Warning : Buffy et Xena se déchaînent. Regain de violence dans le second volet de ce cross-over. Âmes sensibles…

Les personnages de cette fan fic sont issus de la Saison V de « Xena » quelque part entre le retour du Chakram et la naissance de Eve. D'autres proviennent de la Saison II de « Buffy » : la Tueuse est (du moins, officiellement) en 1ière et sort (plus ou moins) avec le vampire Angel. Xander et Cordy savourent les tourments de la première histoire d'amour. Si Willow connaît déjà les premiers déboires dans sa relation avec Oz, la demoiselle est encore loin de faire son coming-out. Pas de Dawn ni de Faith et encore moins de Riley, le Scooby Gang n'en est qu'à ses balbutiements.

Côté über, rappelons que les personnages Melinda Pappas et Janice Covington sont tirés des « Manuscrits de Xena », Saison II. La SS Irrsinnstolz qui fait office d'über Callisto n'est que le fruit de ce qui me reste d'imagination…

Merci au British Muséum et au Louvre pour leur participation involontaire. Bonne lecture et merci à toi lecteur, lectrice pour ta fidélité et tes commentaires…

« Reste où tu es… Arrête-toi, démon, n'avance plus ou je te… »

Pour toute réponse, une longue lame affûtée jaillit devant Buffy et siffla au-dessus de ses cheveux blonds. Stupéfaits, les adolescents ne purent esquisser un mouvement pour esquiver l'épée qui décrivit de larges cercles autour d'eux. Buffy sentit quelques gouttes dans sa nuque. Lorsque l'épée revint devant ses yeux, la lame ruisselait de sang jusqu'à la garde.

Les mots moururent dans sa gorge. Ses commissures de lèvres furent saisies d'un tremblement incontrôlable. Ecœurée par l'odeur du sang chaud si près de son visage, Buffy détourna la tête et vit Xander qui gisait sans connaissance dans l'herbe luisante d'humidité nocturne.

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Angel et Gabrielle marchaient côte à côte dans les rues de Los Angeles. Leurs pas scandaient sur le bitume la musique urbaine. Les véhicules klaxonnaient, répondant tantôt aux accents mélancoliques d'un Gershwin au saxophone, tantôt aux basses assourdissantes des sons technos fraîchement importés des boîtes de nuit européennes. La lune avait disparu derrière les buildings. Ils traversaient la ville, goûtant ensemble à cet univers si étrange.

Angel aurait voulu lui expliquer la vie urbaine, ces gens qui dorment encore dans leurs appartements tout de brique rouge et de moquettes dépareillées, ces fous furieux qui ne se lèveraient que pour héler un taxi et s'enfermer par centaines dans les monstres de verre et de poutrelles métalliques qui dissimulaient la lune et reflétaient son éclat. Il aurait tant aimé lui dire que dans ce monde dont le visage changeait chaque nuit et s'opposait tant à la vie diurne, certaines choses avaient survécu aux assauts du temps. Le rire des enfants était immortel et immuable comme tous ces couples qui s'enfermaient dans les endroits les plus incongrus pour se donner de l'amour. Il désirait lui parler de tout, jusqu'à lui décrire le monde du jour tel qu'il ne l'avait jamais vécu, mais tellement observé à travers des rideaux grossiers. Il aurait même pu lui dire pourquoi depuis 217 années, il n'avait pas regardé le soleil en face.

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Un corps s'effondra dans l'herbe. Buffy se retourna. Elle n'eut guère le temps d'identifier la victime. Un visage en putréfaction couvert de lambeaux de peau, lui faisait face et des mains décharnées munies de griffes, la menaçaient d'une longue hache aiguisée. Buffy poussa Willow sur le côté avant que l'arme ne leur arrache la tête. Elles tombèrent sur le flanc du cadavre fraîchement égorgé. La hache se leva vers le ciel et fendit l'air en un sifflement macabre pour s'abattre sur une épée sanglante qui intercepta son élan dans un fracas assourdissant. Au bout de l'épée se tenait une grande femme brune aux yeux aussi étincelants que sa lame funeste.

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Angel n'avait pas ri ainsi depuis bien longtemps. Gabrielle avait un joli accent méditerranéen. Ils écorchaient les mots, se corrigeaient mutuellement mais se perdaient dans leurs déclinaisons. Angel ne pouvait même plus se rappeler comment ils en étaient venus à converser en latin. Gabrielle parlait une langue raffinée mais parfois hésitante. Certes, elle maniait sa langue maternelle comme personne pour raconter des histoires ; en revanche, elle n'avait jamais eu d'affinités particulières pour le latin, ce qui avait ralenti considérablement son apprentissage.

Angel avait étudié cette langue, poussé par la plus noble des motivations. Il s'était épris d'une jeune femme brune qui demeurait dans un couvent. Le service religieux exigeait une connaissance parfaite de ce langage aujourd'hui désuet et Angélus potassa sa grammaire latine pour séduire sa belle.

Cependant, son histoire avec Drusilla remontait au siècle dernier et Angel n'avait pas entendu de latin depuis. Sa nature vampirique ne l'incitait pas à mettre les pieds dans une église. Angel souffrait de nombreux oublis. Concentré sur la concordance de ses déclinaisons, il ne contrôla plus son accent – il était né en Irlande – qui ressurgit en plein ablatif absolu. Un grand éclat de rire répondit à son dérapage.

