Horncastle n'avait pas connu d'aussi grand soleil depuis plusieurs mois. Le ciel était d'un bleu intense presque aveuglant, parfois zébré de ces filaments cotonneux que laissent les avions sur leur passage. Les crissements des insectes et les pépiements des oiseaux avaient remplacé le bruit des gouttes sur les toits de tuile. La chaleur se faisait de plus en plus lourde, les coins d'ombre de plus en plus rares, les sourires de plus en plus grands l'ambiance estivale qui régnait sur le village avait balayé la moindre tension de l'atmosphère.

Comme tous les après-midi, lorsque la cloche de l'école retentit, une marée d'élèves se déversa dans la cour de récréation. Des hurlements hystériques se mêlèrent aux pleurs perçants dans une cacophonie assourdissante et on ne s'entendit bientôt plus parler. Les plus âgés s'interpellaient entre eux, les plus jeunes couraient vers leurs parents, quelques-uns s'attroupaient pour décider du programme du reste de l'après-midi et d'autres se hâtaient déjà vers le parc. Seule une petite silhouette se détacha de la foule pour aller se poster sous l'un des arbres qui longeaient la cour, les mains serrées sur la poignée de son cartable en cuir. Elle se balançait d'avant en arrière, faisant osciller ses boucles en rythme, ses grands yeux ternes perdus dans le vide.

— Vous ne voulez pas profiter du soleil, Maud ?

Le professeur Moore s'était arrêté à son niveau. Il avait une moustache particulièrement élégante et ses cheveux formaient comme un nid de brindilles blanches autour de son crâne. Il portait son habituelle veste en tweed et sa mallette qui empestait le vieux cuir.

— Je préfère éviter les coups de soleil, répondit-elle.

— Vous êtes prudente, c'est bien, mais ne vous bridez pas pour si peu : le beau temps ne va pas durer. Profitez de votre week-end !

— Vous aussi, monsieur.

— Et n'oubliez pas de lire Les quatre filles du Dr March !

— C'est déjà fait !

L'enseignant lui sourit et s'éloigna vers une rue adjacente. Maud l'aimait beaucoup, et ce serait probablement la seule personne qui lui manquerait quand elle aurait quitté l'école.

Lorsqu'une nouvelle vague d'élèves arriva, Maud se dressa sur la pointe des pieds, tendant le cou pour loucher sur ceux qui s'éparpillaient devant l'école, et porta les mains en cornet autour de sa bouche quand elle aperçut deux épis auburn fendre la foule dans la direction opposée :

— Louis !

Un garçon débraillé ne tarda pas à jaillir de la masse compacte que formaient ses camarades et leur famille. Il avait un pansement sur le nez, une tablette de chocolat à la main et un grand sourire aux lèvres.

— J'ai pas de devoirs ! s'exclama-t-il en brandissant son goûter en l'air.

— Tant mieux.

Il se précipitait déjà vers Louth Road, la grande route qui traversait le village, lorsque Maud l'arrêta :

— On ne va pas par-là.

— On passe chez Mildred ?

— Je dois lui donner des trucs de la part de papa.

Louis poussa un cri de joie et rattrapa sa sœur au galop, entamant sa tablette de chocolat avec appétit. Maud eut la mauvaise idée de lui demander comment s'était passée sa journée. Après un raclement de gorge solennel, il se lança dans ses explications avec véhémence :

— Leslie Goldsmith m'a dit que ma frise était moche alors qu'elle n'avait même pas colorié la sienne ! Je la déteste. C'est elle qui est moche, avec ses couettes mal faites et ses joues de hamster. J'ai dû l'aider à faire un exercice de maths tellement elle est nulle, et elle critique quand même ! Elle m'a même traité d'incapable, tu te rends compte ?! Et sinon, Jensen Coal m'a donné un stylo. Il est trop beau ! Le stylo, pas Jensen. Il va remplacer celui que Georges m'avait volé. Tu veux du chocolat ?

Maud accepta les carreaux qu'il lui tendait.

Il faisait bon dans le quartier de Mildred. L'air sentait le chaud, les fleurs et la poussière de gravier. Une vieille dame salua Maud et Louis depuis sa fenêtre. Un peu plus loin, la boulangère s'occupait de son potager, tandis que deux hommes discutaient activement sur le perron voisin. Des enfants couraient à l'arrière d'une maison adjacente. En comparaison, celle de Mildred semblait presque trop silencieuse. C'était un petit cube de pierres grisâtres, moins soigné que ceux qui l'entouraient mais tout aussi pittoresque. Des plantes grimpantes encadraient l'entrée et le tapis représentait des fleurs multicolores, semblables à celles qui poussaient dans les jardins voisins. La boîte aux lettres avait été repeinte en un vert plus doux que l'original.

