappé d'une porcherie, je devais faire bien peine à voir. Et je doutais également de l'odeur que je devais renvoyer, probablement un mélange de sueur, de boue, de peur et de sang, un véritable miracle que Viktor ait pu dormir à côté de moi sans être indisposé. Penaude, je me levai et pris la direction qu'il m'indiquait avec un petit sourire en coin. Il m'ouvrit la porte de la salle d'eau sans rien dire et je jetai un coup d'œil curieux. Sa baignoire, au contraire de celle d'Helén, avait des allures de petit bassin et était d'ailleurs comme creusée dans une dalle surélevée à laquelle on accédait par une volée de marches. Une dizaine de personnes aurait facilement pu y tenir. Un système sophistiqué de circuit d'eau semblait alimenter la cuve et une étrange pompe était abouchée à une ouverture en forme d'ovale dans la paroi. La trappe derrière laquelle se trouvait le feu chauffant l'ensemble était décorée de motifs végétaux, forgés dans l'étain et légèrement enluminés. Le reste de l'installation était orné d'une myriade de morceaux de faïence aux mille couleurs. Je clignai des yeux, si tous les Aînés disposaient d'une telle œuvre d'art pour se laver, la fortune des vampires était bien sous-estimée par rapport à tout ce que j'avais pu entendre depuis ma naissance.
Viktor me poussa à l'intérieur et je me laissai faire, aussi subjuguée que gênée. Lorsqu'il me demanda de lui donner mes affaires, je marquai un temps d'arrêt avant de rougir furieusement. Bien que cela ne l'embarrassait pas lui, je n'étais pas tout à fait sereine à l'idée de me déshabiller entièrement. D'une part parce que mon corps n'était certainement pas quelque chose que j'étais fière d'exhiber et d'autre part car une petite partie minoritaire, puritaine et romantique de ma personne, souhaitait un autre contexte que celui-ci pour arborer cette non-tenue. Finalement, captant mon trouble, il proposa de se retourner jusqu'à ce que je sois rentrée dans l'eau, ce que j'acceptai. Lorsque ma tunique tomba sur le sol je réprimai un frisson, elle était aussi rouge qu'un mauvais vin, bien loin de la couleur naturelle du lin dont elle était composée.
Je gravis les marches sur la pointe des pieds et me laisser glisser dans l'eau que je découvris agréablement chaude. Je me risquai à immerger ma tête dans le bassin, démêlant quelque peu mes cheveux collés par les évènements. En relevant la tête, je laissai échapper un soupir, c'était la première fois que je me sentais véritablement humaine depuis le tournoi. Dommage qu'il s'agisse là de mes derniers instants en tant que telle. Je doutais que Viktor me laisse, après le bain, effectuer toutes les choses non-vampires qui me tenaient à cœur. A quelques pas de là, les joues également légèrement cramoisies, il me fixait, l'air insondable, mes vêtements déchirés à la main. Il m'interrogea du regard avant de les lancer dans la cheminée avec mon accord. Je n'avais de toute façon aucune envie de garder quoique ce soit me rappelant les jours qui venaient de s'écouler. Puis, cherchant toujours l'approbation dans mes yeux, il se rapprocha et prit place au bord de l'eau, maintenant tout de même une distance polie et ne regardant qu'en direction de mon visage.
Je détournai rapidement la tête et me focalisai sur ce qui devrait être ma principale préoccupation dans une baignoire : me laver. Ôter toute la crasse de mon corps aurait d'ailleurs été un terme bien plus proche de la réalité que simplement me savonner. Grâce à l'ingénieux système de renouvellement de l'eau, celle-ci demeura claire malgré la terre et le sang séché que je retirai de ma peau à chaque friction, étrangement, retrouver ma peau blanche et mes cheveux bruns me rassurait. Je retrouvai le semblant d'identité que j'avais perdu durant mon séjour dans les geôles. À cette pensée, mon cœur de serra douloureusement, j'éprouvais une certaine honte à en être sortie vivante et à m'apprêter à rejoindre ceux que j'aurais dû considérer comme des ennemis. Ma propre trahison me faisait me haïr. J'aurais dû vouloir préférer mourir plutôt que de rejoindre le camp des vampires, et bien que Viktor aurait certainement tout fait pour m'empêcher de mettre fin à mes jours, j'aurais très bien pu me jeter du haut d'un toit ou camoufler un objet tranchant pour m'en servir sur ma personne. Mais l'évidence me faisait rougir, je voulais vivre, quel qu'en soit le prix. Et plus encore, et j'avais bien du mal à l'admettre, je voulais le pouvoir. Pas celui me permettant de me pavaner et d'asservir, non, le pouvoir d'agir plus que ce que ma condition actuelle me le permettait. Mais qui le verrait ? Qui saurait, alors que moi-même je doutais, que je n'agissais pas pour l'attrait que provoquait chez tous l'immortalité ? Je ne voulais pas, ne jamais mourir mais je ne souhaitais pas quitter ce monde sans y avoir réglé certaines affaires.
« Ilona ? Tu te sens bien ? murmura la voix inquiète de Viktor dans mon dos, me faisant sursauter.
- Je crois, bredouillai-je en me tordant les mains tout en sentant les larmes monter à mes yeux.
- Tu trembles, objecta-t-il, me tirant une grimace, tu devrais sortir, tu vas prendre froid. »
Je ne réagis pas à ses mots, la terreur avait repris possession de moi, je visualisais précisément mon avenir et cela me sidérait. Tout mon corps semblait s'être changé en pierre et l'air avait déserté mes poumons lors de ma dernière expiration. J'étouffais, alors que j'avais envie de crier et de frapper tout ce qui se trouvait à ma portée. J'avais peur, horriblement peur, de tout et surtout de moi-même. Je m'étais perdue en quelques jours, me raccrochant seulement à ce que je possédais et que mes ennemis ne pouvaient que m'envier, mon humanité. Viktor allait me la prendre aussi, et alors, je ne serai plus rien.
Des bras se refermèrent autour de moi et on me hissa sur le bord sans effort avant de m'enrouler dans un tissu moelleux. Mon oreille s'écrasa contre un buste masculin et des mains pressèrent mon dos avant que l'une ne remonte dans mes cheveux. Viktor me garda de longues minutes contre lui, sans un mot, en silence, écoutant les sanglots douloureux qui s'échappaient de ma poitrine une nouvelle fois. Je pensais mon cœur asséché et pourtant il se noyait dans un océan de chagrin, d'indignation et d'injustice.
Lorsque Viktor me relâcha, mes larmes s'étaient taries depuis un moment déjà, cédant la place à un profonde lassitude qui m'enveloppait, me faisant somnoler contre l'Aîné. Ce dernier ne dit rien et se contenta de remonter la serviette sur mes épaules, dont elle avait glissé. Il déposa un baiser furtif sur mon front et m'indiqua qu'il me laissait m'habiller en paix et m'attendait dans la chambre lorsque je serais prête. Je hochais la tête, reconnaissante et toujours un peu honteuse de passer le plus clair de mon temps à sangloter dans ses bras depuis ma tentative avortée d'évasion. Lorsque la porte se referma sur lui, me laissant seule, j'avisais la tunique qu'il m'avait préparée sur une chaise, en face d'un grand miroir. Celui-ci ne reflétait qu'une jeune-fille aux yeux rougis et aux cernes impressionnantes, se confondant avec les quelques taches de rousseur parsemant ses joues. J'avais triste mine et me questionnais sur ce que Viktor pouvait bien me trouver d'attirant en temps normal. Les vêtements laissés à mon attention appartenaient certainement à ma sœur et étaient bien trop grands pour moi, mais je les enfilai sans rechigner, savourant brièvement la douceur du tissu sur mes épaules.