Angel ne se lassait pas de la regarder. Ses grands yeux verts pétillaient de stupeur, de méfiance et d'enchantement devant tant de nouveautés et Angel paniquait à l'idée de ne pas trouver les mots pour apprivoiser ce monde. Le latin n'avait pas assez vécu pour rendre compte des autos, des réverbères, des écrans publicitaires, des spots et des avertisseurs, des grattes-ciels, de tout ce qui donnait vie à Los Angeles. Le latin avait trop de déclinaisons rébarbatives et de consonnes abruptes que la rotondité des rares voyelles ne suffisait à adoucir, pour témoigner de la beauté de Gabrielle.

Elle était belle, elle était blonde, elle venait d'un autre monde et marchait dans cette ville sans lui appartenir. Elle avait en son corps la force et l'adresse d'un guerrier qui accumule les combats. Elle avait en son cœur l'innocence d'un enfant pour qui tout était encore à voir.

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Assis dans son fauteuil préféré, pieds nus dans ses espadrilles quadrillées, Rupert Giles sirotait son thé. Il repensait à Londres, aux flots noirs de la Tamise sous les lumières de la ville, à la pluie angevine et à ces yeux bleus qu'il avait croisés au British Muséum, dans la galerie consacrée à l'exposition « Antiquité et trésors méditerranéens ». Giles ne se connaissait pas d'affinités particulières pour cette période de l'histoire. Pourtant, il avait reçu des directives très strictes du Conseil des Observateurs.

Giles avait passé la matinée à attendre au milieu des sculptures, n'accordant qu'un faible intérêt à ces dieux émasculés, ces muses décapitées, ces mains d'Amazones et ces pieds de jeunes éphèbes. Giles allait d'une œuvre à l'autre, tentant vainement de trouver de quoi patienter. Mais chacun de ces blocs de pierre le laissait de marbre et il s'ennuyait.

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Des Harpies ! Xena avait fait un bond de deux mille ans dans le temps pour se retrouver à protéger trois mômes égarés en affrontant une horde de Harpies sur une pelouse américaine. A peine débarquée, les hommes s'effondrent de terreur et l'épée ruisselle de sang. Elle ne pourrait donc jamais déposer les armes et les enterrer pour mener une autre vie. Ce désir n'était qu'une illusion qu'elle avait déjà perdue. Et puis sa nature la poussait à se tenir au bout de sa lame d'argent, à parer les coups et changer l'épée de main pour mieux garder l'avantage et fendre, esquiver puis revenir, aller de l'avant et toujours accélérer le mouvement et multiplier les assauts. Sa nature la poussait à aimer ça.

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Une statue de bronze émergeait d'un tissu vaporeux qui recouvrait ses membres. La caisse qui l'avait contenue durant son import lui servait de socle. Le visage, la chevelure, les détails du costume étaient autant de détails délicatement ciselés dans la pierre sombre. Si l'allure à la fois sereine et imposante était dictée par le classicisme des grandes écoles antiques, l'ensemble resplendissait malgré le faible éclairage de la pièce : l'artiste oublié avait figé pour l'éternité ces courbes sanglées dans ce que l'on devinait être du cuir, ces mains aux doigts si fins qui savaient s'enrouler autour d'une dague aiguisée ou d'une nuque dorée par la sueur du désir, ce haussement de sourcil à la fois hautain et complice… Un vrai travail d'orfèvre !

« Magnifique…

- N'est-ce pas ? C'est en son honneur qu'a été organisée l'exposition, vous savez… Mais les œuvres d'art sont bien souvent tout aussi capricieuses que leur auteur, elles savent se faire désirer. Celle-ci nous vient du Louvre, où elle a été entièrement restaurée. Elle est arrivée ce matin même.

- Pardonnez mon ignorance - j'ai de nombreuses lacunes en ce qui concerne l'Antiquité. Qui est-ce ?

- Certains l'identifient comme la fille d'Arès, le dieu grec de la Guerre, mais rien n'est moins sûr. Elle est connue sous le nom de Princesse Guerrière…

- Je croyais que ce terme n'était d'usage que chez les guerrières celtes qui régnaient sur la Terre des Ombres…

- Auxquelles s'était opposé le héros de l'Ulster, Curchulainn. Pour quelqu'un qui prétend avoir des lacunes… Non, celle-ci était bien grecque, même si des références aux hauts faits accomplis par la Princesse Guerrière ont été retrouvées sur tout le pourtour de la Méditerranée. Mais il est difficile de lui conférer un royaume. Probable que cette nomination illustrait ses aptitudes au combat.

- Je vois… la parfaite petite Amazone, quoi !

- C'est là que vous faites erreur. Les Amazones n'étaient pas connues seulement comme de farouches combattantes. Leur vie en communauté s'organisait selon le culte voué à la divinité chasseresse Artémis. Elles aspiraient le plus souvent à une vie paisible et elles ont terminé plus de guerres qu'elles n'en ont commencé. Elles évitaient le plus souvent les contacts avec l'extérieur et méprisaient les Guerrières. Celles-ci vivaient de rapines et de meurtres pour leur propre compte, ce qui les différenciaient encore des Seigneurs de Guerre qui eux prêtaient allégeance et servaient Arès. Mais voilà que je vous fais la leçon comme à un enfant !

- Je vous en prie. Cela semble vous tenir tant à cœur !

- Vous n'avez pas idée… Je lui ai consacrée toute ma vie et je peux enfin voir son visage. C'est pour cela que j'ai insisté auprès du Conservateur. Depuis bien longtemps déjà, j'aurai dû me retirer, quitter ce musée et finir ma vie quelque part dans une petite maison sur le bord de mer en profitant des bienfaits de l'iode. Mais mes vieux os ont beau gémir, - l'humidité, vous savez – je suis auprès d'elle et c'est tout ce qui compte.