Maud toqua trois petits coups à la porte. Elle s'ouvrit peu après, dévoilant une longue silhouette familière. Mildred avait sûrement le même âge que leur père, mais elle faisait plus jeune. Des cheveux roux sombres encadraient son visage en forme de cœur, empreint d'une douceur peu commune.

— Mildred !

— Louis, doucement ! rit-elle alors qu'il se jetait dans ses bras. Bonjour, Maud. Comment ça va, tous les deux ? Votre journée s'est bien passée ?

— C'était super cool, sauf quand Leslie Goldsmith m'a insulté ! s'exclama Louis.

— Encore Leslie Goldsmith ? Je vais finir par croire qu'elle t'aime bien.

— Impossible : elle a dit que j'étais un incapable.

Mildred ouvrit de grands yeux outrés, et écouta la suite des aventures de Louis en ponctuant son monologue de hochements de tête et d'onomatopées adaptées. Une fois qu'il eut fini, Maud sortit trois minuscules pots circulaires de son cartable en cuir et les tendit à Mildred. Son sourire se fana brusquement.

— Et il y a ça, dit Maud en tirant de sa poche un papier plié en quatre.

— Parfait, soupira Mildred. Remerciez Henry de ma part, et merci à vous aussi. J'aurais bien aimé vous proposer de prendre le goûter ici, mais comme c'est déjà prévu demain soir… ajouta-t-elle avec un clin d'œil. Et je n'aimerais pas mettre Georges à part, si vous voyez ce que je veux dire.

Maud voyait ce qu'elle voulait dire. La dernière fois qu'il n'avait pas été inclus dans leurs plans de goûter, il leur avait bien fait comprendre. Un peu trop bien, même.

Après de dernières salutations, Maud et Louis quittèrent Mildred pour rejoindre Louth Road, qu'ils suivirent jusqu'aux champs. Il semblait y en avoir à l'infini, tout autour du village, d'immenses mosaïques claires qui tapissaient la région de part en part. Et là-bas, au milieu de ce patchwork de céréales, bien visible depuis la route, se dressait la maison des Saddler.

La Hulotte était une grande et large demeure de pierre, au toit tordu et aux fenêtres penchées, construite sur un morceau de pelouse séparant deux champs. Elle avait beau détonner dans le paysage champêtre, rien ne la troublait et elle ne troublait rien, comme si elle avait toujours été ici à sa place. C'était principalement ce pour quoi tout le monde la connaissait, malgré la distance qui la séparait de Horncastle.

Pour y accéder, il fallait longer Louth Road pendant un quart d'heure et parcourir les champs durant dix minutes, une partie de plaisir pour les enfants Saddler, qui s'amusaient souvent à faire la course jusqu'à l'entrée. Pourtant, peu s'en approchait. Les gens avaient mieux à faire – l'observer de loin et colporter des rumeurs sur ses propriétaires, par exemple.

De près, elle était plus étrange qu'impressionnante. Certaines pierres semblaient avoir été posées de travers et d'autres saillaient dangereusement du mur sous l'épaisse couche de lierre qui les recouvraient. Le perron était d'un gris sale et peu avenant, constellé d'une mousse sombre qui semblait beaucoup plaire aux créatures qui avaient trouvé refuge sous ses marches. Elles ne cessaient de les renifler d'un air à la fois curieux et renfrogné. Maud les y délogea du bout du pied, ramassant au passage une flopée d'insultes incompréhensibles, avant de monter jusqu'à la porte d'entrée. Son blanc cassé était la seule touche de couleur qui égayait la maison si on ne comptait pas les deux pots de fleurs rouges qui l'encadraient. Maud l'ouvrit en forçant sur la poignée, et une voix criarde l'accueillit.

ESSUYEZ-VOUS, MALPROPRES!

Comme toujours, le paillasson avait l'air de très mauvaise humeur. Louis eut la mauvaise idée de lui donner un coup de talon.

BAS LES PATTES, MALOTRU!

— Il faudra vraiment qu'on demande à papa de le désenchanter, dit Maud.

Elle abandonna ses chaussures sous le porte-manteau, bien vite imitée par son cadet, et ils se dirigèrent tous les deux vers la cuisine en espérant y trouver des gâteaux. Ils en dénichèrent quelques-uns au fond d'un placard et s'attablèrent avec un grand verre de lait.

