Journal d'Ilona n°13 : Souvenirs
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10 Août 1207,
La lumière ricochait étrangement sur mon corps, créant des reflets sur ma peau pale. L'effet s'estompait un peu plus à chaque fois que je m'exposais à la lumière du jour qui aurait dû me réduire en cendres. J'avais passé des heures entières à observer mes bras, mes jambes, mes mains à la recherche d'une explication satisfaisante, sans résultat. Ivola, à présent au secret également, avait cependant avancé une hypothèse intéressante, expliquant avec pertinence l'aspect miroitant des membres. Selon elle, je n'étais pas totalement insensible au soleil, c'était la régénération de mes cellules cutanées qui était plus rapide que leur destruction. Viktor y adhérait, ayant toujours été surpris de mes capacités de guérison lorsque j'étais encore presque une humaine et moi-même ne trouvant rien de plus pertinent, j'avais décidé d'y croire. L'étrange reflet qui en émanait n'était que la traduction visuelle du mécanisme perpétuel de destruction et reconstruction de ma peau. Le fait qu'il s'estompe venait quant à lui de l'augmentation naturelle de ma tolérance au soleil, ce qui s'apparentait beaucoup plus, en terme de fonctionnement à ce que pouvait vivre un demi-vampire comme ma sœur.
- Cesse ceci en ma présence, Ilona, gronda la voix de Viktor. Cela me rend nerveux.
L'Aîné se tenait à l'écart de la lumière, tapis dans l'ombre de la grande armoire de sa chambre, les yeux rivés sur un parchemin poussiéreux comme à son habitude. Il ne faisait que jeter de furtifs coups d'œil en ma direction. Je ne pouvais réellement lui en vouloir pour son ton agacé, je savais que la situation l'angoissait beaucoup, le replongeant dans de vieux souvenirs. Il était cependant, pour l'heure, incapable de véritablement me confier ce qui le faisait se réveiller en sursaut en pleine journée. Ivola était un peu plus loquace, la barrière de glace de son expression coutumière passée. Je n'étais pas la première personne hors normes que Viktor rencontrait et au vu de l'air sombre de la guérisseuse cela n'avait jamais dû très bien se finir.
Presque à contre cœur je m'écartai de la fenêtre et refixai les rideaux avec minutie, plongeant la chambre de Viktor dans l'obscurité. J'avais passé très peu de temps dans la mienne depuis ma transformation, ne supportant pas de rester seule trop longtemps. Car si Viktor était nerveux, j'étais moi, terrifiée. Le souvenir de mes premiers questionnements il y a un peu moins d'un mois était encore très frais dans ma mémoire. C'était la dernière fois que j'avais pleuré, cramponnée à l'Aîné qui se maintenait lui-même debout grâce à ma présence contre lui. Viktor avait rarement paru si perdu et je savais qu'il se passerait certainement un siècle ou deux pour que l'occasion de le voir si vulnérable ne se représente. Dans un sens, cela n'était pas pour me déplaire. Bien que j'appréciais le Viktor humain, je préférais nettement savoir que le vampire de sept-cents ans possédait les réponses à mes questions.
Celle qui nous préoccupait le plus demeurait cependant sans réponse. Ni lui, ni moi, ni même Ivola ne savait ce que j'étais. Même la nature de Lucian, pourtant inédite était plus connue que la mienne. Le nouveau-né s'était, à la plus grande surprise d'Ivola et Helén se trouvant avec lui à cet instant, transformé en une étrange créature mi-humaine mi-loup-garou lors de la dernière pleine lune quelques jours auparavant. Certainement aussi surpris lui-même, il avait violemment lacéré de ses griffes les bras de la guérisseuse qui avait su tenir bon pour le maintenir en évitant les morsures. Malgré les bons soins de ma sœur, de larges cicatrices étaient à présent incrustées dans sa peau ce qui n'avait pas véritablement l'air de l'émouvoir. Ivola était bien loin des dames de la cours, butée dans un esprit pratique et insensible à tout ce qui ne touchait pas directement à l'exercice de son art. Je devais avouer que malgré les mystères qu'elle laissait planer et la sévérité implacable avec laquelle elle formait Helén, son caractère me plaisait. Elle s'exprimait toujours avec sagesse, sur un ton reposant qui avait le don de me rassurer. J'appris rapidement qu'elle était régulièrement employée par Viktor pour toutes sortes de taches de confiance, sa particularité d'illisible offrant de belles perspectives et en faisant une confidente sans égale. La fidélité qu'elle vouait à l'Aîné semblait être sans limite et reposait sur quelque chose que je ne parvenais encore à identifier, mais dont les manifestations, traduites par un sentiment de gêne intense entre les deux protagonistes, m'intriguaient.
- Je n'ai pas pensé à te le demander hier soir, en me levant, et je m'en excuse, reprit sur un ton plus calme l'Aîné en me regardant dans les yeux cette fois-ci. Comment te sens-tu? Les plantes qu'Ivola t'a données ont-elles fait effet?
- Oui, c'est plutôt miraculeux, répondis-je en sentant mes joues se colorer.
- Bien, tant mieux. Et t'a-t-elle fourni ce qu'il faut pour...
- Oui, j'ai tout ce qu'il faut, le coupai-je presque pourfendue par la honte et la gêne.
Viktor me lança un regard interrogatif en posant son parchemin sur une commode, ne comprenant vraisemblablement pas pourquoi j'étais devenue aussi écarlate que la tapisserie.
- Je ne me sens pas particulièrement à l'aise d'avoir ce genre de conversation avec vous, grommelai-je pour m'expliquer. D'ailleurs, je suis navrée d'avoir encore ruiné vos draps. Votre teinturier doit certainement avoir une cible dans son atelier avec ma tête placardée dessus.
Il s'esclaffa. Viktor devenait presque plus effrayant lorsqu'il esquissait un rictus amusé que lorsqu'il achevait un loup-garou d'un coup de hache. M'invitant à le rejoindre, il prit place sur son lit et entreprit de délasser ses chausses et son manteau.
- Tu n'as pas être gênée de ce genre de choses, dit-il. Tu sais, durant ma longue existence, j'ai eu une sœur, deux femmes et une petite-fille que j'ai quasiment élevée. Sans parler de Lívia et Helén. Alors ce type de problème féminin récurrent...
- Grand bien vous en fasse, grognai-je. Mais par, pitié, cessez de me comparer à quelqu'un que vous considérez comme votre fille, parce qu'en ce qui me concerne, vous n'êtes définitivement pas une figure paternelle.
Le vampire s'empourpra légèrement, devinant ce que j'insinuais et peut-être un peu vexé par mes paroles. Je ne me souvenais que trop bien de mon réveil en sursaut en milieu de journée, une sensation de déchirure me vrillant le bas du ventre et une désagréable impression d'humidité entre mes jambes. Helén m'ayant informée un nombre incalculable de fois sur le sujet des menstruations, j'avais rapidement fait le rapprochement, mais la pratique s'était révélée être une chose à laquelle la théorie ne m'avait pas préparée. J'avais beaucoup plus mal que ce qu'elle m'avait décrit et la quantité me paraissait bien impressionnante.
Complètement déséquilibrée par la douleur, j'étais tombée du lit en voulant me diriger vers la salle de bain pour m'y rafraîchir ce qui avait réveillé Viktor qui avait immédiatement senti l'odeur du sang, à mon grand désarrois. Heureusement pour moi, je n'avais pas trop eu à me répandre en explications, il avait rapidement cerné le problème et pris les choses en main. D'un bond il s'était retrouvé à côté de moi et m'avait soulevée du sol pour me porter jusqu'à la baignoire sans me laisser le temps de protester. Puis, alors que je me lavais, il avait intégralement changé les draps et sorti une tunique propre ainsi qu'un sous-vêtement doublé de multiples bandes de tissu. J'avais regardé l'objet avec circonspection, je n'avais jamais vu quiconque utiliser cela. Il avait simplement spécifié avec patience qu'il était impossible, en raison de la nature même des vampires et de leurs appétits, de se permettre d'opter pour les mêmes méthodes que les humaines consistant en l'absorption du flux par le jupon même de leurs robes*.
C'était rouge de honte que j'avais enfilé tant bien que mal le vêtement après avoir remis Viktor à la porte. Lorsque je m'étais sentie prête à affronter son regard je l'avais rejoint sur le lit, où il lisait un traité de géographie politique en m'attendant. J'avais bafouillé des remerciements et m'étais glissée contre lui, enfouissant mon visage contre son torse. L'Aîné avait posé sa lecture sur la table de chevet pour mieux pouvoir me serrer dans ses bras et m'avait embrassé le sommet du crâne avec affection. Tout aurait pu s'arrêter sur ce silence entendu si seulement une crampe n'était pas venue couper sèchement ma respiration. J'étais tordue de douleur contre le flanc de Viktor avant même d'avoir pu pleinement réaliser ce qui venait de se produire. Cette fois-ci, son visage laissait transparaître une certaine inquiétude. Il s'était relevé prestement et dirigé vers la porte après avoir glissé à mon oreille qu'il revenait sous peu. La minute suivante, j'avais vu la tête cernée de fatigue d'Amélia franchir le seuil de la chambre.
Lorsqu'elle m'avait expliqué que Viktor lui avait demandé de rester près de moi pendant qu'il allait chercher Ivola, je m'étais retrouvé partagée entre une grande reconnaissance et le pire embarras de mon existence. Avoir un Aîné pour nettoyer le sang que je perdais était une chose, en avoir un deuxième qui me caressait les cheveux en attendant le retour du premier avec la guérisseuse en était une autre. Amélia n'avait pas paru plus formalisée par son attitude que s'il lui avait demandé de lui passer la salière en repas dominical. Elle m'avait longuement questionné sur mes sensations, tout en m'indiquant qu'il était malheureusement très fréquent que les premiers cycles après la transformation soient très perturbés et très éprouvants, avant de se raréfier. Je n'avais pas osé lui indiquer que je n'avais aucun moyen de comparaison.
J'étais toujours horriblement gênée par tant de petites attentions lorsqu'Ivola avait passé la porte des appartements de Viktor. Elle ne m'avait que brièvement observée lorsqu'elle avait mis les deux Aînés dans le couloir, arguant que j'aimerais certainement un semblant d'intimité pendant qu'elle m'examinerait. J'avais immédiatement ressenti une profonde reconnaissance envers la jeune-femme et accueilli chacun de ses conseils comme une bénédiction. Après m'avoir expliqué tout ce que j'avais à savoir selon elle, elle avait fait de nouveau entrer Viktor et Amélia. Cette dernière s'était contenté de me caresser rapidement le bras avant de s'éclipser nous laissant tous les trois. Elle avait répété à l'Aîné tout ce qu'elle m'avait indiqué à propos des différentes plantes qu'elle m'avait prescrites et insisté sur le fait qu'il serait préférable que je sois dispensée de toute activité éreintante le temps que je serais indisposée et qu'il était vital que je me nourrisse régulièrement. J'avais particulièrement détesté le fait de passer pour une petite personne fragile, mais mon ressenti à ce propos n'était visiblement pas à l'ordre du jour.
- Je ne te considère pas comme ma fille, grommela Viktor en me ramenant au temps présent. Pas du tout. J'essaye simplement de m'adapter à la situation, et cela n'a rien d'évident. Tes pensées sont très loin d'être limpides.
- Les vôtres non plus. J'ai constamment l'impression de tout faire de travers et de vous voir user de trésors de patience pour ne pas avoir l'air agacé.