- Une telle fidélité, s'en est émouvant, Mrs… »

Rupert Giles scruta les yeux limpides de son interlocutrice.

« Pappas » acheva la vieille femme dans un sourire.

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Xander se releva en titubant. Il se sentait nauséeux et préféra attendre encore quelques secondes avant de se lancer dans le combat. Buffy livrait bataille avec ferveur, lançant ses jambes au-dessus de sa tête. Son étonnante souplesse contrait le désavantage de sa petite taille. Elle semblait si frêle à côté de la princesse guerrière ! Celle-ci lui offrait une aide aussi inattendue qu'efficace. Elle se mesurait aux Harpies et les tenait à distance de Xander en jouant de son épée. Ses coups étaient accompagnés de cris stridents qui jaillissaient des gueules béantes aux crocs pourris des Harpies. L'adolescent n'avait jamais vu des créatures aussi repoussantes. Lorsque l'une d'elle, en voulant esquiver la lame de la guerrière, s'approcha de lui, Xander eut la furieuse envie de s'enfuir ventre à terre. Sa lâcheté n'était plus à prouver, mais il se retint parce qu'il ne supportait pas l'idée de faiblir une seconde fois. Une autre raison le figeait sur place : c'était cette ombre à ses pieds, d'où s'écoulait du sang noir… qui se relevait lentement.

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Tapie dans l'obscurité, la bête avait surgi de nulle part. Angel et Gabrielle, tout à leurs locutions latines, n'avaient pas détecté sa présence. Le poil hérissé, les babines retroussées dégoulinantes de bave, l'animal errant s'était jeté sur la main la plus proche et avait planté ses crocs aiguisés dans la peau diaphane de Gabrielle. Angel saisit une planche, prêt à s'en servir. Mais l'animal lâcha prise de lui-même et s'enfuit la queue entre les jambes.

« C'est le problème de toutes les grandes villes, les chiens errants. Celui-ci n'avait que la peau sur les os, tu as vu ?

- Qu'il crève de faim, je m'en fiche pas mal. On va désinfecter ça avant que tu n'attrapes la rage ou une autre cochonnerie.

- Il fait jour.

- Quoi ?

- Là-bas, le ciel s'est éclairci… »

Gabrielle s'avançait au milieu de la route sans prêter attention aux voitures. Derrière un immeuble aux façades noires de pollution, le firmament se fondait dans des teintes violacées tirant sur le rose. Le soleil ne tarderait pas à lécher les angles géométriques des bâtisses. Dans ce monde de l'ailleurs régnait l'astre du jour, le même que celui qui réveillait chaque matin deux amies au fond de leur clairière, il y a deux mille ans.

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Rupert Giles se resservit une tasse de thé, sucra le liquide pâle et laissa la vapeur se déposer en une buée épaisse sur les verres de ses lunettes. Les yeux perdus dans le brouillard laiteux, l'Observateur se remémorait les paroles de la nonagénaire ; celle qu'il avait rencontrée au British Muséum, devant la représentation statuaire de Xena, alors qu'il s'était aventuré dans une aile dont l'accès était interdit au public. Melinda Pappas regardait le bronze, en communion avec le souvenir qu'un illustre inconnu lui avait laissé de sa lointaine aïeule. Elle s'imprégnait des moindres détails de la statue. Ses yeux scrutaient les traits du visage de Xena, celui-là même que les ans avaient enlevé à Melinda.

L'Observateur déchaussa ses lunettes et les essuya dans le revers de sa veste en tweed. Il se leva et s'assit à son bureau, où s'étalait un souvenir de son séjour en Angleterre, à côté de ses vieux manuels de sciences occultes. Melinda Pappas avait dû se démener pour obtenir l'autorisation de sortir du musée une copie du précieux parchemin. Les caractères grecs adroitement calligraphiés s'étalaient sur le papier jaunâtre et déjà corné par les mains de Giles. Les écrits de Gabrielle s'ornaient de notes griffonnées au crayon dans la marge, survolant les accusatifs absolus et soulignant les génitifs enclavés. L'Observateur comparait le texte original avec la traduction élaborée par le professeur Pappas. Puis il entreprit de parcourir l'ensemble de sa collection dédiée aux prophéties en tout genre à la recherche d'un texte semblable. Il lui fallait mesurer l'ampleur du danger avant d'en avertir la Tueuse.

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« Derrière toi ! »

Xander eut juste le temps de se retourner pour apercevoir les éclats d'un vase funéraire jeté par Willow sur la tête de la Harpie qui tentait de se relever. Le monstre gémit et s'effondra dans son propre sang. Xander esquissa un faible sourire et s'apprêtait à remercier Willow quand un sifflement suraigu l'interrompit et mourut en un violent claquement. Un fouet s'enroula autour de la gorge d'une Harpie qui menaçait Willow. La princesse guerrière tira vivement en arrière. Le monstre roula à ses pieds en hurlant.

Mais la bête infernale arqua son dos et lorsque son corps toucha le sol, ce fut pour mieux rouler sur lui-même et lancer ses pattes arrières dans le ventre de la guerrière. Celle-ci fut déséquilibrée et chuta. La Harpie s'ébroua pour se délivrer du fouet. Elle se tint alors à distance pour observer les intentions de son adversaire afin de mieux contrer un nouvel assaut.

Tombé au pied d'une pierre tombale, l'assaillant était immobile. Sa raideur inhabituelle décontenança le monstre, en proie à une hésitation. Etait-ce bien la princesse guerrière qui gisait dans l'herbe ? Une douleur fulgurante à la base de son crâne mit fin à ses interrogations.