— Je me demande ce qu'on mange ce soir, dit Louis d'un air rêveur.

— On est encore en train de prendre le goûter et tu penses déjà au dîner ? D'ailleurs, tu as déjà fini la tablette de chocolat ?

— Tu m'as aidé, répliqua-t-il évasivement.

Ils mangèrent dans un silence agréable, constitué de bruits de mastication et du tic-tac de l'horloge du salon. Le paillasson le rompit brutalement :

REVIENS, SAGOUIN!

Des bruits de cavalcade résonnèrent dans le couloir de l'entrée et Georges déboula dans la pièce en s'accrochant au chambranle de la porte. Des mèches noires dépassaient de sa capuche trop petite pour se coller à son front trempé de sueur, ce qui lui donnait l'air particulièrement idiot. Son pantalon était couvert de terre mais, bien loin de s'en soucier, il brandissait une patate gesticulante vers sa sœur avec autant de fierté que s'il avait dompté un dragon.

— J'ai battu le record.

— Combien ? piailla Louis en se dandinant sur sa chaise.

— Vingt-sept.

— C'est bien, marmonna Maud.

Elle mordit dans un biscuit en évitant son regard. Georges haussa les sourcils d'un air espiègle et secoua vivement son trophée, qui se débattait de plus en plus :

— Je crois que tu ne te rends pas compte… J'ai battu le record, j'en ai attrapé vingt-sept.

— J'avais cru comprendre.

— Et tu essayes de me faire croire que ça ne te fait rien ?

— Laisse-nous manger en paix.

— Bien sûr !

Il sifflota gaiement en coinçant la patate agitée entre une brique de lait et une bouteille de jus de pomme, et alla se laver les mains à l'évier en laissant des traces de terre un peu partout sur le carrelage. A l'entrée, le paillasson s'égosillait tellement que Louis dut se lever pour aller le calmer.

Maud percevait les œillades narquoises de Georges dans sa direction, mais refusait de quitter son verre des yeux. Ce record lui importait peu, bien qu'elle l'ait détenu pendant trois longues années, mais la manière dont son aîné jubilait la mettait hors d'elle. Il avait cette manie détestable d'insister sur tout ce qu'il faisait mieux qu'elle. Et puis il y avait ces cris, en fond sonore, qui ne faisait qu'attiser son agacement…

Fishmoilapaix, fishmoilapaix !

— Tu ne veux pas le faire taire ? demanda-t-elle en fusillant la créature du regard.

— Pourquoi moi ?

— Parce que c'est ton vingt-septième gnome.

— Il faudrait que je lui donne un Horglup, mais je n'en ai plus.

Maud lui jeta un regard incrédule. Où avait-il pu se procurer des Horglups ? Il n'y avait que des gnomes et des musards dans le jardin à l'arrière de la maison.

— Des vers suffiraient, répliqua-t-elle.

— Flemme de me lever.

Lashmoilagrappe, lashmoilagrappe !

Georges donna une pichenette sur le front du gnome, ramassant une flopée d'insultes au passage.

— Celui-là est particulièrement agressif… Je vais l'appeler Voldemort.

Maud sentit un frisson lui parcourir l'échine – elle n'était pas encore habituée à entendre ce nom. Elle avait encore l'impression que son ombre planait sur le monde magique, pleine de promesses de mort.

— Et qu'est-ce que tu vas en faire ?

— Ca ne regarde que moi.

Il était de notoriété publique chez les Saddler que Georges avait plus de choses à cacher que tous les autres membres de la famille réunis, mais même si personne n'avait encore réussi à percer le mystère qui entourait les heures qu'il passait seul dans sa chambre ou dehors dans les champs, Maud n'insista pas – il n'accepterait jamais de lui dire quoi que ce soit en rapport avec ses petites affaires personnelles.

En réalité, Maud savait qu'il avait d'excellentes idées. A l'époque où ils étaient tous les trois cloîtrés à la Hulotte, il proposait souvent à ses cadets de participer à la reconstitution d'expériences moldues. Celle qui avait le plus choqué Maud consistait à enfermer un musard dans une boîte hermétique et mettre le feu à cette boîte – après quelques minutes, Georges avait étouffé les flammes et demandé si la créature était toujours en vie. Sur le coup, la réponse avait semblé évidente, mais il leur avait expliqué qu'ils ne le sauraient pas avant d'ouvrir la boîte. Tant qu'elle restait fermée, le musard pouvait tout aussi bien être en vie sans qu'ils ne le sachent. Il était dans deux états à la fois et cela avait plongé Maud dans une profonde réflexion. Louis avait proposé de réitérer l'expérience avec un gnome, qui ne pourrait plus insulter personne s'il mourait, mais leur père était entré dans la chambre à ce moment-là. Ce fut après cet épisode et la punition de la décennie que Georges avait décidé de continuer à mener ses investigations seul.