Je pris une grande inspiration avant de passer la porte, maîtrisant avec peine les tremblements de mes mains, j'étais définitivement terrifiée. Viktor m'attendait, le visage sombre, assis sur son lit. D'un geste il m'invita à y prendre place, indiquant qu'il était préférable que je puisse m'allonger rapidement après la morsure. J'obtempérai sans un mot, crispée et m'installai, en tailleur, en face de lui.
« Bien, souffla-t-il, laissant transparaître un soupçon d'appréhension. As-tu des questions avant que je ne... procède ?»
Je déglutis, mon esprit en était rempli de milliers.
« J'aurais voulu savoir, comment cela va-t-il se passer, après que vous m'ayez mordue ? Et combien de temps le processus de transformation dure-t-il ?
- Cela dépend, répondit Viktor. Pour certaines personnes il s'agit parfois de l'affaire de quelques minutes, pour d'autres, la majorité, quelques heures, exceptionnellement deux ou trois jours. Tu vas te sentir épuisée et très fiévreuse. Il y a d'ailleurs de grandes chances que tu dormes ou somnoles pendant quelques temps. Ton corps va te paraître de plomb et douloureux, tu ne pourras pas bouger ou très peu. Tu auras très soif, tes pensées seront désordonnées, tous tes sens te paraîtront amplifiés. La transformation effectuée tu te sentiras d'abord très bien avant de subir le contrecoup qui te demandera quelques jours de repos et d'accommodation. Il est possible que tu ressentes encore des besoins humains le temps que ton organisme se réorganise. La morsure en elle-même est le moment le plus désagréable et elle peut ne cicatriser qu'une fois la régénération opérationnelle ce qui peut prendre du temps. Dans ton cas, étant donné que tu bénéficies déjà de certains traits immortels, je suppose que cela ne sera pas un problème.
- D'accord, acquiesçai-je. Je me demandais également, qu'en est-il de mes souvenirs ? Y aurez-vous accès en me mordant ?
- Je vais tâcher de simplement te mordre, sans boire ton sang, cela sera... moins désagréable pour toi. Et je ne souhaite pas connaître l'intégralité de ton existence de cette façon. Bien que tu m'en aies déjà fait goûter un aperçu.
- Merci, murmurai-je. »
Viktor se contenta de hocher la tête avant de tendre une main engageante vers moi. Je m'en saisis avec hésitation et le laissai me rapprocher de lui, jusqu'à me caler contre son torse. Le rythme calme de son cœur me rassura, il paraissait sûr de lui et semblait savoir ce qu'il faisait. Je me laissai faire lorsqu'il décala délicatement une mèche de cheveux pour dégager mon cou et descendit ma tunique sur mon épaule. Sa main s'attarda sur ma peau et je frémis, dans un tout autre contexte, j'aurais certainement trouvé le moment agréable. Il remonta le long de ma nuque avant de glisser sur ma mâchoire puis sur ma joue. Je fermai les yeux par réflexe, préférant ne pas lire ce qui passerait dans ses yeux avant de me mordre. Je sursautai presque lorsque ses lèvres se posèrent sur les miennes avant de répondre maladroitement à son baiser, surprise qu'il trouve le moment opportun mais non gênée. Sa main se glissa dans la mienne et ses doigts pressèrent les miens m'offrant la distraction dont il avait besoin. Ses canines transpercèrent ma peau l'espace d'un instant, m'arrachant un cri de surprise et avant que je n'aie le temps d'envisager de le repousser, il s'était reculé. Je m'échappai de ses bras par réflexe, sous le choc et portai ma main à mon cou. Viktor me laissa faire, respectant la distance que j'avais mise entre nous. Je sentis un liquide poisseux couler entre mes doigts et effleurai la blessure avec crainte. Elle m'apparut cependant comme déjà refermée et si ridicule à côté de la morsure de William qui ornait également cette zone depuis des années que je restai interdite. La stupeur anesthésiait la douleur lancinante que je commençais déjà à ressentir.
Une main saisit la mienne et je résistai un instant avant de laisser Viktor essuyer mes doigts ensanglantés avec un linge humide. Il fit de même avec mon cou, me révélant finalement que bien peu de sang avait coulé à la suite de la morsure.
« Je suis désolé, murmura-t-il. Je me suis dit qu'il valait mieux te... distraire un peu. Je commençais à craindre que tu ne transformes en loup, ce qui n'aurait certainement pas arrangé nos affaires.
- Vous avez bien fait, grognai-je en me tenant la tête, une migraine des plus terribles me vrillant le crâne. Je crois que je vais m'allonger. »
Sur ces mots, je chancelai et Viktor m'accompagna doucement dans ma chute sur le matelas, veillant par la suite que je repose confortablement sur un oreiller. Des frissons gagnèrent rapidement mon corps et je fus surprise d'avoir aussi froid et chaud en même temps, moi qui ne tombais jamais malade. Mon corps s'engourdit d'un coup et j'eus l'impression qu'un sac de sable était posé sur chacun de mes membres. L'Aîné ne m'avait pas menti, ce n'était plus qu'une question de secondes avant que je ne m'endorme. Ses doigts caressèrent mon front avec tendresse et je laissai mes paupières se clore. La peur m'étreignait toujours mais je me sentais également curieusement apaisée. Viktor s'allongea dans mon dos et je m'empressai de me retourner pour me blottir contre lui. L'instinct de conservation aurait pourtant voulu que je m'éloigne le plus possible du prédateur qu'il constituait mais je ressentais un irrépressible besoin de chaleur humaine, quand bien même la fièvre fusse-t-elle en train de gagner du terrain.
« Je peux rester encore quelques minutes avec toi, m'informa-t-il, avant que le Conseil de cette nuit ne commence. Si tu souhaites en profiter pour t'endormir... »
J'opinai contre lui, savourant la torpeur qui me gagnait. J'allais enfin pouvoir me reposer. Un éclat de malice, cependant, passa furtivement dans mon esprit et je me redressai légèrement pour pouvoir planter mon regard dans celui de Viktor, intrigué.
« Dites-moi, procédez-vous toujours ainsi, ou bien ai-je le droit à un traitement de faveur ? le taquinai-je.
- Dors, grogna-t-il sur un ton laissant transparaître une pointe de gêne avant de me retourner d'un geste, me mettant dos à lui. »
Je ne me fis pas prier pour mettre en application son judicieux conseil.
Mon premier réveil à la suite de cela fut terrible, d'autant plus que Viktor n'était pas à mes côtés pour me rassurer sur ce qui était en train de se produire. La douleur ressentie lors de ma première transformation en loup était presque négligeable à côté de ce qui m'assaillait à présent. J'avais l'impression que ma tête allait exploser tant chaque odeur, chaque petit bruissement et chaque éclat des flammes de bougies m'attaquait comme des milliers de petits harpons perforant mes oreilles, mon nez et mes yeux. Mes sens étaient si aiguisés que j'aurais pu entendre la poussière s'accumuler entre les meubles de la pièce. Je laissais échapper un geignement plaintif et une main se glissa dans mes cheveux. Je sursautais intérieurement, n'ayant pas la force de me mouvoir tant mon corps semblait de plomb. La voix de ma sœur me parvenait, lointaine, brouillée par tous les autres stimuli auditifs de mon environnement. Elle se voulait rassurante, mais je n'étais que douleur. Tous mes souvenirs passaient en boucle derrière mes paupières closes, farandole assourdissante. Des images de ma mère, parfois douces, mais souvent amères, d'autres de mon père, tragiques mais également empruntes d'amour, et enfin, mon frère, qui me manquait tant bien qu'enfoui au plus profond de ma mémoire pour ne pas sombrer dans la mélancolie. Qu'aurait-il pensé de tout cela ? Qu'aurait-il pensé de moi ? De mes choix ? Me reconnaîtrait-il ? J'aurais tant voulu qu'il soit à mes côtés, j'aurais tant souhaité entendre son rire et retrouver cette affection luisant dans ses yeux. Mais l'aurait-il seulement accordée au monstre rêvant de venger les siens en retrouvant et exécutant tous ceux impliqués dans la chute du monde des Hommes ?