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Un rai de lumière perçait l'obscurité de la pièce et venait chatouiller la joue de Joyce. Le halo de la pleine lune découpait des ombres asymétriques entre les lamelles grises de l'unique fenêtre. Joyce réalisa qu'elle s'était laissée gagner par le sommeil, alors qu'elle lisait un magazine. Une critique de cinéma, peut-être. Elle ne se souvenait même plus du sujet. Elle avait tant de mal à se concentrer ! C'était toutes ces pilules. Elles la narguaient encore sur la table de la cuisine, juste à côté de sa tête encore lourde de sommeil. Joyce fixait les petites boîtes blanches.

« Va-t'en ! Je ne te supporte plus, ça fait trop mal dans ma tête », murmura-t-elle d'une voix étouffée. Sa bouche était pâteuse. Du revers de la main, elle balaya les boîtes de médicaments qui disparurent de la surface boisée. Elles s'effondrèrent une par une sur le carrelage. Poc ! Poc ! et Poc ! Le froissement du carton sur le sol froid résonna entre les tempes de Joyce, s'emparèrent de son front et foudroyèrent son esprit d'un violent éclair migraineux.

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« Mam'zelle ? Mam'zelle, ça va ? Faut pas rester seule comme ça, mam'zelle, y pourrait vous arriver des bricoles et ce serait bien regrettable… »

Une paume calleuse s'était posé un peu rudement sur son épaule et l'avait tirée de l'engourdissement du sommeil.

« Vous entendez, Mam'zelle ? Faut vous lever avant que la Gestapo se ramène. »

Adieu rêves, songes et autres mondes imaginaires. Ce paysan français, bourru sans être brutal, avait ramené Melinda dans la dure et unique réalité. Elle saisit la main qui se tendait vers elle. Il la tira à lui pour la remettre sur pied. C'est à peu près à ce moment-là qu'elle réalisa qu'elle s'était assoupie dans un fossé, en chien de fusil à côté de l'enfant. Son tailleur était moucheté de rosée et strié de brins d'herbe. Melinda ne s'en préoccupa guère, préférant épousseter les guenilles du jeune garçon qui émergeait difficilement d'un sommeil lourd. Elle était si embarrassée par leur situation qu'elle contrôlait à peine sa gestuelle et déchira la manche de son compagnon d'infortune. Le paysan poussa un juron à peine articulé. Décontenancée, Melinda s'immobilisa et il lui fallut quelques secondes avant de réaliser que l'homme riait.

La veille, elle avait marché, comme les quatre journées précédentes. Un pied devant l'autre, toujours plus loin de la cellule nazie, encore plus près d'un refuge, cette maison sous le soleil de Provence, sous les étoiles de la France Libre. Elle ne sentait pas le froid nocturne qui engourdissait ses membres à cause de cette chaleur dans sa main unie à celle du jeune garçon, qui réchauffait leur cœur. Ensemble, ils avaient fui le camp, ils avaient passé des frontières, ils avaient surmonté la peur des contrôles, des uniformes et des fusils. Escortée par le petit orphelin polonais, Melinda Pappas avait marché jusqu'à ce que son corps n'en puisse plus et que ses pieds délicats la supplient de glisser sur les pavés inégaux des mauvaises routes champêtres. Elle avait résisté, mais un coin de fossé trop tentant et plus fleuri que les autres, avait séduit son dos rompu. Elle s'était laissée envahir par la fatigue entre deux pieds de lavande, la tête renversée dans la rosée nocturne, la petite tête brune d'Erik glissant sur son épaule, le regard perdu dans les lueurs rougeoyantes d'Arcturus.

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« Mr Giles ? Willow Rosenberg à l'appareil… Non, euh… si tard ? Ou si tôt, si vous préférez… Ecoutez, on a eu un problème. On patrouillait et on a failli se faire avoir mais elle est arrivée sauf qu'ils l'ont eue… »

Willow frissonna en se remémorant les hideuses créatures qui les avaient attaqués. Elle changea le combiné de main et effleura la touche commandant le kit main-libre. La voix ensommeillée de Giles résonna dans le garage.

« Euh… qui ça ?

- Xander, c'est lui qui conduit la camionnette, parce que Oz est hors service pour la nuit alors on lui a emprunté, mais il comprendra.

- Mieux que moi ? Il n'aura pas de mal… Willow, reprends ton souffle et ton histoire depuis le début. Buffy est avec toi ? Tu appelles d'où ? »

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Dans cette cuisine inondée des relents de l'ensilage nauséabond entreposé dans la cour, Melinda humectait ses lèvres d'un pastis offert par son amphitryon. La femme du paysan découpait des abats sur une planchette de bois avec un vieux couteau. Sa lame était passée à l'affûtage tant de fois qu'elle n'était plus qu'un fin lambeau de métal émergeant d'une poignée de bois bien trop disproportionnée pour être maniable. La femme cisaillait la viande plus qu'elle ne la coupait. Melinda Pappas s'efforçait de se contenir et de ne rien laisser paraître de son profond dégoût.

« Nous ne sommes que de passage et nous ne voudrions surtout pas nous attarder, vous déranger, je veux dire. Vous en avez déjà tant fait pour nous.

- Vous pensez ! ça fait toujours plaisir de donner un coup de main à ces jeunes qui ont encore les jambes et le cœur à quitter ce pays maudit. Moi, j'ai tout ici. Ce sont mes terres, mon pays et je connais tout le monde ici…. On n'a jamais vécu autre part, la Jeanne et moi. Alors, vous savez, partir comme ça, avec des valises ou un fusil… »

Melinda vida son verre. Elle savait qu'il lui fallait partir avant que le soleil ne soit trop ardent ; ainsi, elle pourrait arriver avant la nuit. Elle remercia vivement ses deux hôtes – la fameuse Jeanne lui tendit un revers de main pour ne pas imprégner de sang la main du professeur. Les adieux furent rapides. Erik et Melinda reprirent la route.