— C'est aujourd'hui qu'on va à Londres, hein ? demanda Louis en se postant à l'entrée de la pièce.

— Oui.

— Papa rentre à quelle heure ?

— A quatre heures.

— C'est dans longtemps !

— C'est dans dix minutes, espèce de troll.

— C'est toi le troll, tu t'es vu ?

Georges fit brusquement mine de se lever, provoquant chez Louis un mouvement de recul effrayé.

— De toute façon, tu cours moins vite que moi, ricana-t-il.

— Tu ne battrais pas un musard en un contre un ! s'exclama Louis.

Il détala avant même que Georges ait quitté sa chaise. Ce dernier attrapa le gnome par la verrue géante qui lui servait de tête et quitta la pièce en une fraction de seconde. L'instant d'après, il y eut un bruit sourd et les insultes du gnome cessèrent pour laisser place à des hurlements.

— Maud ! Maud, je saigne !

Louis revint à la cuisine en se tenant l'arrière du crâne à deux mains.

— Tu peux regarder ?

Elle souleva d'épaisses mèches de cheveux pour chercher la plaie mais ne trouva rien. Comme d'habitude, la détresse qui se réfléchissait dans ses grands yeux bleus n'avait pas lieu d'être.

— Tu ne saignes pas.

— Ah ? Ah, ça va, alors.

Il lui offrit un grand sourire avant de s'asseoir et d'attraper le pain pour en arracher des boules de mie et les aligner sur la nappe.

— J'ai tellement hâte d'y être ! piailla-t-il.

Tout comme Maud, il n'avait jamais quitté Horncastle. L'année dernière, quand il avait fallu accompagner Georges acheter ses fournitures, ils étaient tous deux atteints d'une scrofulite particulièrement coriace qui les avait forcés à rester à la Hulotte sous la surveillance de Mildred. Ils avaient donc raté leur première occasion de visiter Londres…

Georges revint bientôt dans la cuisine, sans son gnome, et alluma le petit poste de radio qui trônait sur le vieux vaisselier. Aussitôt, la voix énergique d'Amanda Thorn résonna dans la pièce :

— …insolite : une maison moldue a pris feu hier soir, à Birmingham, la brigade qui a été dépêchée sur le terrain soupçonne un serpencendre – Gethsemane Prickle, à la tête du département, s'interroge pourtant sur l'absurdité de la présence de la créature dans un quartier résidentiel londonien n'accueillant aucun sorcier depuis plusieurs générations…

— Ca doit être à cause du trafic de créatures magiques, commenta Georges.

— C'est quoi, un serpencendre ? demanda Louis.

— Un serpent de cendres ? proposa Maud.

Elle décroisa les jambes et l'un de ses pieds se mit à tressauter nerveusement au rythme des informations.

— Les Harpies ont vaincu les Frelons ? s'étonna-t-elle tandis qu'Amanda Thorn annonçait les résultats des matchs qui s'étaient joués la veille.

— Pas étonnant, je te rappelle qu'elles ont la meilleure poursuiveuse de tous les temps.

— Arrête avec Ginny Weasley.

— Jamais.

Georges faisait une fixette sur elle depuis qu'il était rentré de Poudlard – il avait dû assister à ses exploits d'une manière ou d'une autre, et n'avait plus que son nom à la bouche. Louis, en revanche, semblait s'ennuyer ferme.

— C'est nul, on peut changer de station ? bougonna-t-il en croisant les bras.

Georges s'apprêtait à répliquer lorsqu'un bruissement d'ailes les interrompit. Les regards convergèrent vers la fenêtre, au bord de laquelle venait de se poser une chouette hulotte à l'air autoritaire. Les réactions furent instantanées : Georges se jeta sous la table, Maud bondit de sa chaise et Louis courut dans le couloir.

— Qui attend du courrier ? demanda Maud en s'éloignant imperceptiblement vers la porte.

— …et les Pies de Monstrose se retrouvent à la tête de la Ligue pour la troisième fois consécutive… continua la voix enjouée d'Amanda Thorn.

— Qui se dévoue ?

Le rapace hulula sévèrement en se penchant vers Georges, qui écarquilla les yeux.

— C'est pour moi ?

— Alors c'est toi qui vas la chercher ! glapit Louis depuis le couloir.