Viktor me jeta un regard ennuyé tandis que je baissai les yeux. C'était la stricte vérité, j'avais l'impression d'être un poids dans son quotidien. Une chose avec laquelle il devait composer en plus de ses obligations habituelles. Je passais tellement de temps à essayer de comprendre tous les changements qui s'opéraient en moi que j'avais la sensation de monopoliser son attention et de le distraire de ses taches. J'étais très certainement devenue une piètre amie.
- Tu n'es pas la source de mon agacement, Ilona. Crois-moi, j'ai un certain nombre de conseillers qui te surpassent largement dans l'art de me mettre dans l'embarras. Au contraire, ta présence est pour moi un... réconfort. Et si ce n'était pas le cas, nous ne partagerions pas le même lit.
Je ne savais pas réellement si j'étais gênée ou rassurée par ses paroles, aussi me contentai-je de triturer le bas de ma tunique tout en regardant mes pieds. Je n'osais bouger et amorcer un geste en sa direction alors que j'en brûlais pourtant d'envie.
- Une idée m'est venue à l'esprit, reprit Viktor en s'asseyant en tailleur en face de moi, me conviant à faire de même. Je n'ai rien dit à ce propos jusqu'à présent car j'estimais que tu avais peut-être besoin d'un temps d'adaptation, mais, je pense que si tu me tutoyais, tu aurais certainement moins l'impression d'un décalage entre nous.
Je manquai de m'étouffer avec ma propre salive.
- En privé, cela va de soit, précisa Viktor. Et uniquement si cela te convient. De mon côté, j'aurais bien des difficultés à commencer à te vouvoyer, même si la bienséance l'exigerait certainement.
Devant mon visage flamboyant et mon air dubitatif, l'Aîné se racla la gorge, semblant soudainement un peu gêné par la situation.
- Tu es une femme, nous n'avons aucun lien familial, et nous ne sommes pas mariés, dit-il. Par conséquent, je devrais te vouvoyer, par respect. De plus, sur les registres humains, tu restes la fille d'un seigneur, ce qui fait de toi une noble.
- Je ne me sens ni noble, ni femme, murmurai-je en désignant mon corps d'un geste agacé.
Viktor marqua un silence, analysant certainement ce que je venais de dire et je baissai la tête. Il faisait preuve d'une incomparable bonne volonté à mon égard et je ne lui rendais pas la tâche aisée. Cependant, je me devais d'être honnête avec lui. J'avais déjà eu la sensation d'être une femme, une adulte, lorsqu'Ilí me regardait. Mais depuis les évènements du tournois, j'avais l'impression d'être redevenue une petite-fille perdue et impressionnable. Le fait que Viktor me voit autrement que moi-même je me percevais me mettait un peu mal à l'aise. J'avais peur qu'il ait des attentes qui ne soient pas les miennes et que nous ne puissions pas nous accorder sur certains points pourtant importants.
La lumière filtrait à présent beaucoup depuis les vitraux teintés de la fenêtre sud, la journée devait être déjà bien avancée et je privais Viktor de précieuses heures de sommeil. J'allais m'excuser lorsqu'il glissa sa main sous mon menton afin de me faire croiser son regard. Il avait adopté un air pincé.
- Lorsque je te dis qu'à mes yeux tu es une femme, dit-il sur un ton grave, cela n'implique pas que je souhaiterais que nous adoptions le comportement attendu d'un homme et d'une femme partageant le même lit. Tout ce qui se passe entre nous ne regarde que nos deux personnes. Je n'ai aucune attente particulière.
Il reprit son souffle un instant.
- Je mentirais en t'affirmant que je n'ai aucune sorte de désir ou d'attirance physique envers toi, mais sache bien que jamais je n'entreprendrais quoique ce soit que n'aies pas approuvé clairement.
Je me mis tout d'un coup à avoir à la fois très chaud et très froid et le frisson qui parcourut mes épaules me fit sursauter. Nous n'avions jamais abordé ce point précis et je sentais que j'étais sur le point de me liquéfier. Viktor mésinterpréta mon silence et ses mots brisèrent quelque chose en moi: la certitude que j'étais la seule de nous deux à douter de sa désirabilité.
- Je tiens cependant à te prévenir que de mon côté, je suis loin d'avoir le physique d'un jeune-homme, alors je comprendrais si...
Je fus la première surprise de le couper de cette façon. Mes lèvres rentrèrent un peu trop violemment en contact avec les siennes et mon geste nous fit basculer en arrière. Viktor s'écrasa dans son oreiller tout en essayant d'amortir ma chute en m'entourant de ses bras et sans que nous ayons vraiment eu le temps de comprendre ce qui venait de se produire je me retrouvais allongée de tout mon long sur l'Aîné, mes jambes de chaque côté des siennes. J'aurais dû être gênée, et en vérité je l'étais, mais une chose plus importante occupait mon esprit. Je l'embrassai une deuxième fois, gauchement mais plus sincèrement que je ne l'avais jamais embrassé auparavant. Viktor semblait étrangement pris au dépourvu et répondait presque timidement à la caresse de mes lèvres sur les siennes. Sa main droite s'était figée dans le creux de mon dos, tandis que l'autre encadrait mon visage. Je réalisai à l'instant où je mis fin au baiser que c'était le premier que nous échangions depuis qu'il m'avait mordue.
- Je t'interdis d'insinuer ce genre de choses, soufflai-je, mon visage à quelques centimètres du sien. Je me moque que ton corps soit celui de quelqu'un de cinquante ou soixante ans. Ce qui m'intéresse et m'attire c'est ta personne en entier et pas juste son enveloppe. De plus, je trouve que pour un vieillard de sept-cents ans, tu es particulièrement bien conservé.
Viktor laissa échapper un petit rire me surprenant encore plus que ses sourires de la veille. Il était tout simplement incongru d'entendre l'Aîné se livrer à de telles excentricités de déballage d'émotions spontanées. Quant à moi, j'étais presque estomaquée par les paroles qui étaient sorties de ma bouche comme si elles avaient leur volonté propre. Je ne m'étais pas réellement réinterrogée sur mes sentiments pour Viktor depuis le tournoi, je supposais même n'être plus capable de ressentir quoique ce soit d'autre que de la douleur. Pourtant l'entendre dire que je pourrais ne pas vouloir de lui uniquement pour des aspects physiques m'avait mise hors de moi. Si je devais être amenée, un jour, à le détester ce serait pour des actes et non pour une apparence. D'autant plus que je n'estimais pas être la mieux placée à ce propos.
- J'en déduis que c'est un «oui» pour le tutoiement, dit-il après s'être raclé la gorge.
Je rougis malgré moi, je n'avais pas prêté attention à ce que je disais, prise par l'émotion et je m'étonnais d'être si rapidement capable de tant de familiarité avec lui. Sa main glissa sur ma joue avant de se figer à l'arrière de mon crâne, dans mes cheveux et je tentai tant bien que mal de trouver un endroit convenable où poser les miennes, toujours agrippées à sa chemise. Viktor rapprocha nos visages et je me laissai embrasser, distraite par de nouvelles pensées parasites.
Une partie de moi se dégoûtait de parvenir à partager une certaine intimité avec celui que j'avais vu tuer Ilí, tandis que ma raison me soufflait qu'il n'était pas le véritable coupable dans cette affaire. J'étais encore et toujours perdue dans ce que je pouvais ressentir. Viktor dut percevoir ma bataille intérieure car il cessa soudainement de me caresser sous ma tunique et de presser ses lèvres sur les miennes pour me faire basculer sur le côté afin de pouvoir se tenir convenablement en face de moi. Son air sérieux me fixait, attendant que je parle tandis que ses doigts effleuraient un peu plus chastement ma taille.
- Je suis désolée, lâchai-je, faute de pouvoir mettre suffisamment en ordre mes pensées et honteuse de leur nature.
- Ne t'excuse pas, murmura-t-il. C'est plutôt à moi de le faire si j'ai fait quelque chose qui t'a gênée.
- Tu n'as rien fait, rassure-toi, dis-je. C'est juste que... je crois que... je vais avoir encore un moment des difficultés à vivre pleinement dans le présent sans que mon passé et mon futur ne viennent s'imposer dans mon esprit.
Viktor eut l'air sincèrement peiné pour moi et m'étreignit avec force.
- Merci, soufflai-je. De comprendre, d'être patient.
- Je pense que c'est la moindre des choses après tout ce que tu as vécu que je te laisse décider des choses qui te concernent. Il n'y a rien qui presse que ce soit dans un domaine ou un autre. Nous avons l'éternité pour prendre notre temps.
Je hochai la tête contre son torse. J'étais effectivement immortelle à présent. Ou plutôt, cela s'était concrétisé. Mon instinct me dictait cependant que certaines blessures demeuraient aussi éternelles que ma personne. Je ne pouvais pas ignorer mes cauchemars, comme Viktor ne semblait pouvoir totalement éloigner les siens. Depuis ma transformation, l'Aîné était anormalement tendu et je savais pertinemment qu'il dormait très mal car rares étaient les journées durant lesquelles aucun de nous deux ne réveillait l'autre par ses cris ou ses gémissements. Je ne parvenais cependant pas à savoir ce qui pouvait autant l'éprouver. J'aurais pu fouiller son esprit, je savais que j'en avais les capacités, mais je m'y refusais. Cela aurait été violer son intimité et s'il ne m'en avait pas encore touché mot c'est qu'il avait certainement ses raisons. Quant à moi, les morts d'Ilí et Aurél m'avaient ramenée six ans en arrière lorsque l'on m'avait arraché mon frère et mon père.
- Ilona, m'appela Viktor après s'être éclairci la gorge, alors que je jouais distraitement avec les lacets de sa tunique. Il y a quelque chose que je dois absolument savoir et qui me... disons que me hante depuis plusieurs semaines. Je ne t'en ai pas parlé avant car j'estimais que tu n'étais pas assez psychologiquement forte pour aborder la chose, mais, j'ai besoin que tu me dises ce qu'il en est.
Une vague d'angoisse me submergea et je me décollai de lui pour pouvoir fixer mon regard au sien. Je ne savais pas ce à quoi il faisait allusion et dans ma tête s'emmêlèrent rapidement des centaines de possibilités.
- C'est plutôt délicat à demander, mais... lorsque tu t'es enfuie et que tu t'es retrouvée sur cette falaise. Avant que je ne parvienne jusqu'à toi, est-ce-que... est-ce-que tu avais l'intention de sauter?
- De sauter? répétai-je en palissant.
- Oui, de sauter.
Je mis quelques instants à comprendre réellement le sens de sa question et quelque chose se brisa à l'intérieur de moi. Tout faisait sens soudainement et je me sentis un peu honteuse d'avoir pu le laisser penser tout ce temps quelque chose qui était faux.
- Si ta réelle question porte sur le fait que j'avais envie de me donner la mort, la réponse est non. Je ne souhaite pas mourir maintenant. Je suis véritablement navrée que tu aies pu le penser.
Viktor ne dit rien, mais je sentis son soulagement traverser toutes les fibres de son corps. Il demeura une seconde immobile avant de se mettre à trembler, puis des sanglots échappèrent à son contrôle et je sentis un poids énorme atterrir sur mes épaules. Il avait véritablement eu peur et il tenait beaucoup plus à moi que je ne m'étais permis de le penser.
- Je suis désolée, murmurai-je, à mon tour gagnée par l'émotion. Je ne voulais pas, je ne pensais pas que tu pourrais l'interpréter comme cela. Je te demande pardon, Viktor, je ne referais plus jamais quoique ce soit qui pourra te laisser penser que...