Les images suivantes me torturèrent tout autant, remuant des souvenirs que j'aurais préféré enfouir à jamais, effaçant toute trace de bonheur et d'enfantillage de mon esprit. Ilí m'habillant avec une de ses robes trop justes alors que je venais d'avoir douze ans, mon corps frêle flottant dans les couches de tissu offrant l'image d'une petite poupée au visage sérieux. Aurél me donnant une leçon d'escrime, une année plus tard, un fin sourire aux lèvres. Puis une leçon d'équitation, une pluie torrentielle et un baiser volé. Je m'en étais voulu de repousser ses avances, mais j'étais pourtant encore persuadée qu'il s'agissait là de la meilleure des décisions. M'aimer l'aurait juste envoyé de façon encore plus prématurée dans la tombe, comme chacune des personnes prenant le parti de ressentir quelque chose pour moi. L'éconduire m'avait coûté et je ne m'étais jamais réellement concertée vis-à-vis de ce que cela avait produit en moi, bien que je ne l'aie jamais aimé comme je pouvais présentement aimer Viktor et avais pu apprécier sa sœur. Quoiqu'il en soit, il est trop tard. Aurél est mort, à jamais.
Ilí me racontait bien souvent des choses futiles et je la jalousais pour cela, trouvant sa vie si simple et limpide à côté de la mienne, tumultueuse et remplie de drames, c'était oublier son père et le contrôle tyrannique qu'il exerçait aussi bien sur ses enfants que sur ses sujets. Elle me parlait souvent d'amour et de sentiments, choses que je trouvais inintéressantes du haut de mes treize ans, alors bien ignorante des rouages faisant véritablement tourner le monde. Tout était finalement question de sentiments et de pouvoir. Ilí avait plein de rêves, pour elle-même mais également pour les autres. Optimiste, parfois jusqu'à la naïveté, mais tellement lumineuse au milieu des ténèbres des bas-fonds de notre monde. Romantique à souhait, elle plaçait l'amour sur un piédestal et s'offusquait que j'y porte alors si peu d'intérêt à l'âge même auquel ces choses auraient dû commencer à m'intriguer. Elle avait embrassé l'apprenti scribe une fois, pour voir, avant d'expérimenter d'autres choses qui ne manquaient pas de me faire rougir. Elle n'était pourtant que de peu mon aînée, s'étonnant de mon absence de curiosité. Tant et si bien qu'un jour, elle s'était montrée beaucoup plus frontale dans ses questionnements sur mes propres déboires. Aurél, en ce temps, ne s'était pas dévoilé et je subissais juste les attouchements déplacés de Gorán desquels je ne tirais aucun plaisir. C'était une après-midi pluvieuse, nous étions perchées sur le toit de ma cabane, je songeais, comme à l'ordinaire, perdue dans mes pensées, bercée par les badinages d'Ilí qui me comptait ses dernières aventures entre ragots et batifolages en règle. Mais cette fois-ci, mes silences ponctués de grognements d'approbation ne lui suffisaient plus.
« Ilona, dis-le si je t'ennuie surtout ?!
- Oh, pardon, tu disais ? avais-je sursauté en sortant de mes rêveries. »
Elle se tenait en face de moi, les poings sur les hanches, ses boucles blondes emmêlées par l'humidité et ses yeux perçants dardés sur moi. L'expression pincée de son visage m'indiquait que je l'avais peut-être blessée.
« Je te demandais si entre deux vols qualifiés sur des nobles, tu prenais le temps de vivre un peu.
- Tu sais bien que oui, j'aide la famille aux champs, ton frère parfois et...
- Je parlais de loisirs, d'amis, d'amants, de choses qui te tiennent à cœur !
- Je... avais-je bredouillé en cherchant dans mes connaissances de quoi lui offrir une réponse convaincante. Je... lis, parfois.
- Autre chose que des traités militaires ? avait-elle soupiré.
- Oui, je m'intéresse aussi beaucoup au droit, aux mathématiques, à la médecine et... parfois je lis de vieux poèmes.
- Toi, tu lis de la poésie ?
- Oui, avais-je grommelé. Bien que les apparences soient en ma défaveur, j'ai aussi un cœur et des émotions. Il m'arrive même de pleurer lorsque je suis touchée.
- Je savais bien que tu étais fleur bleue.
- N'allons pas jusque-là.
- Comme tu veux, mais tu ne me feras pas changer d'avis. J'ai percé ta carapace et fait fondre l'épaisse couche de glace autour de ton cœur. »
J'avais laissé apparaître un sourire narquois, mais néanmoins attendri. Seulement, je savais également que le fait de n'avoir répondu qu'à une partie de sa question ne faisait qu'attiser sa curiosité.
« Quant aux amis, je t'ai toi. Et j'ai Olek, parfois Helén. Ton frère dans une moindre mesure. Cela me suffit amplement.
- Et personne pour occuper toutes tes pensées une fois seule ?
- Gorán. Je cherche un moyen de faire passer son meurtre pour un incident.
- Charmant.
- Il ne fallait pas poser la question. »
Ilí m'avait adressé un regard de trêve, tout du moins, temporaire. Avant de se rapprocher, s'accoudant à mes côtés pour observer le ciel d'encre, crachant sur nous toute sa tristesse. Je me souviens que ce jour-là précis, je mentais cependant. Une autre question, plus frivole hantait mes songes sans que je ne parvienne à la formuler. J'avais vu Olek embrasser une fille quelques heures auparavant. Enfin plutôt, c'était elle qui lui avait volé un baiser, mon cousin étant trop timide pour s'avancer sur ce genre de terrain, et cela m'avait intriguée. Personne ne m'avait jamais embrassée et j'avais toujours réussi à esquiver les tentatives de Gorán. J'étais curieuse de savoir ce que l'on pouvait ressentir.
« Surtout ne hurle pas immédiatement et écoute ma question jusqu'au bout, avais-je commencé, captant l'attention de mon amie dont le regard pétillait.
- Je te le promets, je saurais me contenir. Mais ne tarde cependant pas trop.
- Qu'est-ce-que... qu'est-ce-que cela fait... un... baiser ?
- Cela dépend qui te le donne, avait répondu Ilí, laconique et bien trop heureuse de pouvoir me mettre dans l'embarras.
- Ne fais pas l'innocente lorsque cela te chante, avais-je bougonné en sentant mes joues s'empourprer.
- Bien, avait-elle concédé. Je dirais que c'est une expérience agréable.
- Cela ne m'aide pas beaucoup.
- Difficile d'être précise sans te montrer !»
J'avais manqué de m'étouffer en déglutissant.
« Cela ne me dérange pas de me dévouer pour faire ton éducation, tu sais.
- Rappelle-moi de ne jamais te demander de m'expliquer comment on fait les enfants.
- Pourtant, te livrer à l'acte de chair pourrait ralentir l'apparition de ces rides de soucis que je vois apparaître sournoisement aux coins de tes yeux. »
J'avais envie de disparaître et mon visage me donnait l'impression d'avoir pris feu. Dans quoi avais-je mis les pieds ?
« Bon, alors, tu le veux ce baiser oui ou non ? s'était impatientée Ilí.
- Quoi ?! Tu parlais sérieusement ? m'étais-je étouffée.