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Willow chuta dans une pile de vieux cartons. Elle parvint à rétablir son équilibre et évita de justesse une feuille de papier journal sur laquelle s'étalait une tache de cambouis. Mais le téléphone portable lui échappa des mains et roula sous un amas hétéroclite de pneus crevés, de cagettes brisées, de rustines et d'écrous, d'où émergeait un jeu de cordes de guitare. La voix de Giles se fit nasillarde et crépita.

« A trois, on la soulève. Vas-y mollo, elle est inconsciente.

- C'est qu'elle a perdu beaucoup de sang ! J'ai bien essayé de ralentir l'hémorragie, mais le bandage ne tiendra pas longtemps. Quand je disais que l'on devrait s'offrir une trousse de secours digne de ce nom… Eh, Willow, ça te prend souvent de te rouler dans le cambouis ?

- C'est le portable, il est tombé… »

Elle tâtonna deux longues minutes avant de pouvoir saisir le téléphone et l'accoler de nouveau à son oreille. La communication avait été coupée. Xander claqua la porte arrière de la camionnette. Le corps sans connaissance avait été installé sur un vieux canapé poussiéreux dont les coussins étaient éventrés. Buffy débarrassa la grande femme brune de sa couverture et ses mains tâtèrent le corps tuméfié à la recherche d'une éventuelle fracture.

« Tu crois pas qu'on aurait du la conduire aux urgences ?

- Elle n'en aura pas besoin. C'est juste un vilain hématome à la base de la nuque. Pas très esthétique mais sans réel danger. Dix bonnes heures de sommeil sur ce canapé douillet et elle sera sur pieds. Te fais pas de bile, Will. Personne ne viendra la déranger ici.

- L'antre d'Oz, en voilà une idée qu'elle est bonne ! C'est vrai, qui aurait l'idée saugrenue d'y mettre les pieds ? Faut quand même avoir un sacré grain pour oser venir se perdre dans ce merdier. C'est la planque idéale, et pis c'est pas comme si on avait le choix. Je te rappelle que Giles habite à l'autre bout de Sunnydale.

- On laisse un mot à Oz, juste au cas où ?

- Pas la peine, s'il a déserté pour la nuit. Willow, file-moi ton double des clefs du garage, je pourrai repasser… dans trois heures, pendant la première heure de cours. Tu n'avais pas l'intention de manquer, n'est-ce pas ?

- Ce n'est pas dans mes habitudes, Buffy. Je prendrai aussi des notes pour Xander. Oui, oui ! Il se trouve que tu dois refaire le plein de la camionnette… et cette fois, pas d'ardoise au nom d'Oz ! »

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« Tu as déjà tué ? Tué quelqu'un, un humain, je veux dire… »

Gabrielle était trop troublée par la question pour répondre de suite. Elle humecta ses lèvres. Leur conversation prenait des tournures étranges comme si leurs propres paroles leur échappaient et que ce n'était plus que leurs deux cœurs qui se répandaient en vérités. Les dernières lueurs de la pleine lune recueillaient leurs confidences. Il fallait répondre avant que le soleil ne s'empare totalement de L.A. et ne chasse Angel vers un recoin de nuit jusqu'à ce que réapparaissent les étoiles.

« J'ai tué. Plusieurs fois. Mais je me suis repentie. Et je regrette tant…

- A chaque fois ? Après chaque mise à mort ? Tu regrettes, bien sûr. Mais c'est toujours à refaire.

- Quoi donc ? Le repentir ?

- Le meurtre. Tu te promènes avec un cœur pur et de l'amour fleurissant dans tes paumes ouvertes. Tu distribues tes sourires et tes messages de paix. Mais chacun de tes pas est un saï qui avance, pour mieux jaillir de son petit fourreau.

- C'est pour me protéger…

- … et tu aurais agrandi la famille des crocs cadavériques, si tu ne les avais pas dégainés. Alors pourquoi tes mains sont-elles tachées de sang humain ?

- Où veux-tu en venir ?

- La non-violence, c'est beau, mais ça n'est qu'une illusion pour des gens comme toi.

- Ce qui veut dire ?

- Que toute cette mascarade des bons contre les forces du mal, ça n'est qu'un leurre. Tu fais de beaux discours mais ils ne t'empêchent pas de dégainer tes armes. Tes coups sont portés non seulement pour terrasser des créatures d'outre-tombe mais ils atteignent aussi le visage des hommes. Ils les envoient même dans l'autre monde. Et toi, le lendemain, tu marches à nouveau la tête haute, tes armes dans tes bottes, à distribuer des messages de paix et d'espoir à qui veut les entendre, tout en sachant que si l'occasion se représente, tu verseras encore le sang. Alors pourquoi ne dirais-tu pas : je tue et j'adore ça ?

- Angel… je n'aime pas tuer. Il le faut, c'est tout.