Je fus interrompue dans ma lancée par un baiser de l'Aîné, fiévreux, avide, désespéré. J'éprouvais une peine infinie à le voir dans cet état et je devinais qu'il y avait quelque chose de bien plus profond, de bien plus enfoui, un souvenir qui avait dû marquer son esprit et sa chair. Viktor embrassa chaque infime parcelle de mon visage avec empressement et je me sentis rougir de la racine à la pointe de mes cheveux tandis que mon cœur tambourinait brutalement dans ma poitrine. Il était agréable de se sentir aimée mais j'aurais tout donné pour qu'il cesse de pleurer, je n'étais pas préparée à le voir s'effondrer, lui qui affichait toujours cet air dur et implacable sur son visage lorsqu'il se rendait au Conseil. Je ne savais pas comment le rassurer ou l'aider à faire passer ce type d'émotions violentes. Je me rendais compte, au-fur-et-à-mesure, que nous ne nous connaissions pas vraiment dans les détails de nos histoires et nos fragilités respectives. L'Aîné finit par se calmer et relâcha la pression qu'il exerçait autour de mon visage. Je glissai ma main sur sa joue afin d'en effacer les dernières larmes et il la saisit avec force avant de m'embrasser une nouvelle fois, plus lentement cette fois-ci. Il rompit le baiser au bout de longues secondes et me pressa de nouveau contre lui, apaisé. Je n'osais pas parler, sentant que s'il avait à me dévoiler ce qui l'avait conduit à réagir de cette façon, la fenêtre de visée serait très restreinte.
- Je te pris de bien vouloir m'excuser pour tout... ceci, grommela-t-il. Il n'est pas dans mes habitudes de me laisser aller à ce genre d'excentricité, je me contiens habituellement.
- Cela ne me dérange pas, répondis-je. Que tu exprimes tes émotions, j'entends. Au contraire, cela tranche avec le côté un peu froid que tu présentes habituellement. J'étais juste un peu prise au dépourvu.
Il acquiesça lentement avant de prendre une grande inspiration. Je me figeai, soucieuse de ne pas interrompre dans ce qu'il ne manquerait pas de me révéler.
- Une personne que j'aimais beaucoup s'est suicidé, murmura-t-il. Et je n'ai rien pu faire, ni pour l'empêcher de se tuer, ni pour empêcher le Conseil de l'époque de lui faire le mal qui la poussa au suicide.
Je me serrai contre Viktor, ne sachant comment lui témoigner pleinement ma compassion.
- C'est sa propre mère qui lui a donné le poison qui l'a tuée, un dernier geste d'amour désespéré pour empêcher les siens de la disséquer et de violer la plus petite parcelle de sa dignité. Son père aurait dû être exécuté, mais son décès lui a offert la grâce du Conseil. Je l'ai exilé dans le Coven du Nord, fondé par sa mère, l'Aînée qui siégeait avant Amélia, pour ne pas qu'il soit inquiété. Je n'ai plus eu de ses nouvelles depuis. Son ancienne compagne non plus.
Je ne pus m'empêcher de frissonner face au côté sordide de l'histoire qu'il me confiait, bien que tout soit flou et peu précis, comme si le fait de me révéler toute la vérité pouvait changer irrémédiablement ma façon de le voir.
- C'était Ivola la mère de cette jeune personne. Elle s'appelait Felicja et c'était... c'était ma petite-fille.
Ma respiration se coupa brutalement. Toutes les pièces du puzzle commençaient à s'assembler dans ma tête. Le caractère de Viktor, sa terreur à l'idée que je puisse envisager de me tuer, ses mystères sur sa vie passée. Il était détruit par l'existence, tout autant que moi et bien plus qu'il ne le laissait percevoir. Je ressentis une vague de compassion encore plus puissante pour lui, ainsi que pour Ivola. La gêne que j'avais observée entre eux trouvait enfin une explication. Il était son ancien beau-père et une partie d'elle devait le tenir responsable de la situation dans laquelle elle se trouvait présentement. Viktor, malgré son statut d'Aîné n'était pas tout puissant et ne pesait finalement pas bien lourd face à une décision collégiale du Conseil.
- Il ne passe pas une seule journée sans que je ne repense à cette période. J'ai été tellement affecté par ce qu'il s'est produit que j'ai laissé mes sentiments prendre le dessus et agi de façon égoïste en essayant de préserver les miens. La première décision du Conseil était de tout simplement exécuter la mère de mon fils et ses descendants, je m'y suis opposée et certains se sont engouffrés dans la brèche. Au final, je les ai tous perdus. Ariana a été condamnée à l'enfermement éternel pour haute trahison, Felicja est décédée dans d'atroces conditions et Nikolae, qui se fait aujourd'hui appeler par un prénom que j'ignore n'est jamais revenu au château, même lorsqu'il y était convoqué.
Son regard était perdu dans le vide et son visage plissé comme si se dévoiler lui demandait un effort surhumain. Je caressai tendrement ses cheveux, l'enjoignant à continuer son récit s'il le désirait.
- Ariana était une amie d'enfance, murmura-t-il, j'avais plus de cinq cent ans lorsque j'ai appris qu'elle n'avait jamais été humaine. Elle-même ignorait tout de ses origines, le sort qui est le sien est la pire injustice qu'il m'ait été donné de voir.
- Ses origines? ne puis-je m'empêcher de soulever.
- Vous partagez le même nom de famille, mais elle ne descend pas du même fils que toi.
- Est-elle...
- Comme toi? D'une certaine façon, oui.
Mon esprit se mit à tourner à toute vitesse, je ne savais pas comment analyser la chose, ni comment je pouvais faire comprendre à Viktor que quoi qu'il ait pu se passer, je n'avais pas l'intention de fuir. J'étais intriguée, presque d'un façon malsaine, et effrayée par ses révélations, mais pour rien au monde je n'aurais souhaité être à un autre endroit en cet instant.
- Viktor, murmurai-je, cela ne t'effraie-t-il pas de... enfin... d'avoir une relation de l'ordre de l'intime avec moi? Il n'y a pas de risque que je te rappelle trop Ariana?
- Je n'étais pas amoureux d'Ariana, déclara-t-il sur un ton sec. La naissance de Nikolae était plus... un égarement. C'est car nous n'avions tout deux aucune famille à ce moment que nous avons décidé de laisser la grossesse parvenir à son terme. Élever un enfant avec une amie ne me déplaisait pas, surtout après mon premier mariage humain qui était n'en était pas un d'amour et était demeuré stérile. Ariana et toi êtes très différentes, la relation que nous avons également. Et pour répondre à ta première question, je suis terrifié.
La chandelle de la table de nuit s'éteignit dans un crépitement discret, nous plongeant un peu plus dans la pénombre. L'heure avançait mais l'envie de se plonger dans le sommeil se faisait désirer, les questions nous occupant tous deux étant suffisamment prenantes pour maintenir nos esprits en alerte. Je ne savais pas quoi répondre à Viktor. Il venait certainement de me livrer la partie de sa vie que seuls les autres Aînés connaissaient, le Conseil ayant été très curieusement entièrement remanié à l'Arrivée d'Amélia. Je n'avais rien à lui offrir en retour, ou plutôt rien qu'il n'avait encore pointé du doigt.
- Je suis véritablement peinée pour toi, finis-je par articuler. Ce qu'il t'est arrivé je ne l'aurais pas même souhaité à mon pire ennemi. C'est pourquoi je veux que tu saches qu'à chaque fois que tu voudras te confier à moi sur le sujet, je t'écouterais, autant de temps que tu le voudras si cela peut te décharger d'un poids.
L'Aîné avait revêtu son air impassible et se contenait de faire glisser mes boucles entre ses doigts. Je me sentis soudainement très gênée, me rappelant son insinuation. Je ne pouvais pas lui rappeler Ariana car il n'avait jamais été amoureux d'elle. Cela signifiait-il que... Je secouai la tête, refusant d'admettre cette possibilité qui aurait autant flatté mon orgueil que fait frémir mon instinct de survie. Bien que selon ses dires, il ne l'aimait pas d'un point de vue romantique, ils avaient tout de même eu un fils ensemble. Pour ma part, j'étais bien incapable d'envisager la possibilité de concevoir avec un simple ami ou même tout simplement d'avoir des rapports sexuels.
- Tant que nous sommes à relater nos débauches passées, il y a quelque chose que je me suis efforcé de ne pas voir mais qui a malheureusement attiré mon attention dans tes souvenirs, dit soudainement l'Aîné comme pour éloigner la conversation de sa personne et de son douloureux passé. J'ai cru comprendre... enfin plutôt je pense avoir vu... et j'aimerais savoir avant de... commettre une maladresse.
- A quel propos? feintai-je, pleinement consciente qu'il n'y avait qu'un seul type de souvenir capable de faire devenir l'Aîné plus rouge qu'une pivoine.
- Je t'assure que je n'avais aucune envie de consulter ces passages, maugréa-t-il. Il aurait été approprié d'en discuter si nos échanges avaient déjà pris un caractère intime, mais je ne peux pas contrôler ce que je vois.
La boule d'angoisse et de tristesse qui avait déserté mon cœur depuis quelques jours refit sournoisement son apparition. Je ne pouvais pas parler d'Ilí maintenant, c'était trop tôt, je n'avais pas encore fait son deuil, sur tous les plans de notre histoire. Les récents évènements avaient déterré des souvenirs que je pensais enfouis depuis des mois, je m'étais sacrément fourvoyée. L'Aîné sembla capter mon trouble et se confondit en excuses, indiquant juste qu'il souhaitait être certain que je ne répondais pas à ses avances par pur conformisme. Il précisa que si c'était le cas, bien qu'il en serait très chagriné, cela ne changerait pas la façon dont il me percevait. Je le rassurai en grommelant que le fait même que je partage son lit depuis ma transformation aurait dû l'aiguiller sur la façon dont je pourrais le considérer, et qu'il était très loin d'être juste un ami à mes yeux. J'illustrai mes propos en l'embrassant timidement.
- En revanche, si vous pouviez taire cet aspect de mes affects, lui demandai-je, je vous en serais très reconnaissante. Il n'y a qu'Olek qui le sait également, et je préférerais que cela reste ainsi.
- Si tu avais envie de te livrer à toutes les dépravations avec des femmes, ici, personne n'y trouverait rien à redire, indiqua-t-il avec sérieux. Beaucoup des nobles parmi les nôtres se livrent d'ailleurs à toutes sortes d'orgies durant lesquelles la nature des organes génitaux de chacun importe peu.
Je grimaçais à cette idée.
- Je ne suis pas non plus un fanatique de ce genre d'évènements, reprit Viktor, trop frivole à mon goût. Je m'y suis, à vrai dire, rendu qu'une seule fois. Ariana trouvait que j'avais besoin de me détendre et de m'ouvrir à de nouvelles expériences. D'après elle, je risquait de me marier avec un livre et de n'avoir pour descendants qu'une série de parchemins.
Je ne pus retenir un gloussement. L'ancienne Aînée m'était incroyablement devenue sympathique en quelques phrases.
- Ilí a souvent émis la crainte que je finisse mes jours aux côtés d'un traité d'histoire ou de géographie, indiquai-je en revêtant un sourire narquois que je me désignais.
Viktor haussa un sourcil avant de grommeler avec une pointe d'amusement qu'au vu de son grand âge, mon présent n'était finalement pas si éloigné de ses présages. Je ris face à son air déconfit mais retrouvai rapidement mon sérieux lorsqu'il reprit sûr un ton beaucoup plus grave.
- Si les relations sexuelles sont tolérées, cependant, unir sa vie à celle d'une personne de même sexe ne s'est encore jamais vu. Rien parmi nos lois ne l'interdit mais cela ne serait probablement pas bien perçu en raison du faible taux de natalité de notre espèce.
Je hochai piteusement la tête. Au moins les femmes comme moi ne finissent pas sur un bûcher ici.