- Je le suis toujours. Et si je ne te connaissais pas si bien, je dirais que tu as peur.
- Pas du tout. Je trouve juste cela inapproprié.
- Bien sûr. Tu es terrifiée.
- Non.
- C'est à cause de la nouveauté ? Tu crains d'être médiocre à côté de mon effroyable talent ?
- Absolument pas.
- Moi qui te croyais aventurière dans l'âme, voilà qu'un tout petit baiser de la part d'une amie te met dans le plus grands des troubles.
- Ce n'est pas ça.
- Alors quoi ? Je vais t'embrasser, pas te torturer. Et comme je suis gentille et conciliante je vais te laisser décider du début et de la fin de l'expérience.
- J'ai peur.
- Ah, tu vois ! Je le savais ! Ilona la rebelle dure à cuire est terrorisée par les choses simples de l'existence.
- J'ai peur d'aimer ça. »
Ilí s'était un instant figée, la mine indescriptible tandis que je souhaitais disparaître. Que se passerait-il si mon premier baiser m'était volé par une autre femme et que je venais à trouver cela agréable ? Je n'avais jamais imaginé mon mariage ou mes potentiels futurs enfants, trop occupée par mon sordide quotidien. Mais concernant les gestes tendres je n'avais jamais envisagé cela autrement qu'avec un homme. Qu'adviendrait-il s'y j'y prenais du plaisir avec Ilí, d'autant plus qu'elle était une amie que je ne supporterais pas de perdre.
« Que je comprenne bien, avait repris Ilí que je sentais soudainement bien moins sûre d'elle. Tu crains d'aimer embrasser ? Ou bien tu crains d'aimer spécifiquement m'embrasser, moi ?
- Oublie, c'est stupide.
- Non, non, au contraire, je n'ai pas envie de faire quoique ce soit qui puisse te blesser. D'ailleurs, je m'excuse, je pensais que tu prendrais la chose de façon détachée et analytique comme tu le fais habituellement, sinon, jamais je ne me serais autorisée à venir te chercher sur ce terrain.
- C'est juste que j'ai peur de ce qui pourrait se passer.
- Tu penses que cela changerait ma façon de te voir si tu appréciais ? C'est moi qui te propose cela Ilona, et je ne le ferais pas si je n'en avais pas la moindre envie.
- Donc, tu en as envie ? Et... Tu n'as pas peur ?
- Peur de quoi ? D'aimer cela ? Je sais déjà que cela sera le cas.
- Quoi ?!
- Je t'affectionne beaucoup, et depuis quelques temps, peut-être un peu plus, alors, l'idée me trotte dans la tête depuis plusieurs semaines.
- Mais... tu as déjà... embrassé une femme ?
- Non. Mais je doute que cela soit si différent du fait d'embrasser un homme.
- Pourquoi ne m'en as-tu jamais touché mot ?
- Parce que tu rougis comme une enfant à chaque fois que je parle de ce genre de sujets. J'ai juste saisi l'occasion aujourd'hui. Avait-elle haussé les épaules avec désinvolture. Et aussi, je ne voulais pas te faire fuir. Je cherchais un prétexte anodin pour voir si tu serais susceptible de m'aider à assouvir ce désir-là. »
Ilí avait alors les joues aussi colorées que les miennes, tranchant avec son teint pâle habituel. Je me souviens l'avoir trouvée particulièrement attendrissante à cet instant.
« D'accord. Dans ce cas, embrassons-nous, avais-je décidé en butant sur chaque syllabe. »
Un air mi-triomphant, mi-anxieux avait pris possession du visage de mon amie. J'avais senti qu'au-delà des apparences, elle aussi éprouvait quelques inquiétudes à l'idée de ce qui allait suivre. Elle avait cependant vite retrouvé son calme et sa détermination. Ilí avait toujours eu le don de parler avec aplomb, tant et si bien que toutes ses paroles étaient crues de tous sans tergiversations. Dommage que son père n'y ait pas été dupe cependant concernant l'identité du père de Lucian.
Elle s'était doucement rapprochée de moi, et guidée par un désir inconscient j'avais saisi la main qu'elle me tendait. Mon cœur battait contre mes tempes, trahissant ce que je ressentais réellement et ce que j'avais enfermé dans une prison sans serrure depuis peu. Elle avait raison, je n'avais pas réellement peur d'aimer ce qui allait se produire, je craignais de faire face à ce que je désirais vraiment et que je me refusais. J'avais peur de moi-même car j'aurais dû ressentir du dégoût face à sa proposition et qu'il n'en était rien. J'étais terrifiée par mes propres pensées, passées, présentes et futures et horriblement gênée par les souvenirs de regards lancés à la dérobée. De plus, Ilí allait au-devant de graves ennuis si quelqu'un nous voyait ou même nous entendait. Les actes homosexuels, surtout perpétrés par des femmes étaient très sévèrement punis, même lorsqu'ils restaient dans le domaine de l'expérimentation.
« Tu réfléchis trop, Ilona, laisse-toi porter, pour une fois. »
J'avais obtempéré, laissant mes doigts se lier aux siens, mes yeux se clore et mon visage se détendre. Je sentais le souffle d'Ilí sur mes lèvres. Hésitait-elle finalement ? Était-ce juste une plaisanterie qui s'essoufflait ? Mais alors que tant de questions m'assaillaient sa main libre s'était glissée sur ma joue en une caresse qui me tirait des frissons. Non, elle n'hésitait pas, elle laissait simplement tomber le masque de celle qui a l'habitude de se dévoiler pour redevenir la jeune-fille qui rêvait de s'échapper loin de sa tour dorée. Celle qui devait simplement se taire et attendre son heure et passait donc les plus belles de son existence à mes côtés. Ilí courrait après la chaleur et l'affection car elle en manquait cruellement. Et j'étais certainement la seule personne aussi seule qu'elle de son entourage. Je pouvais la comprendre bien que nos idéaux soient différents et son bien-être m'importait plus que celui de bien des gens.
J'avais rouvert les yeux, dans l'attente, tombant dans son regard azuré brillant d'une singulière manière. Elle avait fait rouler une de mes boucles entre ses doigts, toujours indécise, se mordillant les lèvres. Je pouvais voir la veine de son cou palpiter. Non, ce n'était pas juste une expérience à ses yeux, il y avait là, un enjeu que je peinais à distinguer.
« Désolée, chuchota-t-elle, je rends compte que c'est beaucoup moins facile lorsque l'on ressent quelque chose. »
Mon cœur avait jailli dans ma poitrine, cette insinuation avait suffi à me donner l'audace nécessaire pour faire ce qu'elle ne parvenait à achever même si elle l'avait initié. En un pas, j'avais comblé les derniers centimètres nous séparant et m'étais emparée de ses lèvres l'instant suivant. La réaction d'Ilí ne s'était pas fait attendre, et alors que je venais juste de rompre le premier baiser maladroit de toute ma future éternelle existence, elle m'en volait un sans retenue, maintenant ma tête entre ses mains alors que les miennes s'étaient posées sur sa taille. Nous nous étions embrassées longuement, galvanisées par le non-éboulement du monde alors que nous enfreignons à peu près toutes les règles régissant les rapports entre femmes, et nous étions séparées seulement à bout de souffle. Jamais je ne pourrais oublier le sourire qui hantait ses lèvres alors qu'elle m'embrassait une dernière fois avant de rentrer dans la demeure de son père un peu plus tard. Le même avait flotté sur son visage lorsqu'elle m'avait annoncé qu'elle était enceinte quelques mois plus tôt. C'était son seul vrai.
