L'homme d'affaire est seul au sommet de son building privé, seul parmi ses dossiers comme toutes les nuits. Assis à son bureau, il finit de classer la paperasse et griffonne son nom sur les documents officiels à côté du logo Worthington Enterprise.

Il a allumé machinalement l'écran plat mais les informations défilent sans qu'il y prête attention. Les téléphones crachent les messages en un ronronnement continu. Quelques enveloppes attendent leurs timbres pour partir demain.

Demain : une idée bien étrange qui lui tire un rire sans joie… Il efface les messages : il n'en a plus besoin et il pourra commencer… ou finir ? En bas, les voitures circulent et klaxonnent, les gens rient mais tout se confond dans la tête de l'ange… de l'ange déchu.

Le corset lui fait mal et entaille sa peau aux reflets bleus. Une si douce nuit éveille de terribles souvenirs en lui, tant de souffrances pour lui. Les flocons s'écrasent un à un sur la porte vitrée du balcon. Des talons aiguilles claquent en bas. Le sénateur Kelly apparaît à l'écran : la rediffusion du débat vient de commencer. Warren n'a même pas pris la peine d'allumer la lumière, les ampoules du sapin lui suffisent pour apercevoir le bureau qu'il côtoie tous les jours. Son regard perdu s'est arrêté sur une vieille photo encadrée, qu'il tient dans sa main. Il se dirige lentement vers le balcon. Un tintement de verre brisé : la photo lui a échappé des mains. La femme se déplace toujours à l'étage, d'un pas si régulier qu'il en devient robotisé. Warren n'a plus le cœur à se demander ce qui pousse sa nouvelle interprète en Japonais à faire du bénévolat un 31 décembre.

Son pas ralentit encore, il se penche, il saisit du bout des doigts un morceau de verre, il enjambe les autres éclats. Debout devant la porte-fenêtre, il se dégage de sa chemise. Armé du bout de verre, il cisaille les liens qui entravent son corps fourbu.

Les lacets cèdent un à un. Le corset tombe à ses pieds.

L'air frais de cette nuit caresse sa peau lacérée. Son corps se déploie, mais il n'a plus la sensation du vent remuant ses plumes, comme s'il était immatériel. Il les a perdues : des os amputés, fragiles se balancent au bout des tiges métalliques. Merci Forge. Pourquoi lui en vouloir, c'était Forge qui lui avait permis de marcher à nouveau en rétablissant, à l'aide d'une armature en métal, le balancier que lui offraient jadis ses ailes. Quelques os et des lambeaux de chair mutante remplacent désormais ses magnifiques ailes d'ange.

Il se tient debout sur la balustrade, devant la lune qu'il a envie de rejoindre d'un coup d'aile, devant les immeubles de New-York, devant les rires et la joie des habitants. Il se sent prêt à décoller, comme il le faisait il y a quelques mois seulement.

Voler et se marier avec le voile de la nuit, ne faire plus qu'un avec les éléments, comme pour effleurer le clair de lune. Comme avant. Avant tout cela.

Les flocons l'enveloppent, tournoient autour de lui. Warren se redresse et devine les étoiles du ciel noir et clair. Le jour nocturne que lui offre la lune est apaisant et si… pesant.

Warren perd l'équilibre. Il lui suffirait d'un seul battement d'ailes pour retrouver son perchoir. Les répondeurs parlent toujours, le sénateur aussi. Warren bascule. Les rires, les moteurs, les klaxons constituent toujours le bourdonnement new-yorkais. Il tombe. Il essaie de battre des ailes, mais il n'y parvient pas. La chute est longue, pénible puis le sol se fait sentir. Les os creux de l'oiseau sans ailes s'écrasent sur le sol. Warren a le souffle coupé.

La porte s'ouvre, une silhouette féminine apparaît. Elle sent l'air frais s'engouffrer dans le bureau. La porte-fenêtre est ouverte.

« M. Worthington ? »

Elle va vers le balcon pour refermer la porte, mais marche sur un bout de verre. Surprise, elle fait un pas en arrière, regarde le sol et découvre le corps inanimé de son patron : « M. Worthington ! répondez-moi ! M. Worthington… »

Au coin de son œil, naît une larme : « Oh… Warren. »

Des bouts de verre jonchent le sol. Les personnages de la photo sont épargnés. Tous… sauf un jeune homme aux lunettes rouges, transpercé d'un morceau de verre.