- En ce qui me concerne, qui tu as pu fréquenter avant m'indiffère. Tant que ce n'est pas quelqu'un qui a déjà essayé de me tuer.
- Je ne crois pas que cela soit le cas, dis-je dans un souffle, ne sachant si je devais rire ou si Viktor n'était véritablement pas en train de plaisanter.
- Bien.
Un silence passa entre nous et je me blottis un peu plus contre lui en quête d'une chaleur bien superflue en cette chaude journée d'été. La main de Viktor s'était figée dans mon dos et il caressait ma taille avec de petits mouvements du pouce. En cet instant je me sentais apaisée. Notre discussion avait été très loin d'être joyeuse, mais j'avais l'impression d'être plus proche de l'Aîné que je ne l'avais été et surtout je me sentais en sécurité. La certitude de pouvoir parler sans être jugée commençait à faire son bout de chemin dans mon esprit.
Une autre évolution notable avait eu lieu, Viktor s'était confié et dévoilé, d'une façon qu'il ne devait pas employer régulièrement et avec très peu de personnes. Je me sentais privilégiée d'une certaine façon. Il me laissait les clefs des portes d'acier renfermant ses peurs et ses failles. Il s'exposait à moi et mon jugement, comme je me soumettais au sien, non sans peur, mais avec l'espoir de ne pas induire de fuite.
Personnellement, je n'ai pas peur du passé de Viktor, mes craintes sont plus tournées vers l'avenir, le mien, le notre. Qu'attends-je vraiment de nous deux? Et qu'espère-je au juste de mon existence?
Alors que le sommeil commençait enfin à nous gagner et que nos esprits semblaient sereins, un élément me revint en mémoire à m'en faire rougir. Notre conversation initiale ne portait pas du tout sur nos histoires de vie respectives mais sur des choses beaucoup plus frivoles. La culpabilité revint sournoisement me tourmenter, de même qu'une pointe de déception. Mon passé m'empêchait bien trop souvent de profiter pleinement du présent et des parenthèses de bonheur et d'insouciance qui m'étaient offertes. En étant la plus délicate possible, je l'arrachai du début de repos dans lequel il se laissait glisser en chuchotant.
- Au fait, désolée de t'avoir un peu... coupé dans ton élan tout à l'heure. J'aurais préféré te laisser continuer.
L'Aîné mit quelques secondes à comprendre ce à quoi je faisais allusion et eut confirmation de ses suppositions en voyant mes joues se colorer une nouvelle fois.
- Nous avons l'éternité pour nous adonner à ce type d'activité, dit-il en refermant les yeux. Ce n'est certainement pas la frustration d'une fois qui va m'empêcher de dormir. De plus, ton corps a beaucoup changé depuis ta transformation, il serait peut-être plus bénéfique pour toi de te l'approprier seule en premier lieu.
- Ce n'est pas à toi d'en décider, grommelai-je.
- J'en conviens. Ce n'est pas une obligation, juste une suggestion, libre à toi d'en faire ce que bon te semble.
Bien que Viktor n'ait pas à émettre de quelconque commentaire sur ce sujet, je devais bien admettre qu'il était dans le vrai pour un autre. Mon corps s'est métamorphosé en l'espace d'un mois et chaque jour j'ai un peu plus de difficulté à me reconnaître dans les miroirs. Ivola m'aide à suivre ces changements qu'elle estime normaux en raison de mon jeune âge au moment de la transformation. La guérisseuse est cependant de l'avis de Viktor en ce qui concerne le caractère exceptionnellement rapide de l'évolution de mon organisme et les répercussions douloureuses que cela peut avoir sur ma forme physique. Lorsque les adolescents humains grandissent d'une douzaine de centimètres en une ou deux années, j'ai subi cette croissance en quelques semaines, rendant chacun de mes os aussi douloureux que si j'avais été piétinée par un cheval. J'ai également pris du poids, dix kilogrammes répartis dans tous les endroits de mon corps qui manquaient de consistance. Ma puberté s'est également effectuée à une vitesse record, me laissant peu de temps pour accepter les modifications physiques en découlant. J'ai à présent des formes. Certes toujours moins que ma sœur, mais j'ai cessé d'avoir l'air d'une enfant de douze ans. Et les changements de proportions sont suffisants pour me faire perdre tous mes repères en termes d'équilibre et mouvement dans l'espace. Quant au fait de se vêtir, j'ai déjà plus d'une fois fait bondir Viktor qui manque bien souvent de tact lorsqu'il est question de la décence de ma tenue et des regards d'autrui. Car autre chose a bien changé: l'attention que les hommes me portent. J'ai l'impression désagréable d'être devenue un bout de viande, ce qui me gêne horriblement. Au point que je m'évertue de fuir tous les regards, y compris, souvent, celui de Viktor. Le sien n'a pourtant pas changé, ou tout du moins est-il demeuré respectueux. Même les clins d'œil de certaines femmes me mettent mal à l'aise lorsque j'arpente les couloirs avec une tunique un peu trop ouverte sur ma poitrine. Je ne suis pourtant pas devenue plus jolie à ma connaissance. Mes cheveux sont toujours aussi sombres, épais et indisciplinés, et une bonne partie de ma peau reste constellée de tâche de son. Je suis bien loin d'avoir la beauté froide d'Amélia ainsi que son élégance. Cela n'empêche cependant pas la petite Janelle de me faire toute sorte de compliments, tirant derrière elle son frère bredouillant. La fille de Markus a constamment l'air de s'ennuyer, confiée à des dames de compagnie, des instructeurs ou ma sœur, tandis que Liam semble perdu dans un autre monde. Leur candeur est un réel réconfort dans mon quotidien.
Outre Helén, Ivola et Viktor, une autre personne a eu une réaction que je qualifie d'agréable en voyant s'opérer les drastiques changements physiques: Sabas, le jeune garçon des cachots. Avec une flegme qui m'avait autant désarçonnée qu'amusée, il s'était déclaré ravi de me revoir en vie et en pleine santé avant d'ajouter que si l'immortalité avait de telles conséquences esthétiques, il se laisserait volontiers tenter un jour prochain. Une part très conséquente de ma personne ressentait une culpabilité titanesque à chaque fois que je le croisais au détour d'un souterrain humide. Il n'aurait jamais ma chance et se verrait réduit en esclavage jusqu'à la fin de son existence alors que je jouissais d'un statut privilégié en étant proche de Viktor. Nos punitions pour des actes similaires n'avaient rien en commun. Il s'était montré cependant enchanté que j'ai réussi à cacher son message comme il me l'avait demandé. Pourtant d'un naturel curieux, je n'avais pas pris la peine de connaître la teneur des informations qu'il transmettait aux humains de l'extérieur. L'envie de moi-même me servir de son relais afin de rentrer en contact avec mon cousin est chaque jour un peu plus forte, il me manque terriblement. Et Helén étant toujours sous le joug d'une surveillance carcérale lors de ses déplacements pour son apprentissage, je n'ai aucun moyen de m'assurer qu'il va bien via son intermédiaire. Viktor estime qu'il est bien trop tôt pour m'envoyer dans les villages humains, nombreux étant ceux me connaissant. Il veut à tout prix éviter un scandale ou l'éveil de questionnements dans la population, ce que je comprends, même si cela m'est douloureux. Depuis notre séparation après la mort de mon père et mon frère, nous ne nous étions jamais quittés aussi longtemps. Une part de moi craint qu'il ne me reconnaisse pas ou me trouve trop changée. Je donnerais beaucoup pour pouvoir échanger quelques boutades avec lui, malgré nos différences, il demeure mon meilleur ami.
Une réplique moqueuse de Viktor, certainement choisie pendant de longues minutes avec soin, me tira du début de sommeil dans lequel je sombrais en réfléchissant sur ses paroles remplies de bon sens concernant la nature des échanges que nous pourrions avoir.
- Quoi qu'il en soit, pour aujourd'hui je pense qu'il est mieux de s'en tenir là, je viens juste de changer les draps et, j'ai menti, mon teinturier n'est pas très commode.
Je pouffai malgré l'embarras qui teintait mes joues de pourpre. J'avais effectivement omis ce petit détail, n'y ayant jamais été confrontée auparavant. Viktor, content de sa plaisanterie, se contenta de m'embrasser sur le front avant de me tourner le dos et de m'inviter à dormir. J'obtempérai sans résistance, j'étais exténuée et hormis mon ventre endormi par les tisanes d'Ivola, tout mon corps me faisait souffrir. Je me roulai en boule contre l'Aîné, collant mon visage dans le creux de ses épaules et faisant passer mon bras en travers de son flanc. La dernière chose dont je me souvins fut la caresse de ses doigts sur les miens et ce qu'il chuchota à demi-endormi.
- En faisant fi des circonstances, je suis très heureux que tu sois là.
Il attendait certainement que je réponde quelque chose de similaire, mais j'en fus incapable. Je n'ai jamais vraiment distribué mes mots d'amour autrement qu'avec parcimonie. Aussi ne dis-je rien et me contentai-je de raffermir mon étreinte avant de m'abandonner au sommeil. Nous aurons bien du temps plus tard pour de grandes déclarations.
Le fait d'être exemptée d'activités militaires le temps de mes menstruations n'est pas pour me déplaire. Mes journées me paraissent anormalement mornes lorsque je suis les ordres des chefs de groupe, répétant sans cesse les mêmes déplacements et stratégies. Passer mes journées à lire ou jouer avec Liam et Janelle est bien plus plaisant, bien que les Aînés ne voient pas d'un très bon œil que je leur mette mon arc entre les mains. J'étais folle de joie de pouvoir récupérer mes armes, confectionnées pour la plupart par le génie artisan d'Olek. Il me manque un peu moins de cette façon, j'ai l'impression qu'il se trouve juste derrière mon épaule à m'aider à ajuster mon tir.
Interdite de patrouilles chez les humains, je ne suis cependant pas dispensée en temps normal de celles dédiées à l'éradication des loups-garous. J'étais remontée à cheval avec crainte, encore peu à l'aise avec les changements physiques s'opérant en moi et manier de nouveau une épée sans me blesser avait également été un exercice ardu, mais le pire avait été de devoir tuer. J'avais pour coutume de voir la mort, la violence et le sang comme des banalités depuis la mort de mon père et mon frère et si ôter la vie ne me faisait pas plaisir, lorsque j'y étais amenée, je ne me défilais pas. Mais depuis ma transformation et les évènements l'ayant précédée, la simple idée de faire du mal à un autre être vivant me tétanise. J'imagine sans cesse des proches derrière les crocs et les poils hirsutes, d'autres pauvres âmes condamnées à la damnation et je prie à chaque sortie de ne pas croiser une seule des créatures de William. Jusqu'à présent, par miracle, mes prières ont été entendues et je n'ai jamais vu de loup-garou à moins d'une vingtaine de mètres. Ils n'approchent pas, comme s'ils savent instinctivement que nous sommes chacun le prédateur de l'autre. Viktor me regarde avec suspicion à chaque fois que je lui narre les faits que j'observe, guettant certainement un indice de ma part concernant un lien présumément conservé avec le monde lupin. De ce côté, je ne peux rien affirmer, mon esprit est si embrumé, constamment bombardé de souvenirs en tous genres et de cauchemars affreux que j'ai souvent du mal à m'ancrer dans la réalité et le présent plus de quelques heures consécutives. Souvent j'ai l'impression d'être folle. Viktor, lui, ne voit cela que comme le contre-coup de plusieurs traumatismes. Je me sens mieux lorsqu'il est près de moi, il me permet de savoir ce qui est réel ou non, ce qui appartient au passé et ce qui est en train de se produire.