Je m'éveillai cette fois-ci en sursaut submergée par des sanglots secouant tout mon corps. Pourquoi avait-il fallu que ces souvenirs remontent en moi à cet instant pour me rappeler qu'en plus d'avoir perdu une amie, j'avais vu mourir sous mes yeux la première personne dont j'étais tombée amoureuse ? Certes nous ne nous fréquentions plus depuis presque une année mais mes sentiments, malgré Viktor, ne s'étaient pas totalement évaporés. On n'oubliait jamais ce genre de choses.
« Ilí, pleurai-je à chaudes larmes lorsque l'Aîné des vampires referma son étreinte sur moi. »
Ma douleur déferla contre sa poitrine, la noyant sous de nouvelles larmes, avant de faire le deuil de mon humanité, je devais commencer par faire celui de ceux qui m'avaient été arrachés ainsi que celui de tous mes rêves avortés.
oOo
« Tu es certaine que tu te sens bien, Ilona ? me questionna Viktor alors qu'il me fixait avec inquiétude. »
Je m'étais définitivement réveillée au petit matin, alors qu'il revenait du Conseil, après une énième session de souvenirs que j'aurais voulu ensevelir au plus profond de mon âme. La caresse, en songe, des doigts d'Ilí, sur ma peau nue, s'était effacée pour céder sa place au drap rêche qui irritait mes épaules et j'avais essuyé mes dernières larmes.
« Tout va très bien, assurai-je. Je suis juste un peu désorientée, mais je suppose que cela est normal. »
L'Aîné hocha la tête, après ce que je venais de vivre et la transformation éprouvante en vampire, le contraire eut été étonnant. De plus, il aurait à présent l'éternité pour me questionner sur les aspects de ma vie dont il ignorait tout. Pour l'heure, il y avait bien plus urgent.
« Bois, intima-t-il en me tendant une coupe remplie de ce que je sentais distinctement être du sang.
- A qui appartient-il ?
- Je suis attristé que tu me penses suffisamment cruel pour t'infliger les souvenirs d'un humain pour ton premier ''repas'', grommela-t-il d'une voix blanche. Cela doit être le sang d'un bœuf ou d'un mouton, rien que tu n'aies pas déjà consommé. »
Bafouillant des excuses, je pris la coupe dans mes mains, en humai le contenu avant d'y tremper les lèvres avec curiosité. Depuis mon réveil, ma gorge me piquait légèrement, sèche et mon estomac avait tendance à gronder, mais rien que je n'eus jamais expérimenté jusqu'à présent. Mon corps, en revanche était encore très douloureux, comme s'il on avait tiré sur chacune de mes articulations durant mon sommeil et j'avais la désagréable impression de peiner à me reconnaître. Je n'osais cependant pas demander à Viktor si j'avais physiquement changé, de peur de sa réponse. La seule chose que j'avais pu constater en l'absence de miroir était la carnation un peu plus pâle de ma peau, habituellement halée par l'exposition solaire.
Lorsque je reposai la coupe vide, Viktor m'observait toujours, très perplexe.
« Étonnant, marmonna-t-il.
- Qu'est-ce qui est étonnant ?
- Tes yeux, ta réaction, tout. »
Je lui lançai un regard interrogatif, ne comprenant pas ce qu'il avançait. Je n'avais aucune idée de ce que je devais ressentir et presque l'impression de le décevoir.
« Sois honnête, Ilona, qu'as-tu ressenti en buvant ?
- De la satiété.
- Uniquement ?
- J'ai aussi entraperçu des formes et des couleurs, mais c'était si flou que je ne me suis pas attardée dessus, répondis-je en guettant la réaction de Viktor. Sinon, c'était plutôt agréable gustativement parlant, un peu comme un verre de bon vin.
- Un verre de vin, soupira-t-il en levant les mains à son visage avant de les laisser retomber contre son corps.
- Cela aurait dû être beaucoup plus plaisant, n'est-ce-pas ?
- En général, c'est assez comparable au plaisir que l'on ressent en atteignant l'orgasme.
- Oh, lâchai-je en rougissant, des images indécentes parasitant soudainement mon esprit. »
Gênée je n'osai pas indiquer que j'étais effectivement très loin d'avoir ressenti une telle jouissance. Mon visage dût cependant parler pour moi car Viktor secoua de nouveau la tête. Lorsque je me mis à marmonner un début d'explication, il m'interrompit rapidement avec un regard bienveillant, m'indiquant que je n'étais pas obligée de me justifier quant à ce qui avait pu me servir de comparatif. Je me ratatinai sur moi-même et il ajouta avec empressement qu'il n'était cependant pas fermé à la discussion si le besoin se faisait ressentir.
« Tu devrais essayer de dormir, conseilla Viktor pour clore définitivement le chapitre. Tu dois encore être exténuée par la transformation. »
Je ne répondis rien, incapable de réellement savoir comment je me sentais en cet instant. Perdue était certainement le juste mot. J'avais la désagréable sensation de vivre dans le corps de quelqu'un d'autre et que mon esprit était envahi d'un épais brouillard.
oOo
« Bon anniversaire, Ilona !»
Helén paraissait si joyeuse avec ses yeux pétillants, ses habits légèrement désordonnés et ses boucles rebondissantes, mais ce n'était qu'une façade. Ma sœur était inquiète. Très probablement à raison, mais je n'en connaissais pas l'exacte cause. Viktor était demeuré muet quant à ce qui avait occupé son quotidien durant ma captivité et ma transformation et les seuls souvenirs flous que j'avais à son propos de cette période remontaient à l'attaque des loups-garous. Helén avait fui avec Olek, puis elle était revenue au château le jour de la mort d'Aurél, c'étaient là toutes les informations dont je disposais.
« Ouvre ton cadeau !»
J'obtempérai. Cela faisait des années que personne ne m'avait rien offert à cette occasion. Quel âge ai-je donc, au fait ? Ah oui, quinze ans. Pas tout à fait une femme, mais définitivement plus une enfant. Tout du moins, Helén ressemblait à une femme avec ses formes délicieuses et son allure fière et élégante. A côté d'elle, je n'étais qu'une petite fille perdue, noyée dans des vêtements trop grands, le regard sauvage et le corps sur le qui-vive. Je ne comprends définitivement pas ce que Viktor peut bien me trouver.
« Olek m'a dit que tu étais presque arrivée au bout de ton précédent carnet. Je connais bien l'artisan qui a confectionné celui-ci. C'est un humain. J'ai demandé à Ivola, notre guérisseuse qui me forme, de l'acheter pour moi étant donné que je suis toujours confinée au château depuis mon escapade... »
Je ne l'écoutais qu'à moitié, concentrée sur l'objet que je venais de déballer de sa pochette de toile. La couverture roulait, douce, sous mes doigts devenus sensibles à la moindre aspérité, et l'odeur du cuir me chatouillait délicieusement les narines. Le carnet était sobre, plus grand que tous ceux que j'avais pu avoir en ma possession, mais le papier était beaucoup riche et lisse. La teinture indigo lui donnait un aspect nocturne et profond qui me plaisait tout particulièrement. Lorsque je relevai le nez de mon inspection minutieuse, je croisai le regard d'Helén qui guettait mes réactions en se mordillant la lèvre inférieure.
« Merci, soufflai-je, gênée.
- Il te plaît ? questionna immédiatement ma sœur en triturait à présent une de ses mèches de cheveux.
- Oui, beaucoup. En revanche, je n'ai rien à t'offrir en retour... J'ignorais que nous étions déjà le 12.
- En vérité, nous sommes le 15, indiqua-t-elle en se dandinant d'un pied sur l'autre. Le 12 tu étais encore endormie. Tu es restée presque trois jours inconsciente. »
Le perdis mon souffle l'espace d'un instant. Je ne pensais pas qu'autant de temps s'était écoulé, en ayant perdu la notion lors de mon enfermement.
