Damian

Personne ne fait jamais attention à moi.

Sauf Neela.

Mais maintenant, Neela a un copain. Basil. Maintenant, Neela n'a plus le temps de passer ses soirées à réviser dans la salle commune avec moi, parce que madame a un copain.

C'est pas juste.

Enfin, moi aussi je suis injuste. Augustus, Maggie, Rose. C'est des amis, et ils font attention à moi. Mais c'est pas pareil, parce qu'on n'est pas dans la même maison. Et ces derniers temps, les soirées sont longues.

Alors souvent, je vais me balader. Il faut bien que mon insigne de préfet me serve à quelque chose.

Après tout, tout le monde le fait. Neela, elle sort tous les soirs pour retrouver Basil - ce nom, franchement ! - et rentre bien après le couvre-feu, de ce qu'elle m'a dit. Les autres Gryffondors aussi, au moins les septièmes années, sont toujours fourrés là où ils ne devraient pas être. Alors bon, un de plus ou un de moins…

De toute façon, c'est bientôt terminé, toutes ces histoires de couvre-feu et d'interdiction de sortir la nuit.

Pour l'instant, je profite du château la nuit.

C'est incroyable que tous les élèves soient toujours en dehors de leur dortoir et que j'en croise si peu, pendant mes escapades. Parfois, je tombe sur des couples qui ricanent. Parfois, sur des amis qui testent leur courage. S'ils sont à Gryffondor et plus jeunes, je les renvoie chez nous. Pour justifier le fait d'être en dehors du dortoir à pas d'heure, pour que la Grosse Dame en les voyant revenir se dise que oui, j'ai bien fait mon boulot.

Quand ils ont mon âge, je leur fiche la paix. Privilégiés.

Si ce sont mes amis, comme la silhouette que j'entrevois assise dans les escaliers qui mènent à la salle commune de Serdaigle, alors je vais les voir.

La première réflexion qui me vient lorsque Rose tourne la tête vers moi, c'est que je l'ai beaucoup vue pleurer, ces derniers temps. J'ai l'impression qu'en deux ans, elle n'a jamais versé une larme, mais qu'elle n'arrête plus depuis janvier dernier.

"Damian, bégaye-t-elle en essuyant ses yeux d'un revers de manche, pardon… J'allais remonter, de toute façon, renifle-t-elle en se levant.

-Rose, dis-je en lui attrapant le bras, tu te doutes bien que je ne vais pas te laisser partir sans essayer de comprendre… Je sais pas, on est potes, non ? Assieds-toi et explique-moi, d'accord ?"

Je me laisse tomber sur la pierre et elle m'imite, mais avec plus de douceur et d'attention dans les gestes, prenant le soin de lisser sa jupe du plat de la main. Je la regarde du coin de l'œil, mais elle est ailleurs, et passe et repasse ses doigts sur le tissu sans y prêter attention. Elle finit par soupirer.

"J'en ai marre que personne ne m'aime.

-Sympa pour nous, dis-je sans réfléchir d'un ton un peu dur.

-Non, pas comme ça, je veux dire… Tu savais que Maggie et Scorpius sortaient ensemble ? change-t-elle soudain de sujet."

Ah, je comprends mieux le problème. Rose, sans être cucul la praline, reste une incorrigible romantique. Je l'ai souvent vue boire les histoires de cœur de Maggie, ces deux dernières années, ou encourager Augustus dans ses propres aventures amoureuses en suivant tous les développements avec assiduité. Et si elle n'a rien eu à voir dans l'histoire Neela-Basile - ce nom ! - c'est parce qu'elle s'est disputé avec Neela, qui a dû se rabattre sur moi pour épancher ses états d'âme.

"Je n'étais pas sûr, mais c'est plutôt évident… Je m'en doutais depuis qu'on est rentré au château où ils ont passé deux semaines seuls et qu'ils ont arrêté de se disputer d'un coup.

-Moi aussi, soupire-t-elle, mais elle me l'a dit, tout à l'heure. Elle m'a à peine adressé trois mots, ajoute-t-elle avec un sourire triste. Elle est partie le retrouver, là.

-Et c'est ça qui te fait pleurer ?

-Non ! s'écrie-t-elle soudain horrifiée. Bien sûr que non ! C'est juste… Quand on s'est disputée avec Neela, paf ! Elle s'est trouvé un mec. Idem avec Maggie. Et je te parle même pas de mon cousin. Dès que je tourne les talons, tout le monde en profite pour tomber amoureux, souffle-t-elle agacée. Et jamais moi.