Il m'avait prévenue que mes souvenirs perdus pourraient revenir de façon concomitante avec ma transformation, j'en faisais l'effrayante expérience. Si beaucoup de bon m'a été enlevé, d'autres situations auraient mérité de rester dans les tréfonds de l'oubli éternel. C'est le cas pour le pire souvenir que je partage avec Helén, il s'agit du dernier avant que l'on m'ôte tout fait en rapport avec les vampires aux alentours de mes sept ans. Il est chaque jour plus net, chaque jour plus glaçant, à l'instar de mes cris et mes pleurs lorsque l'esprit de Fábián s'était mêlé au mien pour le dépouiller.
La pièce dans laquelle on m'avait emmenée était plus glaciale encore que le vent d'hiver qui soufflait sur la plaine. Une sorte de potence entourée de chaînes vieilles comme le monde trônait en son centre et dégageait une odeur de mort. J'étais dans une salle de châtiment, pire même, d'exécution. On m'y avait laissée seule, terrifiée et encore couverte du sang de la victime de mon premier meurtre. Le liquide poisseux s'était insinué partout, dans mes cheveux, sous mes ongles, sous la plante de mes pieds nus et écorchés par une longue course. Ma tunique était déchirée par endroits et mon manteau guère plus intact. Je pleurais. Pas à cause de la punition dont j'écoperais, mais parce que je ne savais pas si j'avais réussi à sauver ma sœur. Les brûlures sur son corps étaient étendues, toute demi-vampire qu'elle était elle en garderait certainement quelques cicatrices. Cela aurait dû être moi la cible, la victime, pas elle qu'un simple rayon de soleil pouvait tuer. On me tenait à l'écart dans cet endroit clairsemé de restes de tas de cendres loin d'elle et loin de Viktor qui n'aurait certainement pas manqué, s'il l'avait pu, de m'expliquer ce qui était en train de se tramer.
Enfin quelqu'un entra, un vampire que je ne connaissais pas et qui me jaugeait avec sévérité. Je n'étais qu'une vermine me disait-il, et une insupportable petite chanceuse. Je ne comprenais pas. Ma mère me détestait et était mourante, mon frère était en sursis, mon père n'avait jamais le temps pour moi et une des rares personnes à m'apporter un peu de bonheur dans mon existence était entre la vie et la mort. Non, vraiment, je ne voyais pas en quoi je pouvais être chanceuse.
On m'emmena dans une autre salle, plus éclairée mais tout aussi austère. Les vampires y étaient assis en arc de cercle, sur des sièges de pierre recouverts de petits tapis. Trois trônes gris se tenaient au fond du lieu, les Aînés y siégeaient. Markus paraissait contrarié, Amélia dubitative et hésitante et Viktor, insondable. Dès que je l'aperçu, je me ruai vers lui avec espoir, il devait savoir comment allait ma sœur.
Un coup à l'arrière de mon dos me fit trébucher et je tombai à ses pieds. Markus se leva brutalement en fusillant du regard le responsable qui venait de ponctuer son geste d'un « ne bouge pas, mortelle ».
- Je vous prierais de ménager cette petite-fille, c'est une enfant et une humaine. De plus, son père étant un de nos meilleurs alliés il serait malvenu de ne pas la lui rendre en un seul morceau. Surtout que certains ici semblent l'affectionner...
Son regard s'attarda sur Viktor qui n'avait toujours pas remué, comme s'il n'avait rien été de plus qu'une statue de sel. Je lui lançais, quant à moi, des regards désespérés. Je comprenais que j'allais être punie alors que j'étais d'une certaine façon la victime des tragiques récents évènements. Toujours à genoux sur le sol, je sentais les larmes me monter aux yeux ce qui manqua pas de faire réagir l'un des membres du Conseil.
- Allons donc, voici que cette jeune meurtrière pleure. Cela n'émeut personne tu le sais. Le simple fait que tu sois encore en vie alors que tu as pris celle d'un des nôtres est la preuve de notre grande bonté. Tache de rester un peu digne.
- Elle a sept ans, entendis-je Viktor grommeler. Les enfants de cet âge pleurent lorsqu'ils savent qu'ils ont fait une bêtise, et encore plus lorsqu'ils se retrouvent enfermés dans une pièce macabre pendant des heures juste après avoir vécu des évènements violents.
- «Bêtise» me parait être un terme un peu faible pour décrire ce qu'Ilona a fait, répliqua une femme à la mine sévère.
- Prenez donc le terme qui vous fait plaisir, Etelka, mais je doute qu'une fillette de cet âge soit capable de tuer sciemment qui que ce soit et plus encore celle-ci que j'ai eu le loisir de côtoyer.
- Il est vrai que tu t'es pris d'affection pour cette famille, renifla Markus avec dédain, bien que les raisons échappent encore à ma compréhension. Cependant, le fait est qu'elle a effectivement causé la mort d'un vampire. Elle est couverte de son sang et tenait encore l'arme lorsque nos gardes les ont retrouvées, Helén et elle.
- C'est l'ours qui l'a poussé sur l'épée, m'entendis-je geindre.
- Vraiment? l'interrogea Markus. Et pourquoi un ours aurait-il fait cela?
- Pour protéger Helén, c'est son ami, vous savez...
Je m'interrompis cependant, Viktor m'intimant par le regard de garder ce genre d'informations pour moi.
- C'est totalement grotesque! s'exclama Orsova. C'est un mensonge éhonté.
- Ce n'est pas un mensonge! m'écriai-je. Et...
- Ilona, il suffit, me coupa Viktor.
- Mais...
- Laisse-la poursuivre, Viktor, je suis intrigué de connaître la suite, l'empêcha de répondre Markus. Je voudrais qu'elle m'explique pourquoi l'ours a attaqué notre garde armé et non deux petites-filles qui sont pourtant des proies bien plus aisées.
- Au début c'était parce que Helén lui avait demandé. Puis quand elle s'est évanouie, un grand loup au poil blanc est venu se mettre entre nous et l'ours. Il l'a fait fuir et ensuite il est resté avec nous jusqu'à ce que vous arriviez. Enfin, elle... oui, elle. C'était plutôt une louve, et...
- Je pense qu'il est inutile de poursuivre, m'interrompit de nouveau Viktor. Vous voyez bien que rien de ceci ne tient debout. Ilona a certainement imaginé toute cette histoire pour donner du sens à ce qui lui est arrivé.
- C'est faux! criai-je en pleurant. Si vous lisez mes souvenirs vous verrez que je ne mens pas! Je veux rentrer chez moi! Je veux voir Helén! Je ne veux pas rester ici parce que vous êtes tous aussi méchants que ma maman et que l'homme qui a essayé de tuer mon amie!
Viktor fit la grimace, imité par bon nombre de membres du Conseil. Aucun n'était habitué à gérer de très jeunes-gens et mes cris et mes jérémiades les agaçaient plus qu'ils ne les attendrissaient. Seule Amélia conservait son air impassible, même si son masque se fissurait parfois pour laisser apparaître une petite lueur de compassion.
- Nous ne lisons pas les souvenirs des enfants, dit simplement Viktor sans relever la fin de ma tirade larmoyante.
- Pourquoi?
- Parce que c'est la loi.
- La loi est stupide, alors.
Les phalanges de Viktor craquèrent lorsqu'il serra le poing en tentant de se contenir. Je ne comprenais pas ce qui le mettait autant en colère. D'ordinaire, il était très protecteur envers Helén et plutôt compréhensif avec moi, se dressant parfois en défenseur lorsque les circonstances lui paraissaient appropriées. A cet âge, je ne comprenais pas encore très bien le mensonge et j'étais très ignorantes des véritables enjeux du monde que personne n'avait pris la peine de m'expliquer.
- La loi est stupide, répétai-je, elle vous cache la vérité.
Je ne compris pas à cette époque pourquoi toute l'attention fut soudainement portée sur moi. Y compris celle de Tanis qui avait cessé de griffonner dans ses registres. Aujourd'hui, enfin, je perçois ce qui a pu créer un si grand malaise. Mes mots auraient pu n'être affiliés à aucun contexte car ils traduisaient une vérité. De nombreuses zones d'ombres sont présentes dans l'histoire des vampires, camouflées par ceux qui décident des lois: les Aînés. Chacun ne sert finalement que ses propres avantages pour survivre et asseoir son pouvoir sur les autres. Tout n'est que stratégie et manipulation, et peu importent les conséquences tant que le résultat espéré est obtenu.
- Elle insulte le Conseil! s'écria soudainement un homme à l'air maussade, le visage cramoisi.
D'autres clameurs s'élevèrent dans la salle et certains vampires commencèrent à se rapprocher de moi me plongeant dans une profonde panique. Je n'avais l'habitude de côtoyer que quelques créatures nocturnes à la fois et si nombreux ils réveillaient en moins un instinct de survie bestial. Ils étaient dangereux et je devais me mettre en lieu sûr. Sans attendre que Viktor ou Markus ne tentent de raisonner l'assemblée en colère, je bondis en avant et fondis sur la seule personne m'inspirant confiance dans la pièce à cet instant: Amélia. L'Aînée sursauta lorsque mes mains se posèrent sur ses genoux avant que je ne me glisse derrière ses jambes, mais elle n'eut aucun mouvement de recul ou hostile à mon égard. Elle se contenta simplement d'observer ses deux compagnons de règne d'un air absent. Viktor et Markus essayaient de faire revenir le calme avec diplomatie, jusqu'au moment où Viktor perdit patience et frappa le dos du trône de Markus avec force, le faisant partiellement s'ébouler. Chacun se figea et je serrai les jambes d'Amélia avec mes bras.
- Bien, siffla-t-il, la colère donnant une sonorité particulière à sa voix qui m'effraya. A présent que nous avons récupéré l'attention de tout le monde et que chacun a compris qu'une petite humaine pouvait être maladroite et involontairement provocatrice dans ses propos, nous pourrions peut-être nous occuper de ce pourquoi nous la retenons avec nous au lieu de la rendre à son père et à son peuple.
- Il faut un châtiment exemplaire, exigea une voix grave, déformée par la terreur induite par Viktor.
- Nous en convenons volontiers, c'est pourquoi je propose que...
- Permets-moi de te couper, Viktor, dit soudainement Amélia, s'exprimant ainsi pour la première fois depuis que je me trouvais dans la grande salle. Nous savons tous ce qu'il s'est produit à la fin de la course d'Ilona et Helén, cependant, personnellement, ce qui m'intrigue le plus c'est l'élément déclencheur de toute cette série d'évènements. Je voudrais entendre de la bouche de cette enfant ce qui l'a conduit à fuir avec son amie au milieu de la forêt, au crépuscule, sachant qu'elle avait une parfaite conscience du danger que représente le soleil pour Helén.
Je déglutis douloureusement, les images cauchemardesques me revenant en mémoire. J'avais eu si peur.
- Et bien, parle-donc! insista Viktor. A présent que nous t'y autorisons.
Je m'extirpai maladroitement de ma cachette, poussée dans le dos par Amélia qui se voulait rassurante. L'air excédé de Viktor me tétanisait, je ne comprenais pas pourquoi il se comportait soudainement de la sorte avec moi.
- Je... Nous... bafouillai-je en regardant l'Aîné sans réellement le voir. Nous étions dans ma chambre, Helén me montrait un livre avec des plantes collées à l'intérieur. J'avais fermé les rideaux soigneusement et demandé à ce que personne n'entre sans s'annoncer pour ne pas que la lumière du jour puisse toucher Helén. Mais quelqu'un est entré et à ouvert en grand les rideaux.
L'air me manquait, je ne voulais pas y repenser, je voulais enfouir le plus loin possible ces souvenirs dans mon esprit jusqu'à les oublier.
- Qui est entré? questionna Markus.