— …Ragmar Dorkins a été pris de convulsions à l'annonce de leur défaite face aux Faucons de Falmouth…

— Hors de question que j'approche ce monstre !

— C'est toi l'aîné, c'est toi qui gères !

— …grande remontée en un an grâce à leur nouveau coach, Olivier Dubois

— Quelqu'un peut éteindre la radio ?

Accablé par la scène, Brutus parcourut la pièce d'un regard hautain, son plumage asséché par la chaleur ambiante. Le messager en titre de la famille Saddler avait obtenu ce doux sobriquet après avoir tenté d'arracher les doigts de Georges à grands coups de bec. Ses hululements étaient du genre à percer les tympans et ses serres plongeaient dans la peau comme un couteau dans du beurre, et même après plusieurs années de vie commune, les Saddler n'avaient pas réussi à s'habituer aux griffures profondes et aux hémorragies internes qu'elle distribuait généreusement.

— Je fais comment ?

— Tu y vas lentement, sans gestes brusques, et tu…

— …grêle durant le match, Gordon Horton a percuté Joey Jenkins…

Georges attrapa le pain et le lança sur la radio, qui tomba sur le carrelage en continuant à déverser les annonces enthousiastes d'Amanda Thorn.

— …face aux Frelons, eux aussi en chute libre depuis l'accident…

— FAITES-LA TAIRE !

Maud se glissa à côté de l'objet tout en gestes précautionneux et l'éteignit sans quitter la fenêtre du regard. La pommette agitée d'un tic nerveux, Georges consentit alors à s'avancer doucement vers la chouette, les mains tendues de part et d'autre de son visage en signe de reddition. Après deux tentatives de vol infructueuses et trois coups de bec ravageurs, Brutus se laissa approcher et hulula avec dédain lorsque Georges détacha les enveloppes qu'on lui avait fixées à la patte. Une fois ceci fait, il recula vivement en suçant son index meurtri et attendit que le rapace s'envole pour se remettre à respirer normalement.

— Elle est horrible, couina Louis en revenant dans la pièce, tremblant.

— Mais indispensable, ajouta Maud à contrecœur. Alors, c'est quoi ?

Georges avait déchiré l'enveloppe et parcourait la lettre avec des yeux brillants.

— C'est Alan qui m'invite chez lui !

Alan Wylvanius était son meilleur ami depuis leur premier jour à Poudlard, et il n'avait cessé de parler de lui depuis qu'il était rentré à la Hulotte. Maud était curieuse de savoir ce à quoi il pouvait bien ressembler mais surtout, comment il faisait pour supporter Georges au quotidien… Elle rangea ses questions dans un coin de son esprit tandis que l'aîné retournait la deuxième enveloppe pour en découvrir l'expéditeur. Son visage devint encore plus blanc qu'il ne l'était déjà.

— Qu'est-ce que c'est, qu'est-ce que c'est ? pépia Louis en se pendant à son bras.

— C'est Poudlard. Mon bulletin.

Maud se précipita à côté de lui tandis qu'il décachetait l'enveloppe d'une main peu assurée, et un silence plein de curiosité tomba sur la cuisine.

— Tu as eu des zéros, finit par remarquer Louis d'un air peiné.

— Ca veut dire quoi, « T » ? demanda Maud en se penchant sur le parchemin.

Georges ne répondit rien, se contentant de serrer son bulletin un peu plus fort entre ses doigts. Puis il poussa un long cri de victoire.

— J'ai validé toutes les matières sauf l'histoire ! C'est incroyable ! Incroyable ! Ce ne sont pas des zéros, Louis, mais des « O » comme optimal ! C'est la meilleure note qu'on puisse avoir. Et « T », c'est troll, la pire. Mais ça ne m'étonne pas vu que je n'ai pas bossé l'histoire. C'est barbant et inutile. Et regardez ça, j'ai validé mes cours de vol ! Je vais le montrer à papa, il sera obligé de me laisser voler comme je le veux.