- C'est tout. Tu fais le juge et le bourreau. Tu dors et tu chantes, tu es belle et tu arrives à rire, après ça, après tout ça, non décidément, je ne comprendrais jamais…

- C'est pour cela que tu l'as quittée ? »

Angel tressaillit. Il détourna son visage des yeux verts pénétrants qui décryptait les meurtrissures déchirant son cœur sans vie. Un silence. La voix douce de Gabrielle l'estompa :

« Il y a une femme derrière ce regard effondré. Elle rit, elle vit, elle danse et toi, tu te réveilles chaque nuit avec tes victimes qui hurlent dans ta tête. Tu n'arrives pas à lui en parler et tu as préféré fuir avant de l'entraîner dans ton monde… »

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Le vieil olivier aux branches tourmentées était fendu en deux parties. Le tronc s'inclinait sur le chemin escarpé qui menait à l'entrée de la petite maison. La petite valise que lui avaient laissée le couple d'agriculteurs tomba sur le sol. Melinda n'eut pas un regard pour le jeune garçon qui l'accompagnait. Elle se mit à courir vers la porte d'entrée, pont-levis des restes épars d'un donjon à l'agonie. Elle franchit la porte couchée dans l'encadrement. Lorsque ses pieds foulèrent le parquet, une planche céda en un craquement sec et avala sa cheville. Melinda émit un petit cri et tenta de lever sa jambe. L'empressement lui fit perdre l'équilibre et elle chuta. Assise sur le parquet souillé de poussière, elle glissa ses mains autour de la jambe prisonnière et son regard balaya la pièce. Les restes des meubles fracassés gisaient sur le planché vermoulu, les rideaux étaient réduits en lambeaux, quelques assiettes ébréchées étaient éparpillées sur le sol. Le petit miroir colonial avait disparu et seuls quelques éclats de bois de bambous témoignaient de son sort. Toute la maison avait été saccagée et pillée par la Gestapo.

La cheville de Melinda émergea de sa bottine. Puis son poignet n'eut aucune difficulté à se faufiler entre les planches pour récupérer la chaussure récalcitrante. Melinda se leva et traversa la pièce pour s'appuyer sur la poutre apparente. Ce pilier vertical, peut-être la seule chose encore intacte, soutenait toute la charpente de la petite maison. Ses bords étaient lisses et les doigts de Melinda en dessinèrent les contours. Elle cherchait à unir les dernières forces qui lui restaient à celles immuables et réconfortantes de la pièce de bois central sur lequel s'appuyait le maigre escalier.

D'où provenait une mince fumée écœurante. Ce n'était pas une odeur du tabac froid. Cela ne ressemblait pas aux cigarettes que se partageaient les S.S., c'était une madeleine de Proust qui remontait à des temps plus reculés. La fumée dirigeait les pas de Melinda dans l'escalier. La porte de l'étage grinça. Melinda pénétra dans une chambre, la seule de la maison. La tapisserie avait été arrachée en grande partie et le tapis avait disparu. Le sommier du lit était appuyé contre un mur, plié au centre et couvert de toiles d'araignée. L'odeur de la fumée se faisait plus âcre et Melinda fut saisie d'une violente quinte de toux qui manqua de la jeter à terre.

Elle parvint à reprendre son souffle et s'approcha encore du centre de la pièce occupé par un vieux fauteuil. La poussière s'était amoncelée sur le tissu effiloché mais une main en avait balayé une partie – probablement la même qui faisait rouler entre ses doigts ce cigare abominable.

Alors une voix perça le silence de son ironie amère qui déguisait un élan de contentement contenu :

« Joyeux retour parmi les mortels, Mel Chérie ! »

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La grande femme brune cligna des yeux, n'osant croire à la réalité improbable de ce visage penché sur elle. Le silence s'était emparé du garage. Il était devenu si pesant qu'il avait stoppé net les mastications de Xander. L'adolescent éloigna son chiche-kebab de sa bouche dégoulinante de sauce à l'oignon et interrogea Willow du regard. Buffy dévisageait la guerrière. C'était comme retrouver un être cher que l'on a connu qu'à travers des souvenirs flous et anciens. Elle cherchait dans les yeux si intensément bleus une vérité oubliée et pourtant éclatante, comme inscrite dans un langage qu'elle ne saurait déchiffrer.

« Elle a besoin de repos », murmura Willow à l'égard de Buffy. Mais la jeune fille s'approcha encore du visage de son hôte mystérieuse, comme pour se perdre dans les eaux tourmentées perlant sur une joue creusée par la fatigue. Un vent de panique ternit le bleu limpide et la larme dévala le visage épuisé. Ses lèvres se descellèrent sous l'assaut de la fièvre.

- Γαβριελλε ; Γαβριελλε ; Αλλα οuκ εiς Γαβριελλε. Ελπις εφη κακα ελπις εστι κακα Γαβρ… »

Les balbutiements moururent, les yeux bleus s'éteignirent et la nuque violacée retomba lourdement sur l'accoudoir du vieux canapé.

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« Je n'y croyais pas. Au début, cela ne pouvait pas être envisageable. J'avais foi en l'être humain, et je voyais le bien dans tout ce qui m'entourait. Mais le temps et des expériences personnelles pas toujours agréables m'ont montré que je vivais dans une naïveté presque stupide. J'ai réalisé qu'en chacun de nous, il y a un fond mauvais, quelque chose qui ressemble à de vieux démons, mais qui se dissimule, comme s'il était endormi. Un peu comme si on portait en soi le germe du mal. Notre rôle n'est pas de rester dans l'illusion et de scinder le monde en deux camps – les bons et les mauvais. Nous devons apprendre à nous connaître, apprivoiser nos mauvais côtés et les accepter pour les surmonter.

- Il y a des mauvais côtés – comme tu dis - qui sont bien loin d'être acceptables, Gabrielle.

- Alors reste dans ton illusion. Tu n'es qu'un salaud et un meurtrier, c'est tellement plus rassurant de se dire que l'on ne peut rien changer. Ça réconforte et c'est facile aussi.