Je ne pus prononcer le mot qui me nouait l'estomac, m'écroulant complètement sous les regards agacés de l'assistance. Viktor continua le récit à ma place sur un ton exaspéré, supposant que prise de panique j'avais préféré emmener Helén loin du château et des yeux indiscrets des humains. Ne sachant où aller je m'étais dirigée vers la forêt à laquelle mon oncle me familiarisait depuis toujours. Lorsque l'orage avait éclaté nous nous étions simplement abritées dans une grotte qui s'était révélée être la caverne d'un ours, lequel avait attaqué le vampire venu nous chercher et que j'avais tué par accident.
C'était exact à quelques détails près. Le vampire qui nous traquait n'était pas sur nos pas pour simplement nous ramener au château... Je l'avais vu de mes propres yeux et entendu avec précision, il était là pour se débarrasser de nous. Pour le compte de qui, je l'ignorais.
Les explications de Viktor semblèrent convaincre l'assemblée qui se mit en branle pour décider de ma punition, mais je n'écoutais déjà plus, ravagée par le chagrin que me causait la vérité que j'étais la seule à détenir. Je sentis à peine des bras me soulever et m'emmener dans une petite pièce adjacente, remplie de parchemins et de flacons d'encre. Viktor me déposa sur le sol et s'agenouilla pour se mettre à ma hauteur. Toute trace de colère avait déserté son visage et il avait revêtu un air sincèrement désolé.
- C'est Annamária, ta mère qui a ouvert la porte sur Helén, n'est-ce-pas?
Je secouai piteusement la tête, les yeux rivés vers le sol, incapable regarder quiconque en face. Je ne voulais pas y penser, l'admettre, ni même l'envisager, c'était bien trop douloureux.
- Tu peux me le dire, tu sais. Personne ne l'inquiétera, je t'en fais la promesse.
- Ce n'est pas sa faute, murmurai-je entre deux sanglots, elle ne sait plus vraiment ce qu'elle fait, ni qui elle est lorsqu'elle est en crise.
- Et cela arrive souvent en ce moment, n'est-ce-pas?
- Oui, très souvent. Parfois elle est là, avec moi et on passe presque un bon moment, puis l'instant suivant c'est une autre personne qui crie et me frappe. Elle marche étrangement et ses gestes sont brusques, ses mains tremblent et parfois lorsqu'elle mange elle s'étouffe.
- Je suis désolé, dit-il avec une sincérité non feinte. Tu dois te sentir très triste.
- Elle me fait peur.
Les mots s'étaient échappés seuls, dans un seul souffle, libérateur. Mes propres parents me terrifiaient et je ne me sentais en sécurité nulle part, la pire chose que l'on aurait pu me faire était de me renvoyer chez eux en me privant de ses instants de bonheur et d'innocence que je pouvais partager avec ma sœur. Viktor garda son calme face à mon expression dévastée, se contentant de prendre mes mains dans les siennes.
- Et ton frère?
- Il est tout le temps malade. Un rien le cloue au lit alors que moi je n'attrape jamais le moindre rhume. Tous les jours j'ai peur de le retrouver mort dans son lit.
Je n'avais jamais eu autant de pensées macabres que l'année de mes sept ans. Quelques mois plus tard, Olek perdrait ses parents dans de troubles circonstances dont on ne me donnerait pas les détails et viendrait vivre avec nous. Je n'apprendrais que cinq années après le drame ce qu'il s'était vraiment passé.
- Les seuls moments où je suis heureuse c'est lorsque je suis avec Helén. Si elle est morte vous devez me le dire!
Le désespoir s'était mué en colère, contre moi-même de ne pas avoir su protéger une personne qui m'était chère et contre le monde entier qui m'imposait mon existence comme un fardeau.
- Helén n'est pas morte, rassure-toi, répondit-il en serrant mes mains.
- Je veux la voir.
- C'est impossible.
- Pourquoi?
Je vis à son air chagriné qu'il ne me disait pas «non» de gaîté de cœur, pire même, il affichait un air vaincu. Avec les mots les plus simples qu'il avait en sa possession il expliqua alors patiemment la nature de la punition qui me serait immanquablement infligée, ou tout du moins, celle qui avait été convenue entre les Aînés juste avant la réunion à laquelle j'avais assisté. La seule évocation du prénom de Fábián me fit frissonner. Il avait beau être mon demi-frère, il était certainement une des personnes que je craignais le plus en raison de sa capacité à modifier les souvenirs d'autrui. Il pouvait rendre n'importe qui complètement fou.
- S'il-vous-plaît, faites qu'ils ne décident pas cela, implorai-je en laissant de nouvelles larmes couler sur mes joues rougies.
- C'est trop tard, s'excusa maladroitement Viktor, c'est la sentence la plus juste que nous ayons trouvée.
- Elle n'est pas juste. On me prive du bonheur.
- Mais pas de ta vie.
C'était du pareil au même à mes yeux. Ma vie n'en valait pas vraiment la peine dépouillée de tout ce qui me permettait de tenir bon dans un monde qui ne voulait pas de moi, dans une famille qui m'était presque étrangère.
- Tu ne seras pas triste, Ilona, car tu n'auras pas conscience de nous avoir connu dans un autre contexte que les échanges diplomatiques et marchands que nous avons avec ton père. Tu ne te souviendras pas.
Viktor ignorait qu'il se trompait et que l'intervention de Fábián avait laissé en moi une impression permanente de vide. J'avais toujours su qu'il me manquait quelque chose avant que l'Aîné ne m'avoue qu'une partie de ma mémoire m'avait été rendue inaccessible. Car Fábián ne détruisait pas complètement les souvenirs qu'il visait, non, il les enfouissait si profondément qu'ils ne pouvaient ressurgir sans sa ré-intervention. Aussi des brides de mon passé avaient-elles parfois hanté mes songes me laissant la désagréable sensation d'avoir vécu une autre vie avant celle-ci.
- Et vous, demandai-je, vous serez triste? Parce que, comme Helén, vous vous souviendrez.
Je vis les yeux du vampire s'écarquiller, ma question le déstabilisait, il ne l'attendait certainement pas.
- Oui, certainement un peu, se contenta-t-il de répondre avant d'ajouter sur un ton gêné, tu es une fillette très distrayante.
Je fronçai les sourcils, contrariée par ses paroles, ne sachant exactement comment les interpréter. Je n'étais pourtant pas un jouet amusant, alors pourquoi ces qualificatifs détachés de l'affection qu'il semblait me porter?
- Afin de ne pas compromettre l'efficacité de l'effacement des souvenirs, je me tiendrai loin de toi à l'avenir. Et tu ne verras plus non plus Helén. La procédure n'est pas fiable en totalité et conserver un lien de proximité avec des personnes connues que l'on souhaite faire disparaître de l'esprit d'une personne n'est pas favorable. Si je suis amené à rester longtemps près de toi à l'avenir, il y a de grandes chances que des réminiscences surviennent.
- Des réminiscences? demandai-je en reniflant.
- Des images, des sons, des odeurs, des choses de ton passé venant envahir ton présent sans que tu ne saches d'où elles proviennent.
Markus avait interrompu notre conversation en passant la tête par la porte de la salle des archives, indiquant que les délibérations étaient achevées et que Fábián était prêt à exécuter la sentence. Je pouvais apercevoir mon demi-frère de loin, masquant mal son expression satisfaite. Il ne m'aimait pas. Je lui rappelais bien trop ce qu'il ne pouvait plus avoir, une famille complète. Il vivait comme une trahison le fait que notre père ait refusé de rejoindre les vampires en même temps que la transformation forcée de sa mère. Avec du recul, je dois lui donner raison. Notre père a été égoïste en abandonnant sa première famille pour en fonder une seconde dans l'intérêt de l'humanité. D'autant plus que sa lignée humaine s'est tout de même éteinte, étant la dernière à l'avoir été.
Viktor me tenait à présent par la main, nous dirigeant vers le reste du Conseil. Mes larves s'étaient taries car j'avais eu réponse à ma plus grande interrogation: la santé de ma sœur. Helén se remettrait de ses brûlures même si cela prendrait du temps et elle garderait toute sa vie des stigmates de l'expérience. Je n'ai jamais eu trop l'occasion de les observer, elle porte bien souvent des vêtements longs qui camouflent intégralement les cicatrices. Peut-être Olek en aurait-il vu davantage en fonction de l'intimité qu'ils partagent à présent? Je n'ai pas pu lui en toucher deux mots, les occasions ayant été rares de voir Helén seule à seule, pourtant je ressens que quelque chose s'est passé durant son séjour hors du château, outre sa rencontre avec Luka et les révélations sur le destin d'Ilí.
- Viktor, avant de tout oublier, est-ce-que je peux vous poser une question très importante?
L'Aîné parut surpris, sans doute ne voyait-il rien d'autre à ajouter ou tout du moins l'espérait-il. Il accéda cependant à me demande en repoussant la porte des archives pour préserver notre échange des oreilles curieuses pouvant écouter à l'affût.
- La louve, ce n'était pas un vrai animal, n'est-ce-pas?
Je poussai un cri de douleur plaintif, Viktor venait de presque m'écraser la main en la serrant fortement en réaction à ce qu'il venait d'entendre.
- Ne parle jamais de cela à quiconque, Ilona, tu m'as bien compris?
Il avait fait brutalement volte face pour me prendre par les épaules et planter son regard bleu luminescent dans le mien, j'ignorais s'il était effrayé ou au bord de la crise de rage. Je bredouillais une approbation hagarde, trop secouée au sens propre comme au figuré pour pouvoir être plus intelligible.
- Tu ne dois jamais rien dire, cela la condamnerait et j'en serais le seul responsable.
- Parce que c'est vous qui l'avez envoyée.
- Oui, c'est moi.
A ce jour, je ne sais toujours pas de qui Viktor parlait exactement, ni même de ce que j'avais compris à l'époque. William ne m'avait pas encore mordue, j'aurais dû ignorer la possibilité de muter en loup, à moins que celle-ci eut toujours demeuré au fond de moi? Après tout, pourquoi sur des milliers de morsures, le loup-garou avait-il été incapable de me changer moi et seulement moi en monstre? Aurél et Ilí n'avaient pas eu la même chance, j'étais l'unique exception à ma connaissance, bien que certains silences de Viktor m'amènent parfois à présager du contraire.
Le reste du souvenir est flou, ponctué de larmes et de cris, ainsi que d'un épais brouillard. Je me souviens juste avoir regardé Viktor dans les yeux tant qu'il se trouvait dans mon champ de vision ainsi que d'avoir serré fortement mon médaillon dans ma main. L'Aîné m'avait conseillé de me focaliser sur une seule chose, avançant que cela faciliterait la besogne de Fábián. Par la suite je m'étais réveillée dans mon lit, seule et effroyablement vide, le sentiment d'avoir oublié quelque chose fermement ancré en moi. Mon père avait fait comme si de rien n'était, exténué d'avoir du expliquer à ma mère ce qu'elle venait de faire et les conséquences de cet acte. Mais à cette époque, elle était tellement sur le déclin que rien n'aura véritablement pu retenir son attention et déclencher une quelconque réponse chez elle. Elle n'était déjà plus qu'une enveloppe vide, dépouillée d'âme et de lucidité. Je l'avais déjà perdue depuis bien longtemps et ne nourrissais plus aucun espoir à son propos.