« Et concernant le cadeau, te voir vivante me suffit amplement, précisa précipitamment Helén qui interprétait certainement mal mon trouble. »
Mes mains se cramponnèrent au carnet, comme s'il pouvait à lui seul m'empêcher de sombrer de nouveau. Cela faisait cinq jours que j'avais essayé de m'enfuir avec Lucian et cinq jours qu'il était seul, dans le noir et apeuré.
« Lu...
- Ne t'inquiète pas, immédiatement après t'avoir mordue, Viktor a exigé que quelqu'un s'en occupe. L'enfant d'Ilí est aux bons soins d'Ivola, il ne risque rien, c'est quelqu'un de très compétent, je lui fais entièrement confiance. »
Ce n'était absolument pas mon cas. Je n'avais confiance en personne, tout du moins pas une confiance totale. Je savais que je pouvais compter sur Viktor et Helén pour me garder en vie mais il était hors de question d'accorder une confiance aveugle à qui que ce soit, je doutais de tout. Face à mon insistance, Helén me conduisit à l'infirmerie du château. C'était une grande pièce au plafond d'arches de pierres et aux vitraux apaisants, singulièrement chaleureuse et peu humide en comparaison avec le reste de la demeure. Des lits de pierre, sur lesquels étaient posés des matelas rembourrés de paille, s'alignaient le long des murs ornés de tapisseries brodées de fils clairs. Au fond, dos à un grand bureau en bois, une cheminée aux proportions titanesques crachait des flammèches réconfortantes, constellant de reflets orangés la peau pale d'une jeune-femme qui se tenait assise devant l'âtre, un petit paquet gigotant sur ses genoux.
D'un geste, je me précipitais vers elle, interrompant immédiatement ma contemplation des lieux et m'arrachant à la poigne de ma sœur. Ivola se retourna lorsque je ne fus plus qu'à quelques dizaines de centimètres d'elle et me dévisagea d'un regard d'acier qui me stoppa dans mon élan. Ses yeux avaient la même teinte qu'un orage et trahissaient son âge véritable quand la rondeur de ses joues lui donnait l'air d'une adolescente. Elle devait être à peine plus âgée que moi lors de sa transformation.
Viktor m'a expliqué que mon corps va continuer à vieillir quelques peu durant la première année suivant ma transformation, insistant sur le fait que l'apparence qui sera la mienne pour le reste de l'éternité ne peut être prédite, certains vieillissant soudainement d'une dizaine d'années, lorsque d'autres ne prennent que quelques semaines.
Ivola avait presque l'air d'une femme, mais n'en serait jamais totalement physiquement une quand bien même son esprit aurait-il plusieurs siècles. Elle posait sur moi un regard inexpressif tout en continuant de bercer Lucian qui gazouillait, un biberon dans sa main gauche. Elle donnait l'impression d'une totale indifférence mais je sentais au fond de moi qu'il n'en était rien. Elle me sondait, intégralement, passant en revue chaque millimètre de mon corps et tentant de percer mes secrets en scrutant mon visage. Aucune peur ne se lisait sur le sien alors même qu'elle tenait contre son sein la progéniture d'un loup-garou et qu'une seule morsure pourrait certainement lui être fatale.
« Alors, c'est toi, Ilona. »
Son ton était celui de la constatation et ne laissait transparaître aucun jugement qu'il soit positif ou négatif. Elle avait énoncé ces mots comme l'on aurait annoncé la météo du jour. Pour faire preuve d'un tel détachement, elle devait certainement avoir déjà dépassé le siècle. D'une certaine façon, par son attitude, elle me faisait penser à Markus et Viktor, rien ne pourrait probablement la surprendre.
« J'ai été très déçue de ne pas t'avoir comme patiente durant ta transformation, déclara-t-elle en souriant soudainement, me faisant sursauter. Tu dois être très spéciale pour que Viktor ait choisi de ne pas t'exposer. »
Je piquais un fard. Elle ne pensait pas si bien dire, bien que le la spécialité qu'elle envisageait ne devait pas celle à laquelle je songeais. Un léger rictus me détrompa cependant, peut-être en savait-elle bien plus que ce qu'elle ne laissait paraître.
« Il est passé me voir avant de se rendre au Conseil, ajouta Ivola en se tournant cette fois-ci vers Helén. Il compte bientôt lever ta punition, nous allons pouvoir reprendre ta formation. En espérant que tu sois un peu moins distraite par ton prétendant. A ce propos, il faudra que je te parle de quelques petites choses, ta mère étant toujours en mission diplomatique. »
Ce fut à ma sœur de se ratatiner sur elle-même en devenant plus rouge qu'une pivoine. Je lui lançai un regard interrogatif, ne comprenant pas ce à quoi Ivola pouvait bien faire allusion. Le monde me devenait totalement étranger et j'avais l'impression d'avoir dormi trois siècles et non trois jours. Un vagissement de Lucian me fit regagner la terre ferme, toute mon attention se trouvant soudainement focalisée sur ses yeux bleus qui me fixaient.
« Il va bien, commenta Ivola en caressant doucement son crâne. Et sa physiologie est très troublante. Il boit du lait, comme les humains. J'ai eu un mal fou à en trouver d'ailleurs. Il sera très intéressant de voir comment évoluera son régime alimentaire lorsqu'il sera adulte. Peut-être suivra-t-il la même évolution que les enfants vampires qui ne peuvent consommer que du lait maternel pendant leurs premiers mois avant que leur alimentation ne rejoigne celle des individus adultes. »
Je l'écoutais déblatérer comme dans un rêve. Je n'éprouvais pas le même emballement scientifique qu'elle au sujet de Lucian, à mes yeux il n'était que le fils de mon amie décédée, rien de plus, rien de moins. Dans un mouvement un peu brusque, je tendis les bras pour m'emparer du petit garçon. J'avais un irrépressible besoin de me raccrocher à quelque chose de tangible, afin de m'assurer que je ne devenais pas totalement folle. Ivola me le céda sans sourciller, m'aidant avec une douceur insoupçonnée à le caler convenablement dans mes bras. La petite boule chaude qu'il créait contre ma poitrine était un soulagement et les battements rapides de son cœur constituaient un ancrage dans la réalité. Ma respiration cessa de se faire résistante et je me plongeai toute entière dans le présent. Helén et Ivola m'observaient en silence. Ma sœur tenait le carnet que j'avais fait tomber durant ma course et la guérisseuse tordait le bord de sa tunique entre ses doigts, trahissant l'agitation intérieure qu'elle ne laissait paraître.
« Tu devrais nous laisser, souffla-t-elle finalement, sa voix singulièrement adoucie, avant de continuer à mi-voix. Il est normal qu'elle soit très secouée, voire apathique au vu de ce qu'il s'est produit. Je sais que cela t'angoisse mais tu ne peux rien faire tant qu'elle se trouve dans cet état de choc. Il faut lui laisser du temps. Tu es trop jeune pour comprendre véritablement la douleur qu'elle ressent et c'est très bien ainsi car je ne souhaite à personne de se trouver à sa place.
- Je voudrais l'aider, chuinta la voix brisée de Helén.
- Je sais. Mais crois-moi, tu ne peux rien faire de plus que ce que tu essayes déjà de faire. Quant à lui apporter les réponses auxquelles tu as eu accès avec Olek, fais-moi confiance, c'est bien trop tôt. »
Leurs voix ne m'atteignaient que par brides de mots auxquels je n'attribuais aucun sens véritable. Mais une vague de culpabilité commençait à monter en moi au fur et à mesure que je percevais la détresse de ma sœur. Je n'étais pas son seul sujet d'inquiétude, loin de là. L'innocente jeune-fille qu'elle était semblait avoir également changé en même temps que moi. Il s'était également produit des évènements marquants par-delà les murs du château.