- Je ne tue plus, je n'ai pas versé le sang depuis près d'un siècle. Je ne suis plus qu'un damné qui erre…

- … sans plus rien faire. Tu ne tues plus mais tu t'interdis le reste.

- Le reste ?

- Une seconde chance, pour commencer.

- Buffy ?

- Par exemple. La main tendue, la confiance aveugle, l'amour aussi. Cette page blanche pour tout recommencer, n'en ressens-tu pas le besoin ?

- Je ne mérite pas une seconde chance. Je ne mérite pas Buffy.

- Idiot. Ta seconde chance, tu l'as déjà entre les mains, tu l'as eu le jour où tu as réalisé que tu devais devenir autre chose qu'un tueur assoiffé de sang.

- La prise de conscience, on me l'a imposée. Elle ne vient pas de moi, loin de là. Je la dois à des bohémiens. J'avais saigné une des leurs. Ils m'ont maudit.

- Tu ne peux donc plus tuer ?

- Si. Bien sûr que si. Mes vieux démons, comme tu disais tout à l'heure, ne rêvent encore que de ça : écouter le dernier souffle d'une gorge renversée, sentir sous ses doigts le cliquetis sourd des cervicales derrière une peau diaphane, inonder ses lèvres du sang chaud et aller jusqu'à le laper comme le ferait Cerbère. Interdire mon corps du plus atroce des péchés : ces bohémiens en avaient le pouvoir. Ils ont choisi d'imposer le pire pour une créature infernale comme moi. »

Angel tapota sa tempe droite de son index, puis acheva d'une voix lasse : « Ils m'ont donné une conscience, celle de mes actes passés et à venir. »

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« Là-bas, le triangle, tu le vois ? Altaïr, Deneb et Véga. Entre ces trois étoiles, il y a la constellation du Cygne. Là, c'est sa tête.

- Etrange oiseau. On dirait plutôt une épée prête à frapper…

- La constellation d'Hercule ! C'est une interprétation qui ne déplairait pas à la déesse Héra.

- Tu t'es sentie obligée de parler boulot. C'est plus fort que toi !

- Tu ne m'as pas raconté pourquoi tu es revenue ici. Qu'est-ce qui a bien pu te tirer de tes travaux si passionnants en Pologne ?

- La même raison pour laquelle la Pologne n'existe plus depuis quatre ans déjà. Tu étais si loin de tout cela, on t'avait épargné cet enfer. J'étais bien contente. Mais tu as cessé de répondre à mes lettres et j'ai envisagé le pire.

- Le département m'a envoyé en Afrique Noire, tu le sais. L'acheminement du courrier est très difficile et irrégulier. Mais tu n'imagines pas combien c'était merveilleux de vivre dans ce monde vierge de toute modernité. On retrouve en ces peuples une telle innocence primitive, une telle pureté…

- Arrête, Janice. Tu ne sais pas ce que cela signifie, ici. Tu ne sais plus rien de l'Europe : c'est la terre du IIIième Reich, ici.

- Non, on est en France Libre, tu sais bien…

- Je sais surtout que tu n'as pas idée de toutes les conneries que tu viens de débiter en trois mots. »

Melinda se leva vivement et s'éloigna dans la nuit. Janice était mortifiée. Etait-ce bien Melinda Pappas qui venait de parler ainsi, était-ce ses lèvres délicates de dame du monde qui avaient craché un mot aussi vulgaire ? Janice Covington se leva sur un coude. D'un geste mécanique, elle tira un cigare de la poche intérieure de son veston en daim et en mâchouilla le bout. Puis elle se leva et marcha vers Melinda qui s'était assise sous l'olivier.

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La nuit. Noire. Avec cette lune aux rayons opaques emmitouflée dans sa brume humide. Toute cette obscurité dans laquelle dansait une clarté fantomatique, baignait la pièce où s'était réveillée Xena. Bien qu'elle ne distinguât pas les contours des meubles ni les murs, la guerrière pouvait sentir une forte odeur de renfermé parmi le flot de relents inconnus qui assaillaient ses papilles olfactives.

Sa tête reposait sur un coussin dont les bords étaient décousus. Quelques plumes émergeaient du tissu effiloché. Avec ses doigts fins, Xena pouvait les saisir et les tirer de leur caverne molle et tassée. Elle en fit voler une devant elle, mais la pièce était si sombre qu'elle imagina plus la courbe décrite par la petite plume qu'elle ne la vit. Les yeux grands ouverts sans rien voir, Xena fixait ce qui devait être un plafond, attendant le retour des voix qui perçaient la nuit en mystérieuses litanies.

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Melinda avait enfoui son visage ruisselant de larmes dans ses bras. Janice s'appuya sur le tronc fragile de l'arbre.

« Faut pas m'en vouloir, Mel : je n'ai jamais voulu te blesser. Je ne chercherais jamais à te déplaire… »

Melinda leva lentement la tête mais ce ne fut que pour détourner le regard d'un air à la fois grave et désespéré.

« La preuve, Miss Covington, vous l'avez dans vos mains. »

Janice désigna le cigare d'un air désappointé. Elle s'agenouilla à coté de Melinda. Alors, par un geste à la fois nonchalant et précis, le cigare décrivit une longue vrille par dessus l'épaule de Janice. Il roula et se perdit dans la lavande. Le visage de Melinda avait émergé de ses bras. Elle souriait à travers un rideau de larmes, avec toute la candeur d'un enfant.

« C'est un ami de Stalingrad qui me les a ramenés d'un séjour à La Havane, ces cigares. Ils m'ont coûté les yeux de la tête, mais tout le tabac du monde ne vaut pas un seul de tes sourires, Melinda.

- Alors tu ne fumeras plus ?