A présent que cet épisode de mon enfance m'est de nouveau accessible, je comprends mieux pourquoi mes souvenirs ont véritablement recommencé à affluer pendant le séjour de Viktor dans ma modeste demeure. Tous les éléments étaient réunis: la dernière personne à m'avoir parlé et à avoir croisé mon regard avant l'effacement et l'objet m'ayant servi de point d'ancrage retrouvé. Sans compter sur la présence d'Helén à certains moments qui avait complété le tableau. Une chose me préoccupait cependant, Viktor avait une parfaite connaissance du talent de mon frère et il aurait dû savoir que mes souvenirs reviendraient s'il se rapprochait trop de moi, alors pourquoi l'avait-il tout de même fait? Avait-il de lui-même décidé qu'il était temps de me rendre ma vie oubliée dans une sorte d'acte de rébellion contre le système qu'il avait pourtant lui-même bâti? Avait-il agi par altruisme, par égoïsme ou un peu des deux?
Un autre élément me troublait, la présence d'une autre femme pouvant se transformer de la même façon que moi avant que je ne devienne un vampire à part entière. Viktor la connaissait, même plus, il devait placer en elle une grande confiance pour l'envoyer à notre recherche à Helén et moi. Et connaissant son aversion pour le monde lupin, ils devaient être émotionnellement assez proches pour qu'il accepte de la côtoyer tout en ayant conscience de sa nature. Finalement, l'Aîné n'avait-il pas toujours su ce que j'étais capable de faire depuis que William m'avait mordue? Mais étonnamment, il est celui qui a le moins tenté d'abuser de moi et de se servir de mes capacités pour nuire ou acquérir plus de pouvoir, ce qui me laisse perplexe car ne n'est pas l'image que bon nombre ont de lui. Il est sans comparaison plus froid et abrupt qu'Amélia et Markus, mais certainement pas le plus cruel. Le premier vampire est un sadique, là où Viktor voit une nécessité de tuer pour abréger des souffrances, punir ou protéger, Markus désire étudier quitte à déshumaniser pour en tirer le plus grand profit pour lui-même. Viktor n'est pas aussi diplomate qu'Amélia et ment tout autant mais il n'est pas charmeur. La manipulation qu'il sait utiliser est purement intellectuelle, jamais sentimentale, il n'est pas assez à l'aise avec la communication pour cela. Viktor est froid, stratégique, efficace et distant, mais il n'est certainement pas le pire monstre du château car il ne se cache ni derrière un sourire, ni derrière des flatteries. Sous bien des aspects, Viktor me renvoie à mes propres démons, j'étais certainement aussi effrayante que lui lorsque je menais des hommes, calculant tout, mettant de côté l'affect sauf concernant mes tendons d'Achille qui me faisaient perdre toute logique. Et avant tout, nous voulons tous les deux désespérément survivre.
Viktor est abîmé, marqué, détruit et reconstruit un nombre incalculable de fois. Il a perdu des êtres chers à ne plus avoir assez de doigts pour les compter, il a erré, désespéré, été trahi tant de fois qu'il peine à s'accrocher à quelque chose de peur de la voir lui être retirée. Il n'a jamais pris de femme depuis qu'il est Aîné, s'étant borné à sa relation inclassable avec Ariana, ne semble pas avoir d'amis proches en dehors de la mère d'Helén. Il ne fait confiance à personne, pas même à son jugement lorsque l'émotionnel rentre en jeu. Viktor est usé, et moi également. Et dans ce sens nous nous sommes plutôt bien trouvés. Il ne me fait pas peur et je n'ai pas envie de le fuir quoique l'avenir puisse nous réserver, son âme m'est familière parce qu'elle ressemble à la mienne et que je la comprends.
Il n'a certainement pas insisté pour que je conserve mes souvenirs à l'époque en raison de cette femme qu'il protège du Conseil, si j'avais plus parler de la louve géante, peut-être cela aurait-il plus attiré l'attention de Markus ou d'un autre. Les curieux ne sont pas ce qu'il manque au sein de la communauté vampirique.
L'une des choses que j'ai fait la première fois que j'ai pu revoir ce souvenir a été de trouver Fábián afin de le rassurer sur le fait que je ne lui en voulais pas car il agissait sous les ordres du Conseil. Je n'ai cependant pas été extrêmement bien reçue. De la part de mon demi-frère je n'ai récolté que du mépris et de l'ignorance, et bien que j'en connaisse les raisons cela me blesse profondément. Après tout, je ne suis pas responsable du comportement de mon défunt père envers sa première compagne. J'espérais naïvement que le fait que je rejoigne les rangs des vampires changerait sa façon de me voir mais il n'en est rien.
Helén a bien essayé de me consoler, argumentant qu'il n'aime de toute façon pas grand monde mais son rejet me pèse. J'ai si peu de famille encore en vie que savoir que je ne peux avoir de lien avec certains me brise le cœur. Je ne pensais pas y accorder une telle importance et pourtant... Je tente à chaque instant de combler le vide de mes proches disparus.
oOo
15 septembre 1207,
- Dis-moi, Ilona, tu en es où avec Viktor?
Je manquai de tomber de mon cheval. C'était la première fois que j'étais autorisée à sortir du château sans la supervision de mon chef d'unité et surtout sans but militaire. La punition de Helén avait été prolongée pour n'être finalement levée que la veille et elle pouvait de nouveau se rendre chez les humains avec Ivola afin de parfaire son apprentissage. C'était avec naturel qu'elle m'avait proposée de les accompagner, argumentant que cela me ferait un peu de bien de passer du temps en dehors des murs gris de la forteresse. Si j'appréhendais le monde extérieur plus que je ne l'aurais imaginé, j'étais très loin de me douter que le plus grand danger proviendrait de ma sœur et de ses questions accompagnées d'œillades mi-moqueuses, mi-curieuses. Un peu plus en amont, Ivola, qui avait certainement entendu distinctement chaque mot composant la question, laissa échapper un petit rire avant de mettre une distance prudente entre sa monture et les nôtres. Cela faisait deux mois que j'avais été transformée et je n'avais aucune idée de ce qui pouvait bien se dire dans mon dos à ce sujet.
- Je ne comprends pas ta question, feintai-je.
- A d'autres.
Helén ne montrait aucune pitié pour mes joues érubescentes, elle avait même adopté un ton tout à fait taquin. Était-ce cela le comportement habituel d'une jeune-femme de quinze ans?
- Vous passez toutes vos journées ensemble. Je ne crois pas t'avoir déjà vue dormir dans ta chambre depuis que tu es ici. Alors je me demandais ce qu'il en était. Mais tu n'es pas obligée de répondre dans le détail, c'est juste que... je crois que je m'inquiète un petit peu. Viktor est parfois assez sombre, froid et même si je sais que toi aussi, je ne peux pas m'empêcher de me demander si tout se passe bien. Sans compter le fait que vous avez quelque chose comme sept cent ans de différence et qu'il a plutôt un passé mouvementé.
- Ton inquiétude est inutile, tout se passe très bien. Viktor me respecte et ne me force pas à faire quoique ce soit, si c'est cela qui t'inquiète, grommelai-je.
- C'est juste que ta relation avec lui doit être très différente de celle que tu as entretenu avant.
Je me figeai. Je n'avais que très peu abordé Ilí avec elle, ou tout du moins la partie romantique de notre relation. Les seules personnes véritablement au courant se comptaient sur les doigts d'une main. Il s'agissait de Viktor, Olek et Luka la femme de chambre d'Ilí qui nous avait une fois surprise et à qui nous avions fait promettre de garder le secret. Helén n'était normalement pas au courant de tous les détails.
- Dis-tu cela parce que Viktor est un homme? Parce que si c'est le cas, sache que cela ne change pas grand chose, sentimentalement parlant.
Je m'étais exprimée à voix basse, ne souhaitant pas être entendue d'Ivola que ma vie amoureuse ne concernait pas et sachant que ce terrain pouvait me porter préjudice.
- Entre autres. Mais je ne parlais pas que du plan émotionnel, et...
- Viktor est parfaitement au courant de tout ce qui a pu se passer entre elle et moi, sur tous les plans, grognai-je plus agacée que gênée. Il en tient compte et est extraordinaire délicat sur ce sujet, ne te fais pas de soucis à ce propos. Ce qui me questionne moi, c'est comment toi tu peux être au courant?
Helén se renfrogna. Elle n'était pas habituée à se disputer avec moi bien que je sois très souvent sur la défensive d'une manière générale, elle perdit son sourire en détourna le regard, trouvant soudainement un intérêt nouveau à ses étriers.
- Je l'ai vu dans les souvenirs d'Olek, ce n'était pas volontaire.
Une vague de hargne me traversa et je mis un peu de distance entre nous, poussant mon cheval en avant afin de me rapprocher d'Ivola. Je commençais à en avoir assez de voir toute mon intimité être ainsi exposée au grand jour par des fouilles méticuleuses de ma mémoire et celle de mes proches. Bientôt tout le monde en saurait plus que moi sur ma propre existence toujours à demi enfouie par la volonté de mon frère.
- Depuis quand t'amuses-tu à te faire les crocs sur mon cousin? lui lançai-je sur un ton mauvais.
- Je ne m'amuse pas! démentit-elle. Cette fois-ci ce n'était absolument pas voulu, c'était juste... une sorte de réflexe.
Je stoppai net ma monture et dévisageait ma sœur avec stupéfaction.
- Un réflexe? Tu as mordu Olek par réflexe? Dois-je te rappeler qu'il est humain et donc beaucoup plus fragile que toi ou moi? Tu pourrais le tuer si tu n'étais pas une hybride. Si tu étais capable de transmettre le vampirisme par morsure, mon cousin serait déjà mort!
- Je sais tout cela! dit-elle en haussant le ton. Crois-moi je m'en veux déjà suffisamment comme cela. C'est juste que parfois c'est difficile à contrôler.
- Et je peux savoir dans quel contexte?
Son teint pivoine me donna la réponse et je lâchai un soupir. J'étais très mal placée pour lui faire une quelconque morale sur le sujet, mais je ne pouvais m'empêcher de ressentir un étrange sentiment de gêne. Ma demi-sœur et mon cousin. Je n'avais même pas envie de tenter de les imaginer. Et j'ignorai si cette situation m'inquiétait ou me rendait heureuse. Je n'avais jamais ressenti quoique ce soit de négatif depuis qu'ils se fréquentaient mais mon passage de l'autre côté et l'évolution préoccupante de la situation entre vampires et humains me faisaient voir la situation sous un tout nouvel angle. Je ne voulais pas qu'ils leur arrive malheur et encore moins qu'ils souffrent à cause de leurs différences sur lesquelles ils n'avaient aucun contrôle.
- De toute façon, il est loin à présent, donc tu peux être tranquillisée, cela ne risque pas de se reproduire de sitôt.
- Il est parti? m'étonnai-je.
Je n'avais pas revu Olek depuis ma transformation et les seules nouvelles que j'avais de lui émanaient donc de ma sœur qui malgré les interdictions de sortie trouvait tout de même le moyen de s'éclipser en profitant des dernières heures du jour qu'elle supportait de mieux en mieux. J'aurais pu faire de même, étant totalement insensible au soleil mais Viktor m'avait bien trop à l'œil pour cela. De plus, l'Aîné savait capter toute mon attention lorsque je me trouvais avec lui dans ses appartements.
- Oui, c'était plus prudent.
- Il doit te manquer, murmurai-je, autant par compassion pour elle que pour moi-même.
- Oui, je m'inquiète beaucoup pour lui, je ne pensais pas que j'y étais si attachée.
Un silence passa entre nous et Helén en profita pour glisser sa main dans la mienne.
- Tu l'aimes?
- Je crois.
Je hochai la tête, je ne sais pas si j'aurais préféré que ce soit juste de l'amusement.
- Et toi, Ilona, tu aimes Viktor?
- Je pense.
- Autant que tu as pu aimer Ilí?
- Différemment.