Maud ne releva pas cette dernière phrase, mais sentit son cœur se serrer en pensant à leur père. Il ne les avait jamais laissé toucher à un balai à la Hulotte pour la simple et bonne raison que chaque jour, il voyait passer de terribles blessures aux urgences. Si certains se fracturaient les os en chutant à des altitudes plus ou moins élevées, d'autres réussissaient à s'empaler sur leur Nimbus 2003 – modèle au manche pointu – ou à percuter des objets ou des sorciers en plein vol, et le résultat n'était jamais beau à voir. Il le leur avait dit et répété, mais Georges faisait la sourde oreille en négligeant volontairement tout ce qui risquait de lui arriver. Maud, ayant accepté les interdictions paternelles et le fait que le Quidditch ne leur serait jamais accessible, ne le comprenait pas. Après tout, il ne s'agissait que de balais, pas de quoi en faire tout un drame – surtout qu'ils pouvaient écouter les matchs à la radio depuis que la guerre était finie ! Ce qui signifiait encore mieux : plus besoin de devoir supporter des heures durant ces voix de jeunes adultes qui déclamaient autant de morts que de mauvaises nouvelles…

— Ne me regarde pas comme ça, Maud, tu comprendras quand tu apprendras à voler. Le Quidditch, c'est tellement plus que des mots !

Georges s'apprêtait à ajouter quelque chose lorsqu'un craquement déchira l'air.

— Vous tenez une réunion de famille sans moi ?

Henry Saddler posa sa besace à ses pieds pour enlacer Louis. Il avait beau sourire, impossible de ne pas remarquer ses cernes noirs et ses épaules affaissées.

Henry était un homme grand et maigre qui travaillait à Ste-Mangouste, mais son visage pâle et fatigué lui donnait plus l'air d'un malade que d'un médicomage. Ses yeux noirs rappelaient tant ceux de Mildred que ses propres enfants avaient longtemps pensé qu'elle était sa sœur, mais Maud avait fini par comprendre ce qui les rendait aussi semblables : ils brillaient d'une même lueur de douleur et d'épuisement.

— On va à Londres, dis, on va à Londres ?! cria Louis.

— Laisse-moi prendre un café et on y va, confirma-t-il.

Il salua Maud et Georges d'un signe de tête, et fronça les sourcils en découvrant la terre, le pain et la radio éparpillés sur le carrelage.

— Qui a fait ça ?

— Personne.

— Brutus.

— Georges.

Henry leva les yeux au ciel.

— Heureusement que vous vous êtes mis d'accord avant mon arrivée.

— Mais on va quand même à Londres, hein ? demanda Louis en ignorant les regards indignés de son grand frère.

— Oui, Louis, oui. Mais avant ça, un café.

En trois coups de baguette magique, Henry nettoya la terre, remit la radio sur le vaisselier et rangea le pain. Puis il se fit un café sous le regard attentif de ses enfants.

— Alors, lança-t-il en portant la tasse à ses lèvres, qui peut deviner ce que nous allons faire à Londres ?

— On va se promener dans un parc, dit Louis.

— Faire les magasins, proposa Georges.

— Visiter un musée, ajouta Maud.

— Vous n'avez pas d'autres idées ? insista Henry.

Ils haussèrent les épaules à l'unisson, hésitants.

— Dis-nous, papa, dis-nous ! explosa Louis.

— On ne peut pas deviner si tu ne nous aides pas, précisa Maud.

— Pas la peine, je sais où on va, s'exclama soudain Georges. Sur le Chemin de Traverse !

— C'est vrai, papa ?

— On va acheter mes fournitures ?

— Sérieusement, c'est là-bas qu'on va ?!

— Réponds, papa !

Derrière sa tasse, Henry sourit d'un air mystérieux.

— Qui peut maintenant me dire comment on va s'y rendre ?

— En voiture ?

— En portoloin ?

— En Magicobus ?! beugla Georges, qui semblait au bord de la crise d'apoplexie.

Henry eut un petit rire.

— Chaussettes, chaussures, sacs à dos, rendez-vous devant la porte dans cinq minutes !

Le trajet convainquit Maud de ne plus jamais prendre le Magicobus de sa vie. Ballottée dans tous les sens, elle avait failli passer par une fenêtre entrouverte à plusieurs reprises et ce fut grâce aux réflexes de Henry qu'elle parvint à poser un pied sur le sol de Londres en un seul morceau. Si Louis avait tout aussi mal vécu le trajet qu'elle, Georges s'était amusé comme jamais, donnant presque l'impression d'être dans une attraction moldue.

Henry conduisit la petite troupe jusqu'à un vieux pub miteux. Il traversa rapidement la salle encore vide, saluant brièvement la barmaid, pour atteindre une cour remplie de tonneaux. Avec une habileté qui impressionna Maud, il sortit sa baguette magique pour effleurer quelques briques du mur du bâtiment voisin et sous ses yeux ébahis, elles s'écartèrent pour laisser place à une grande allée commerçante. Maud sentit sa mâchoire se décrocher.