- Je ne fumerai plus.

- Plus jamais, jamais ?

- Euh… Si je te le dis !

- Alors je crois que je peux te pardonner. »

L'espace d'un instant, Melinda était redevenue la jeune femme que Janice avait connue en 1940 sur ce site de fouilles en Macédoine. Elle souriait sans se départir d'une moue boudeuse et d'un froncement de sourcil. Mais les épreuves qu'elle avait endurées depuis avaient considérablement amoindri sa prestance naturelle. Elle semblait accablée par une tristesse bien plus grande. Un air grave et lourd que Janice ne lui connaissait pas s'empara de son beau visage et assombrit ses yeux bleus.

« Ils ont condamné les parents d'Erik à des travaux aussi inhumains qu'inutiles, ils en sont morts tous les deux. Ils m'ont prise, ils m'ont enfermé, je me suis échappée, la main du petit Polonais dans ma main. Je pensais que l'on pourrait trouver refuge dans le dernier territoire encore libre. Il ne me faut pas longtemps pour comprendre que tout ici n'est que dictature et collaboration. Même la lavande pue la propagande nazie. Et je te trouve là, avec ton cigare communiste, ta peau dorée par le soleil de Nairobi, tes cheveux encore imprégnés des senteurs africaines, à rêver sous les étoiles de ces esclaves colonisés à qui l'on a dépeint ce que tu crois être la France… »

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La nuit s'était esquivée, laissant place aux rayons du soleil, aux avertisseurs enroués, aux palmiers et aux blondes en rollers sur les trottoirs, aux taxis mêlés aux luxueuses décapotables au nuage de pollution qui enveloppait les échangeurs, à Los Angeles dans sa version diurne.

L'appartement d'Angel était un taudis qu'il squattait depuis une semaine déjà. Les pièces délabrées dans lesquelles il déambulait toute la journée se situaient dans un immeuble désaffecté. Pour échapper au soleil, le vampire avait installé des morceaux de cartons contre les stores inutilisables. Gabrielle avait détaché l'un d'eux pour observer derrière une vitre sale les rues de L.A.

- « Un autre monde…

- … qui ne ressemble à rien de ce que tu as pu connaître ou imaginer. Déstabilisant ?

- Tu n'as pas idée ! Qu'est-ce je suis bien venue faire là ?

- Ce n'est pas à moi qu'il faut demander cela. Par contre, je connais des gens qui pourraient peut-être t'apporter des réponses ; du moins, faire des recherches dans des vieux bouquins, ce genre de choses. Ainsi tu pourrais y voir un peu plus clair dans toute cette affaire.

- Tu serais prêt à m'aider ? Je vais rencontrer cette… Buffy ?

- Elle et son équipe, dont je t'ai parlé. Ensemble, ils trouveront le moyen de te ramener dans ton époque. Pour cela, on devra quitter la ville. Je t'emmènerai auprès d'eux. Ah, c'est vrai. J'oubliais que Buffy ne parle pas le latin.

- Elle n'en aura pas besoin. Angel, c'est toi qui iras lui parler : vous avez tant de choses à vous dire… »

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Les litanies reprenaient après de longues périodes de silence, dans cette nuit qui ne finissait pas. L'emprise de la fièvre sur le front douloureux de Xena l'empêchait d'évaluer les distances qui la séparaient des visiteurs, et de départager le rêve du réel. Il lui semblait que les voix féminines s'éloignaient et se rapprochaient, leurs échanges étaient parfois entrecoupés d'un timbre masculin. La guerrière avait renoncé à parler. Elle avait également abandonné toute tentative de se lever dans cette obscurité opaque, préférant attendre le lever du soleil pour explorer les lieux.

Ne devait-elle l'écho de ces voix qu'à la douleur lancinante dans sa nuque ? La convalescence pouvait plonger les âmes dans un ailleurs parfois bien différent de la réalité devenue imperceptible par un esprit malade. Allait-elle se réveiller aux côtés de Gabrielle, dans la petite chambre de l'auberge ? Ouvrir les yeux et s'immerger dans le regard vert pailleté d'or comme tant de matins depuis cinq ans. Gabrielle. Ne voir plus qu'elle, ne penser plus qu'à elle, ne se sentir vivre plus que pour elle, et dormir, se laisser glisser dans le monde de Morphée aux voix étranges jusqu'à ce que son sourire radieux chasse les mauvais rêves.

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« Tu sais comment on appelle cela chez moi ? De la lâcheté.

- Mon véhicule a un problème. La boîte de vitesse, et je ne vois pas pourquoi je t'en parle, tu n'as aucune idée de ce que cela peut bien être. Pour aller à Sunnydale, on a besoin d'un moyen de transport qui refuse de coopérer. Alors on attend, et non, je ne vois vraiment pas ce que la lâcheté viendrait faire ici.

- Il faudra bien que tu la revoies un jour, Angel.

- Revoir quoi, la voiture ? Elle passe régulièrement en révision…

- Je ne comprends pas de quoi tu parles mais je sais que tu ne pourras pas fuir indéfiniment. Partir sans régler ses problèmes, c'est les emporter avec soi. Tu dois revoir Buffy et te donner une chance d'en finir avec tout ça. Voyons, regarde autour de toi : ta vie ressemble à ce taudis, tout est à refaire. Pourtant si tu t'armais d'un peu de courage… Il suffirait de bien vouloir commencer quelque part… »

Angel esquissa un sourire timide devant la bonne volonté dont Gabrielle faisait preuve.

« Tu serais prête à m'aider à rénover l'appart' ?

- Je serais prête à rénover ta vie ! »

Fin de la deuxième partie