En vérité je n'étais pas certaine que ma défunte amie partageait les mêmes sentiments que moi et nous n'en avions d'ailleurs jamais parlé, comme si le dire rendrait les choses plus effrayantes et concrètes qu'elles n'avaient pu l'être. Nous continuâmes notre chemin dans le silence, nos doigts toujours liés. Une partie de moi était étrangement soulagée d'avoir abordé ce sujet avec elle. Je passais tant de temps soit à enchaîner les entraînements avec la garde, soit avec Viktor que nous avions finalement peu d'occasion de nous parler véritablement.
- Je te demande pardon de m'être emportée, murmurai-je finalement. Je sais que tu ne pensais pas à mal.
- Et moi je te demande pardon si j'ai pu être maladroite dans mes propos. Je m'inquiète beaucoup pour toi, ta vie, ton passé et ton bien-être m'importent véritablement. J'ai envie de te connaître et le fait que tu sois souvent très distante me met un peu mal à l'aise. Je ne sais pas comment te parler. Alors je suis vraiment désolée si tu as eu l'impression que je te jugeais, ce n'est pas le cas. C'est juste que j'ai du mal à me mettre à ta place bien souvent.
J'aurais eu tant d'autres choses à dire à Helén en cet instant, mais aucun mot ne franchit la barrière de mes lèvres. Ivola revint finalement vers nous, lassée d'être seule devant et estimant certainement que nous avions eu assez de temps pour régler certains non-dits. La guérisseuse est d'une discrétion sans égale et j'apprécie cette qualité. Sa délicatesse également est d'une ampleur insoupçonnée. Elle entama joyeusement la conversation en indiquant ce que nous allions exactement faire chez les humains mais je ne l'écoutais que d'une oreille distraite, prise par mes réflexions internes, remuées par les paroles de Helén. Je me sens si souvent vide que je ne m'interroge que rarement sur ce point, pourtant, il l'aurait fallu.
Lorsque nous entrâmes dans le village endormi, la main de ma sœur était toujours serrée dans la mienne et je profitai qu'Ivola nous demande de rester en retrait le temps qu'elle sécurise les lieux pour glisser les mots que j'aurais du dire depuis très longtemps à Helén. Depuis deux mois exactement, depuis que j'avais récupéré quelques fragments essentiels de ma mémoire.
- Je suis heureuse de me souvenir enfin de toi, et je crois que même lorsque mon esprit était embrouillé, tu me manquais beaucoup.
Je vis ses yeux se remplir de larmes avant qu'elle ne se jette à mon cou.
- Je... je t'aime, ajoutai-je en peinant à articuler chaque mot.
J'avais l'impression que mon corps allait exploser et je me demandai si c'était toujours ainsi lorsque l'on prononçait ces petits mots tant chéris par tous les êtres de ce monde. Ce que ma sœur ignorait alors qu'elle me répondait en me serrant contre elle c'était que je les laissais échapper pour la première fois depuis des années, parce qu'à son sujet, au contraire de bien d'autres, je n'avais que des certitudes**.
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20 novembre 1207,
L'air était tellement chargé en humidité que je suffoquais un peu plus à chaque marche descendue me menant dans les entrailles de la falaise contre laquelle était construit le château. J'accélérai le pas, Viktor s'était soudainement hâté devant moi, me hélant de me dépêcher. J'ignorais où il m'emmenait, mais son air sérieux ne me disait rien qui vaille. Pour sa défense, les choses allaient de mal en pire. La situation était plus tendue que jamais et les campagnes étaient à feu et à sang, saccagées à la fois par les soldats des nobles que les troupes de rebelles. J'avais transformé mon pays en champ de bataille avec mes bonnes intentions initiales.
J'avais perdu mes derniers liens avec le monde des humains dans l'horreur et la souffrance, je m'en voudrais pour le restant de mes jours. Olek avait été privé de sa liberté et m'avait rejoint dans le monde de ténèbres qui faisait maintenant partie de mon quotidien depuis un peu plus de quatre mois. Ensemble nous traquions nos anciens alliés, transformés eux-aussi en immortels par quelques opportunistes peu scrupuleux. Nous avions une seule tâche: les trouver tous et les tuer pour nous racheter et nous épargner l'exécution. Je ne dormais plus, ne riais plus, n'espérais plus rien de l'existence. Toutes mes certitudes ayant fragilement résisté à l'année venant de s'écouler se brisaient à chaque nouvelle aube lorsque j'échouais un peu plus. Je ne rêve que d'une seule chose, que ce cauchemar puisse enfin prendre fin.
Viktor m'appela une nouvelle fois, me suppliant presque et je sautai les dernières marches me séparant de lui, me réceptionnant maladroitement sur le sol humide. Il y a quelques jours, la pire chose qui aurait pu arriver s'était produite. C'était la pleine lune, je pleurais intérieurement mes dernières pertes en attendant Viktor, incapable de passer la moindre journée seule, lorsque l'impensable survint. Après un coup d'œil au ciel d'encre entaché d'un unique phare blanchâtre, mon corps entier était devenu incandescent. J'étais tombée à genoux et j'avais crié de douleur avant de parvenir à ramper jusqu'au lit. J'avais tendu une main et attrapé un traversin, je l'avais mordu de toutes mes forces, aveuglée par les larmes de souffrance qui coulaient sur mon visage. Si l'on m'avait offert de mourir, j'aurais accepté sans hésitation. J'avais l'impression d'être déchirée de l'intérieur, comme si un monstre était retenu entre mes côtes, sous ma peau, dans mon crâne. Je n'étais pas si loin de la vérité. L'Aîné était arrivé en courant, sans doute était-il au bout du couloir lorsqu'il m'avait entendue. Sans me laisser le temps d'essayer de lui expliquer ma situation à grand renfort de plaintes il m'avait prise dans ses bras et éloignée de tout objet susceptible de me heurter, me déposant sur le sol froid de la salle de bain. J'entendais le clapotis de l'eau entrecoupé de mots paniqués de Viktor alors que je me tordais de douleur. Je voulais que tout s'arrête, c'était insupportable. Les morts en pagaille je pouvais les encaisser, mais cette incendie intérieur qui me brûlait les veines était un véritable tsunami de coups mortels.
L'eau tiède du bain n'avait rien arrangé à mon état, c'était même pire, je buvais la tasse lorsque je ne me noyais pas avec mes propres larmes. Je suppliai Viktor de mettre un terme à mon supplice lorsque brusquement le feu cessa de me tourmenter, m'offrant une occasion de respirer, avant de repartir de plus belle. Un instant je crus m'évanouir, mais en réalité je me réveillais ou plutôt, le loup sortait de sa léthargie.
Je me souviendrai toute mon existence de l'expression horrifiée placardée sur le visage de Viktor lorsque je me relevai, à quatre pattes, du sol sur lequel j'avais été projetée en me débattant. Mes mains s'étaient muées en pattes, mon corps frêle avait pris en volume, ma tête arborait une énorme gueule à la mâchoire puissante. Je n'étais définitivement pas un vampire. J'étais quelque chose d'autre, une chimère, un monstre. J'émis une plainte douloureuse et Viktor sortit de son mutisme pour m'indiquer de me taire. Personne ne devait entendre un loup hurler entre ces murs ou cela en serait fini de moi. Je devais lui reconnaître qu'il avait su rester d'un calme olympien, se rapprochant de moi sans peur, posant sa main sur mon dos, me faisant me coucher. Il avait attendu des heures durant, ses doigts figés dans mes poils, ma lourde tête sur ses genoux jusqu'à ce que le soleil ne se lève et que je ne retrouve un aspect plus humain. Je m'étais évanouie au moment même où mes os avaient repris leur taille initiale et ne m'étais réveillée que deux jours plus tard.
Viktor n'avait pas attendu vingt-quatre heures de plus et m'avait entraînée dans les profondeurs, arguant qu'il ne connaissait qu'une seule personne susceptible de m'aider à comprendre ce qui était en train de se produire. Lorsque je le rejoignis, anormalement exténuée par la descente des nombreux escaliers, il s'empara de ma main et la serra avec force.
- Je vais te laisser quelques heures avec elle, le temps du Conseil, je reviendrais te chercher directement après et nous partirons. Je dois t'éloigner du château, au moins quelques jours. Cela te tuera si tu restes ici dans ces conditions.
J'acquiesçai, il avait raison. Je dépérissais à vue d'œil tant la situation me pesait et tout son amour, celui d'Olek ou celui d'Helén n'y changerait rien. J'avais besoin d'une pause pour souffler, me retrouver, me ressourcer, faire le vide dans mon esprit. Le loup n'était qu'un symptôme, la matérialisation de ma rage et de mon désespoir.
Il m'embrassa avec empressement, éteignant mes doutes à propos de ce qu'il ressentait pour moi malgré nos récentes disputes sans fin et nos silences pesants.
- N'oublie pas que je t'aime, souffla-t-il à mon oreille avant de me relâcher et de filer rapidement vers les escaliers et ses obligations.
Je me retrouvai seule face à des barreaux d'une cellule ouverte, une clef entre les mains. Ce n'était pas une geôle comme les autres, elle était plus grande, moins macabre, plus confortable. Un lit était installé dans un angle, creusé à même la pierre, faisant face à une improbable bibliothèque, accompagnée d'un pupitre et d'un fauteuil, de l'autre côté d'un pan rocheux, au travers d'une ouverture circulaire j'entendis le bruit d'une source d'eau. Quelqu'un vivait ici, et y vivait depuis très longtemps. J'étais tétanisée, que devais-je comprendre? Viktor souhaitait-il que je m'enferme ici?
Un mouvement furtif derrière moi me fit sursauter, je n'étais pas seule. L'habitant des lieux était présent, tout près, je sentais sa respiration dans mon dos. Je me retournai avec lenteur, déglutissant péniblement, ne sachant réellement à quoi m'attendre, ou plutôt le supposant sans oser l'affirmer.
Des yeux bleus aux reflets d'acier me fixaient avec intérêt, éclairant un visage laiteux constellé de tâches de rousseur, encadré d'une chevelure flamboyante. L'inconnue me détaillait avec intérêt et alors que son regard me scrutait, son esprit lui, fouillait le mien sans vergogne, mettant à nu chacun de mes secrets. Cette femme était beaucoup plus forte que je ne le serais jamais. Je fus instantanément paralysée d'effrois et je priais intérieurement pour que le Conseil de la nuit ne s'éternise pas. Je faisais face à un prédateur.
- Je suis très heureuse de te revoir Ilona, même si les circonstances, une nouvelle fois, ne sont pas vraiment propices à des présentations dans les règles de l'art.
Un flash mémoriel me submergea. Elle était le loup qui nous avait sauvées Helén et moi.
- Malgré les raisons qui ont poussé Viktor à te mener à moi je suis ravie qu'il l'ait fait. Il est assez rare de croiser le chemin d'êtres qui nous ressemblent n'est-ce-pas?
J'étais trop figée pour articuler, je ne rêvais que de prendre mes jambes à mon cou ou de me réveiller dans mon lit. Cela ne pouvait pas être vrai. Cette personne ne pouvait pas réellement exister, elle ne pouvait pas depuis tout ce temps être juste à quelques mètres sous mes pieds. Viktor ne pouvait pas m'avoir caché la seule personne pouvant répondre à mes interrogations pendant des semaines. Cette femme ne pouvait pas être... et pourtant elle l'était.
Ariana me faisait face, comme un mirage ou plutôt comme le reflet de mon avenir dans le miroir de mes craintes les plus profondes.
oOo
* Oui, c'était super sympa d'avoir ses règles au Moyen-Age.
** Juste pour être claire, on parle bien ici d'un amour sororal/fraternel, que personne n'aille s'imaginer des choses.