-Sympa pour moi."

Le regard plein de terreur qu'elle me lance me donne envie de retirer de ce que je viens de dire sur le champ. D'un coup elle paraît si sérieuse, si soucieuse de m'avoir vraiment vexé que j'ai l'impression qu'elle pourrait se remettre à pleurer dans la seconde si jamais je confirme être blessé. Je rigole pour tenter de dédramatiser un peu la situation. J'oublie toujours que Rose est sensible, sous ses airs de dure à cuire qui sait tout sur tout.

"Eh, je plaisante, Rose.

-En vrai, reprend-t-elle en réfléchissant, tu es peut-être celui qui comprend le mieux de quoi je parle, non ? Être la dernière roue du carrosse, vivre les histoires des autres par procuration…

-Hum, c'est possible. Sauf que contrairement à toi, ça ne me dérange pas, dis-je avec un sourire. Je ne cherche pas vraiment à sortir avec quelqu'un, en fait."

Elle baisse les yeux, et sans comprendre comment je me suis débrouillé, je crois que c'est moi qui l'ai vexée, cette fois-ci. Mais tout ce que j'ai dit n'est que la vérité : les histoires d'amour des autres ne m'intéressent pas vraiment, et je ne cherche pas à en vivre une - pas dans l'immédiat, en tout cas.

"Peut-être que je suis bizarre, murmure Rose après une pause. Peut-être que c'est moi qui ait un problème, ou qui suis insupportable. Ou alors je ne suis juste pas jolie, conclue-t-elle avec une ombre dans la voix.

-Rose, non. Tu es très jolie, dis-je d'un ton ferme. Ça n'a absolument rien à voir."

Elle me regarde, à présent, et je sais, je sais qu'elle a besoin d'entendre ce que j'ai à lui dire, mais d'un coup, pour moi suis plutôt un grand timide, ses grands yeux noirs posés sur moi deviennent un peu trop insistants et je suis forcé de tourner la tête et fixer le bout de mes chaussures en rougissant. Je ne suis pas doué en grands discours sentimentaux et autres encouragements.

"C'est pas bizarre, c'est juste… Tout le monde sort pas avec quelqu'un, tu vois ? Et puis en fait, tu es jolie hein, mais c'est pas ça. C'est que tu détermine ce que tu vaux par le fait d'être célibataire, et comme ton échelle c'est zéro, alors tu penses que t'es un zéro mais si ton échelle c'est genre, ta réussite en cours, alors ton échelle c'est dix, tu vois ?

-J'ai rien compris, souffle-t-elle.

-C'est par parce que tu vas te mettre en couple que tu vas te trouver plus jolie, Rose. Ou plus intelligente, ou plus digne d'être aimée ou je ne sais quoi. C'est pas aux autres de déterminer ce que tu vaux, tu comprends ?

-Je crois que oui, répond-t-elle après un temps. En gros, ce que tu essayes de dire, c'est qu'il faut que j'ai confiance en moi.

-Entre autre chose, souris-je. J'essaye surtout de te dire de ne pas te tracasser avec des choses sur lesquelles tu n'as aucun contrôle.

-Hum."

Elle hoche la tête, les yeux dans le vague, mais il n'y a plus de larmes à ses paupières et un demi-sourire anime ses lèvres, à présent. Je me détends un peu, parce que j'ai l'impression d'avoir réussi à la réconforter malgré mon incapacité pathologique à m'exprimer de façon intelligible.

"T'es un bon pote, déclare-t-elle en se redressant. Je peux poser une question bizarre ?

-Je t'en prie, dis-je en rigolant tout bas.

-Pourquoi on sort pas ensemble, toi et moi ?"

Pendant un instant, j'ai peur qu'il ne s'agisse d'une déclaration, mais son ton de voix et l'absence de gêne lorsqu'elle me regarde me font comprendre que non. Alors je prends le temps de réfléchir à la question.

"Parce qu'on n'est pas amoureux ? propose-je enfin. Mais ceci dit, on n'est pas obligés d'être amoureux pour passer plus de temps ensemble, j'ajoute en passant mon bras autour de ses épaules.

-C'est vrai, répond-t-elle. On n'a pas besoin d'eux pour se voir."

La lumière des rares chandelles encore allumées est très douce et Rose est chaude contre moi. Pour une fois, je suis assez content de m'être trompé lorsque j'ai pensé que personne ne faisait jamais attention à moi. Et j'ai bien fait de faire le mur.