« Je vais bien, lâchai-je en sa direction avec toute la conviction dont j'étais capable. Ne t'inquiète pas. Je dois juste... m'habituer à tout ceci. »
C'était un demi-mensonge, car je ne savais plus vraiment ce que j'éprouvais. J'étais vide. La seule chose dont j'étais véritablement certaine était que je ne voulais pas faire souffrir mes proches encore en vie. J'aurais voulu dire ce qu'elle voulait entendre à Helén, j'aurais voulu être capable de lui parler, de pleurer, de crier, mais j'étais trop épuisée pour cela. Même Viktor s'était inquiété, un peu plus tôt dans la nuit lorsqu'il avait constaté que mes larmes s'étaient taries, laissant la place à un gouffre émotionnel sans fond.
Je ne sais plus si je veux vivre ou mourir. Je ne sais plus qui je suis et ce à quoi j'aspire.
C'était pour cette raison qu'il m'avait mise dehors, arguant qu'il était temps que je quitte le refuge de son lit pour aller me confronter à ma nouvelle existence. Je n'avais pas accueilli cette nouvelle comme une bénédiction mais n'avais pas protesté lorsqu'il m'avait fait quitter ma chemise de nuit pour une tunique et un pantalon, pas plus que je n'avais émis la moindre objection lorsqu'il m'avait laissée devant la porte de la chambre de ma sœur.
« Il y a une chambre de bonne accolée aux appartements de Helén, je me suis dit que tu pourrais y dormir. Tout du moins, de façon officielle. Ma porte t'est bien sûr ouverte, je te montrerai comment t'y rendre via les souterrains. Je pense qu'il vaudrait mieux opter pour la discrétion pendant quelques temps. Les bouches font déjà un bien grand bruit à notre propos, inutile d'alimenter les ragots, avait-il déclaré. »
Personnellement, je ne voyais aucune objection au fait que tous sachent que je partageais par moment le lit de Viktor. Tout d'abord car il ne s'y passait pas grand-chose et ensuite car quand bien même nous nous adonnions à tous les péchés du monde sous ses draps, cela ne regarderait que nous.
Perdue dans mes récents souvenirs et bercée par la respiration apaisée de Lucian, je ne me rendis pas immédiatement compte que ma sœur avait quitté les lieux et qu'Ivola m'observait discrètement tout en vaquant à ses occupations. L'infirmerie était déserte et la jeune-femme en profitait pour ranger méthodiquement les fioles et pots en terre cuite contenant les ingrédients nécessaires à la confection de remèdes et onguents. De temps à autre, elle s'arrêtait, resserrait son chignon de cheveux blond foncé et jetait un coup d'œil en ma direction avant de se remettre à l'ouvrage. Elle était incroyablement reposante.
« Cela fait bientôt quatre heures que tu te tiens debout, indiqua-t-elle cependant, une fois chaque élément du décor réaligné avec soin. Bien que tu sois immortelle, tu devrais penser à t'asseoir de temps à autre ainsi qu'à bouger. »
Sans broncher, j'acceptai la chaise qu'elle me pointait du doigt et lui remit Lucian qui dormait à poings fermés afin qu'elle le pose délicatement dans une sorte de berceau. Alors que mon regard se perdait dans les flammes léchant sensuellement les parois de la cheminée, elle prit place à mes côtés, un gros livre sur les genoux. Mes yeux bifurquèrent, saisis de curiosité, et je constatai qu'elle lisait en grec. Mes propres notions de cette langue étaient assez lointaines et je ne me pliais pas suffisamment régulièrement à l'exercice pour pouvoir déchiffrer avec fluidité.
« Excusez-moi, que lisez-vous ? finis-je par l'interpeller, intriguée par son silence alors que la parfaite étrangère que j'étais envahissait son antre depuis la moitié d'une journée.
- Un vieux traité de médecine. Je l'ai lu à maintes reprises, mais je trouve ce passage sur les caractères héréditaires très intéressant, donc je m'y replonge de temps à autre, cela m'apaise. Tu aimes lire, Ilona ?
- Oui, beaucoup, bien que j'y ai consacré très peu de temps dernièrement.
- Je pourrais te conseiller quelques ouvrages dans ce cas, nous avons une bibliothèque bien fournie.
- C'est très gentil à vous, bégayai-je.
- Tu peux me tutoyer. Ici, il n'y a guère que les Aînés et les autres membres du Conseil avec lesquels tu doives t'encombrer de politesses dégoulinantes. Bien qu'avec ce cher Viktor, il me semble que tu puisses faire une exception. Il tient beaucoup à toi. »
Je m'empourprai malgré moi et tentai vainement de réfuter ses propos lorsqu'elle me coupa avec un sourire amusé.
« Viktor n'est pas le genre de personne à faire semblant de porter quelqu'un dans son cœur. Il n'a pas la patience pour ce genre de diplomatie. C'est plutôt le talent d'Amélia. Quant à Markus, il pourrait convaincre n'importe qui possédant une faille dans son intégrité.
- Quel est donc le talent de Viktor dans ce cas ?
- Son intelligence sans aucun doute. C'est le plus brillant des trois. Et il est peut-être le plus droit également. Sans oublier sa prodigieuse mémoire. Je me demande s'il lui arrive parfois d'oublier certaines choses.
- Tu as l'air de bien le connaître.
- Je le côtoie depuis des siècles, mais je doute en savoir davantage que toi sur la personne qu'il est véritablement, s'amusa-t-elle en voyant ma mine suspicieuse. Et ce que je viens de t'énoncer fait consensus entre tous. »
Je me tus un instant, pensive. Je ne connaissais finalement pas si bien l'Aîné et son quotidien. Cette constatation m'angoissa soudainement, lui me cernait beaucoup plus. Je devais lui paraître si simple à côté de tout ce qu'il avait déjà vécu. Si mes calculs étaient bons, il avait plus de sept-cents ans. Et même en soustrayant ses années d'hibernation il n'en demeurait pas moins beaucoup plus âgé que moi. Que pouvait-il donc bien trouver à une adolescente pathétique telle que moi ? Je n'avais aucun talent particulier, sinon celui de me fourrer dans les pires ennuis.
« Tu sais, reprit Ivola, il est tout à fait normal que tu sois perdue. Nous passons tous par-là, mais tu t'y feras et un jour tout ceci te paraîtra naturel, comme si tu avais toujours été un vampire.
- Viktor t'a demandé de me parler, n'est-ce pas ? la coupai-je, abrupte.
- On ne peut rien te cacher, sourit-elle. Il m'a en effet prié d'avoir une conversation avec toi.
- A quel propos ?
- Il n'a pas cru bon de le préciser.
- Je n'ai rien de particulier à dire à qui que ce soit.
- En es-tu réellement certaine ? Tu ne te poses aucune question ?»
Je déglutis péniblement, soudainement terrifiée. Que savait-elle ? Mon premier jour en tant que vampire, ainsi que mes découvertes fusèrent dans ma mémoire alors que je détournais le regard. Je n'avais que très brièvement parlé à Viktor, il ignorait tout de ce qui me tourmentait en plus des récents évènements. J'avais si peur que lorsqu'il m'avait questionnée, je m'étais contentée de hocher la tête à chaque phrase. Qu'avait-il compris en écoutant mes silences ?
La main d'Ivola, caressant doucement mon bras me fit sursauter. Son visage avait définitivement revêtu des habits de douceur desquels dépassait une petite touche de ce que je percevais être de la tristesse. Elle savait particulièrement bien masquer ses émotions.
« Tu es en sécurité, ici, et rien de ce que tu ne diras ne sera répété, tu en as ma parole.