Le Chemin de Traverse était un endroit fascinant. Des vitrines multicolores s'étalaient sur les bâtiments penchés qui bordaient la rue, des senteurs délicieuses flottaient dans les airs et les rares passants s'interpellaient entre eux avec bonne humeur, leurs voix résonnant dans l'allée étrangement vide. Ils portaient de longues robes et d'imposants chapeaux aux teintes incongrues, caractéristiques de la mode sorcière, touches de couleurs éclatantes dans l'avenue illuminée par le soleil matinal. Entre autres, l'atmosphère débordait de magie.

— C'est génial ! s'exclama Louis en s'élançant sur les pavés, brinquebalant son sac à dos dans tous les sens, tournant sur lui-même jusqu'à en tituber.

Plus sur la retenue, Georges jetait des œillades envieuses à la devanture d'un magasin de farces et attrapes. Il ne disait rien, mais les étincelles qui dansaient dans ses yeux en disaient long sur ce qu'il pensait des lieux. Henry, quant à lui, ne semblait prêter attention ni à l'ambiance, ni aux boutiques. Au contraire, sa seule source de bonne humeur semblait résider dans le fait qu'il n'y avait quasiment personne sur l'avenue principale.

— Peu de monde, peu d'attente, sourit-il lorsqu'ils entrèrent chez Fleury et Bott pour acheter les nouveaux manuels de Georges.

Sur un accord commun, Maud récupérerait ceux qui lui avaient servis en première année et qui avaient appartenus, pour la plupart, à Henry lui-même lorsqu'il avait étudié à Poudlard. Il en allait de même pour un grand nombre de ses affaires, à tel point que seules ses robes et sa baguette constitueraient les nouveautés de Maud. Du moins, c'était ce qu'elle pensait jusqu'à ce que Henry la prenne à part à la sortie de la boutique de Madame Guipure. Il afficha un sourire poli et crispé à l'intention d'un sorcier qui lui adressait de grands signes de la main, avant de se tourner vers ses fils. Il leur donna quartier libre, et à peine eut-il fini sa phrase que les garçons décampèrent vers le magasin de farces et attrapes.

— A nous deux, sourit-il à Maud en l'entraînant vers un banc, plaqué contre un mur en briques, à côté d'une boutique de sucreries.

Ils s'y installèrent et observèrent un instant les alentours, profitant de cette atmosphère qu'ils côtoyaient si peu. Maud se sentait terriblement bien ici, dans ce nouvel environnement qui faisait partie intégrante de son monde, mais une pointe d'amertume vint gâcher son bonheur lorsqu'elle réalisa qu'elle connaîtrait sûrement bien mieux cet endroit s'il n'y avait pas eu la guerre.

— Qu'est-ce que tu en penses ? demanda Henry.

— De quoi ?

— De tout ça. Du Chemin de Traverse, surtout.

— C'est très différent de Horncastle, répondit Maud avec un haussement d'épaules. C'est beau et les gens sont gentils, et ce serait bien qu'on vienne plus souvent, mais… je ne sais pas comment dire… C'est bizarre.

— Tu n'es pas habituée à tant de magie, c'est normal. Ca va venir.

— Tu penses que je serai envoyée dans quelle maison à Poudlard ? enchaîna-t-elle en se collant à son épaule.

— Ca fait longtemps que j'ai deviné, rit-il en lui ébouriffant les cheveux.

— Ah bon ? Dans laquelle, alors ?

— Je risquerais de t'influencer si je te le dis. Et je peux me tromper.

— Mais tu ne vas pas te tromper, je suis ta fille, tu me connais bien !

— Il suffit d'un rien pour que les gens changent, Maud, soupira-t-il. Tu n'en connais pas beaucoup, mais la plupart des sorciers sont très versatiles, surtout quand il est question de magie…

C'était vrai, Maud ne connaissait que son ancien maître d'école, ses camarades de classe et Mildred. Elle avait une fois eu affaire aux parents d'une amie de Horncastle, mais ses connaissances en matière de social s'arrêtaient là. Autrement dit, à l'exception de sa famille, elle n'avait jamais rencontré aucun sorcier.

— En plus, on est encore très malléable à ton âge, continua Henry.

— Comment on rejoint une maison à Poudlard ? demanda-t-elle soudain.

— Je ne dirai rien.

Elle avait beau insister, Henry restait muet comme un botruc. Elle lançait un ultime assaut quand une voix sonore l'interrompit :

— Docteur ! Docteur, comment allez-vous ?

Henry se leva en redressant instinctivement le buste et Maud fut impressionnée de découvrir, pour la première fois, le ton professionnel qu'il employait avec ses patients. Il avait l'air plus imposant que d'habitude.