- Une parole ne vaut pas grand-chose lorsque l'on peut s'informer sur la vie d'une personne juste en buvant une goutte de son sang, répliquai-je. »
Elle afficha un sourire gêné et voulut ajouter quelque chose lorsque le rideau à l'entrée de l'infirmerie claqua, laissant apparaître Viktor, l'air encore plus ennuyé qu'à l'ordinaire.
« Tu ne risques rien à ce propos avec Ivola, dit-il en ma direction. Quant à toi, ne fait pas l'étonnée, je sais très bien que tu m'as entendu arriver. »
La jeune-femme se renfrogna et leva les yeux au ciel, exaspérée, tandis que de mon côté, la surprise prédominait. Qu'insinuait-il ?
« Je suis une illisible, expliqua-t-elle. Ma mémoire ne peut pas être consultée en buvant mon sang.
- C'est une anormalité rare mais qui a son utilité, précisa Viktor en jetant un coup d'œil clairement dégoûté en direction du berceau de Lucian. Je te prierais de ne pas le crier sur tous les toits par ailleurs, il vaut mieux que ce genre de détail reste secret.
- Je préférerais que tu emploies le terme ''spécificité'', grommela Ivola. »
Viktor haussa les épaules, traduisant un « comme il te plaira » avant de reporter son attention sur moi. J'eus envie de me faire encore plus petite que je ne l'étais. Le regard de l'Aîné était plus perçant qu'à l'ordinaire, comme s'il essayait de lire mes pensées et de savoir ce dont j'avais pu discuter avec la guérisseuse. Il risquait d'être bien déçu, je n'avais pas été très loquace. Voyant que je détournais les yeux, Viktor n'insista pas et reporta son attention sur Ivola qui s'était raidie depuis qu'il avait pénétré dans la pièce. La tension entre eux était palpable mais je ne parvenais pas à en saisir l'exacte teneur. Ils devaient être assez proches pour qu'Ivola se permette de le tutoyer, mais rien dans leur gestuelle ne le laissait paraître. Ils ne se méfiaient pas l'un de l'autre non plus, mais maintenaient une distance gênée.
J'ignore décidément beaucoup de choses sur les personnes dont je suis proche.
Après avoir mené un dernier échange silencieux avec Ivola, Viktor m'attrapa doucement mais fermement par le bras et m'entraîna à sa suite, m'indiquant qu'il allait de ce pas me montrer comment circuler dans le château sans être vue. Je me laissais faire sans broncher, après tout je n'avais rien de mieux à faire et j'étais épuisée. Je ne rêvais que d'une seule chose, regagner un lit et m'y effondrer. J'espérais que Viktor ne verrait pas d'inconvénient à ce que je partage le sien, je ne me sentais pas encore prête à rester seule dans une pièce inconnue, j'avais besoin de familiarité.
« N'hésite pas à repasser, Ilona, me lança la guérisseuse avec une expression bienveillante. Et lorsque tu seras disposée à discuter, je verrais si je peux t'aider à résoudre les énigmes qui t'entourent. »
J'étais encore songeuse lorsque Viktor nous fit émerger dans sa chambre depuis une grande armoire. Malgré ma distractivité j'étais plutôt satisfaite des chemins que j'avais réussi à retenir, il me serait ainsi très aisé de rejoindre n'importe quel endroit sans être vue. La rencontre avec Ivola me troublait toujours, n'ayant exactement pu identifier ce qu'elle attendait de moi et ce pourquoi Viktor m'avait envoyé vers elle. Je jetai un coup d'œil vers l'Aîné qui s'était installé à son bureau et triait de vieux parchemins. J'aurais dû le lui demander, sans attendre, mais les mots se heurtaient à une barrière invisible au fond de ma gorge. J'étais tétanisée par le monde qui m'entourait et les découvertes que je faisais. Rien qu'en deux jours d'immortalité j'avais l'impression d'avoir vécu plus de mille ans et de m'être perdue en chemin. Tout était différent, tout était effrayant et j'aurais tout donné pour me réveiller de ce cauchemar dans ma cabane perdue au milieu des bois. J'avais besoin de quelque chose de familier pour ne pas sombrer dans la folie. Mais rien, hormis Viktor et Helén que je connaissais finalement très peu, ne pouvait me donner cette satisfaction.
« Tout va bien, Ilona ?»
Viktor était véritablement soucieux, et avait lâché ses papiers, prêt à se lever. Mes pieds étaient comme englués dans le tapis en fourrure et mes membres paralysés. Je n'avais jamais connu une telle angoisse. Rien n'allait véritablement, je ne pouvais me sentir bien. Pas alors que le monde entier m'agressait par mes sens suraiguisés, que mes souvenirs s'emmêlaient et que mille questions s'étaient ajoutées à toutes celles que je me posais déjà.
J'avais réessayé de boire du sang. Je ressentais toujours la même indifférence vis-à-vis de ce qui devrait être mon substitut favori et cela comblait autant mes papilles qu'une soupe fade, loin de l'extase qu'il m'avait décrite et que ma sœur avait appuyée. Quelque chose ne tournait pas rond. Pire encore, je ressentais encore la présence des loups, lointaine, dans mon esprit. Ce qui aurait dû remplacer ma précédente nature semblait s'être additionné.
« Viktor, articulai-je en osant à peine le regarder dans les yeux. Il y a quelque chose d'anormal. Cela n'a pas fonctionné. »
L'Aîné avait revêtu un drôle d'air, mais semblait également étrangement soulagé. Avec lenteur il se leva de son bureau pour se rapprocher de moi et prit mes mains dans les siennes. La caresse de ses pouces avait quelque chose d'encourageant et je me forçai à poursuivre.
« Je... je ne suis pas un vampire. »
Il serra davantage mes mains et je sentis qu'il était incroyablement crispé et mal à l'aise. Je n'étais pas la seule à rencontrer des difficultés à m'exprimer et je commençais à percevoir ce qu'il avait espéré qu'Ivola serait : une intermédiaire, un soutien pour ne pas faire face seul à la réalité.
« Non, en effet, répondit-il d'une voix sourde. »
Viktor avait peur. Je le sentais trembler, imperceptiblement. Et rien n'aurait pu être de plus mauvais présage.
« J'ai... j'ai ouvert les rideaux tout à l'heure. Par réflexe, pour voir le jour. J'avais oublié que je ne devais plus le faire.
- Je sais.
- Il ne s'est rien passé.
- Je sais.
- Il aurait dû se passer quelque chose. »
Il acquiesça douloureusement, lâcha mes mains et m'enfouit dans ses bras.
« Pourquoi ne s'est-il rien passé ?
- Je l'ignore. »
Sa voix se brisait sur chaque mot et son ton était fébrile.
« Je ne suis pas non plus une humaine, ni même un loup-garou, énumérai-je en sentant les sanglots se rapprocher douloureusement de ma gorge.
- Non. »
Une larme roula sur ma joue, suivie d'une dizaine de similaires. Viktor resserra son étreinte, plaquant une de ses mains sur ma taille et l'autre à l'arrière de mon crâne. Il me tenait si fort que j'avais l'impression que sans ma présence il s'effondrerait sur le sol.
« Viktor... Si je ne suis rien de tout cela, alors... »
Il eut un hoquet, il ne voulait pas que je pose la question qui risquait de tout faire basculer une nouvelle fois. Quelque chose me soufflait que cette question était celle qui hantait le plus le passé de Viktor, celle responsable de tous ses malheurs qu'il ne m'avait pas encore confié. Celle que l'on lui avait déjà posée et à laquelle il n'avait pas su trouver de réponse.
« Que suis-je, Viktor ?»
oOo