— Je vous assure qu'elle ne le tolère pas bien, vous savez… Vous pensez que nous devons continuer le traitement ou prendre rendez-vous à nouveau ?

— Si ses vertiges ne s'atténuent pas, appelez Ste-Mangouste au plus tôt.

Après de chaleureuses salutations de la part du sorcier, Henry se rassit lentement, l'air à la fois triste et épuisé.

— C'était qui ? demanda Maud.

— Le père d'une petite fille pour laquelle je prépare une potion magistrale – c'est une potion spéciale que je ne fais que pour elle.

— Rien que pour elle ? s'étonna Maud. Son problème doit être grave… Qu'est-ce qu'elle a ?

— Je suis tenu au secret professionnel, chipie !

— Dis, papa, s'il te plaît !

— Si tu étais malade, tu apprécierais que je le dise à tout le monde ?

Maud croisa les bras, réfléchissant un court instant.

— Non, admit-elle. Mais tu peux me dire si ce qu'elle a est grave, non ?

— Oui, c'est très grave, soupira Henry. Ce n'est pas du tout le genre de cas dont je m'occupe d'habitude, mais je suis le seul sorcier de l'hôpital à pouvoir l'aider.

— Comment ça ?

— Disons que je suis bien plus doué que mes collègues !

Il lui fit un clin d'œil et Maud pouffa.

— Tu es un héros, papa !

A ces mots pourtant touchants, un voile passa sur le visage de Henry.

— Je ne fais que mon travail, murmura-t-il d'une voix si basse que pendant un moment, Maud se demanda si elle ne l'avait pas imaginé.

Il y eut un court silence puis il frappa ses genoux de ses paumes.

— Trêves de bavardage, il est temps !

Il sortit alors une longue boîte de sa sacoche et la lui tendit. Maud ne put s'empêcher de remarquer le léger tic qui agitait sa pommette – celui dont avait hérité Georges. Elle ouvrit le coffret avec appréhension et y découvrit une baguette à l'apparence pour le moins curieuse. Souple mais rugueuse, à l'aspect très sobre, elle aurait ressemblé à un simple bout de bois légèrement tordu si de minuscules motifs n'avaient pas orné son manche. Maud réalisa alors ce que cet objet signifiait réellement.

— Je ne vais pas aller chez Ollivanders ? demanda-t-elle, déçue, en se rappelant l'enthousiasme avec lequel Georges leur avait raconté sa rencontre avec le vieux sorcier et la manière dont il avait failli faire flamber la boutique.

— Je sais que l'achat d'une baguette magique est une étape cruciale dans la vie d'un sorcier et je n'ai pas envie de te donner celle de quelqu'un d'autre, mais ta grand-mère a écrit dans son testament que sa baguette devrait revenir à l'aînée de ses petites-filles. Je crois que le moment est venu, si tu l'acceptes.

Intriguée par le choix de cette aïeule inconnue, Maud se décida finalement à prendre la baguette en main et une étrange sensation de froid lui picota la paume, comme si des fourmis s'étaient échappées du bois pour s'infiltrer sous sa peau. On ne lui avait jamais explicitement dit comment les baguettes réagissaient au contact des sorciers, mais elle se doutait qu'elles ne devaient pas être aussi banales au toucher. Alors qu'elle faisait rouler l'objet entre ses doigts, les fourmillements disparurent et Maud ne ressentit plus rien d'autre que le contact rêche du bois.

— Tout va bien ?

Penché vers elle, Henry l'observait en fronçant les sourcils.

— Oui, mentit-elle. Oui, tout va bien.

Déçue par l'absence de réaction de la baguette, elle la rangea dans son coffret, qu'elle glissa dans la sacoche de son père. Ce n'était pas ce à quoi elle s'était attendue. Elle aurait voulu des étincelles, des explosions, quelque chose de plus spectaculaire et de plus magique que de simples fourmis dans la main. Comprenant sa déception, Henry lui tapota l'épaule :

— Si elle ne te convient pas, nous irons t'en chercher une autre pendant les vacances de Noël. Et personne n'en saura rien, d'accord ?

Revigorée à cette simple pensée, Maud acquiesça. Quatre petits mois d'attente avant d'aller chercher sa vraie baguette, la sienne, et pas celle d'un ancêtre décédé depuis une éternité… C'était peu, elle serait patiente.

Sur un sourire complice, elle attrapa la main de Henry et ils quittèrent le banc pour se diriger vers le magasin de farces et attrapes.