Chapitre 14

Sakae pliait du linge avec Meiko dans le salon de leur appartement. Leur mère était partie en courses et leur avait demandé de s'occuper de la lessive. Sakae regarda l'heure : dix heures et demie du matin. La journée allait être longue. Elle posa une jupe sur la pile qu'elle avait commencée, songeuse. Elle ne cessait de penser à la bataille des digimons à laquelle elle avait assisté, avec les autres Enfants Élus. Elle avait compris, cette nuit-là, quelle lourde responsabilité il incombait à sa sœur et à ses amis. Mais quelque chose d'autre lui occupait également l'esprit.

– Meiko, est-ce que je peux te poser une question ?

– Oui ?

– Est-ce que … est-ce que tu te rappelles du jour où je suis née ? Je veux dire … tu te rappelles être allée avec maman à l'hôpital ?

Meiko réfléchit quelques minutes.

– Non … mais je n'avais qu'un an. J'imagine que j'étais trop jeune pour en garder le souvenir.

– C'est vrai …

À cet instant, la porte d'entrée s'ouvrit et leur père passa le seuil. Il retira ses chaussures et s'approcha de ses filles.

– Bonjour papa ! lancèrent les jeunes filles.

– Bonjour, répondit-il.

M. Mochizuki posa sa sacoche et sa veste sur une chaise de la table à manger et se tourna vers Sakae :

– Sakae, j'ai vu M. Nishijima aujourd'hui. Il te transmet ses remerciements pour être allée le prévenir la nuit dernière. Cependant … comment se fait-il que je ne sois pas au courant que tu étais au milieu de la bataille des digimons ?

Sakae demeura d'abord surprise par la question, puis se sentit prise au dépourvu.

– C'est que … Meiko m'a invitée au pique-nique qu'organisaient ses amis, et ensuite, tout s'est enchaîné si vite … je comptais te le dire, mais tu es parti tôt ce matin, papa …

– Et il ne t'est pas venu à l'esprit que je me suis inquiété ? Que tu aurais pu te faire tuer ? éclata soudain M. Mochizuki.

– Papa, ne crie pas ! intervint Meiko. C'est moi qui ai insisté pour que Sakae m'accompagne.

– Et tu n'as pas songé, Meiko, qu'emmener ta sœur au milieu des digimons pouvait la mettre en danger ?

– Mais nous ignorions qu'Yggdrasil contre-attaquerait si tôt ! Je pensais qu'il n'y avait pas de danger.

– Tu aurais dû être plus prudente ! Quant à toi, Sakae, je veux que tu évites de revoir ces autres adolescents.

– Pourquoi ? rétorqua-t-elle agressivement. Sans moi, la nuit dernière, le monde digital et le monde réel auraient peut-être été détruits ! Pourquoi m'interdis-tu toujours tout contact avec les digimons ?

– C'est pour te protéger.

– Alors, pourquoi as-tu laissé Meiko avoir un partenaire digimon ? Pourquoi c'est moi que tu as envoyée si tôt en internat ? Tu ne me fais pas confiance, c'est ça ? Tu m'aimes moins que Meiko ?

– Ce n'est pas ça.

– Si, c'est ça ! Et je sais très bien pourquoi !

Sakae fusilla son père du regard. Puis elle tourna les talons, attrapa ses chaussures, les laça et quitta l'appartement en claquant la porte. M. Mochizuki demeura silencieux, le cœur lourd. Finalement, il se retourna vers sa deuxième fille :

– Meiko, je dois te confier quelque chose.

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Koushiro ferma les onglets sur lesquels il était en train de travailler et éteignit l'ordinateur de sa chambre. Il avait prévu de partir pour la journée. Il avait appelé Taichi pour lui dire qu'il ne serait pas disponible et lui avait demandé de prévenir les autres. La veille, il avait peaufiné le programme qui permettait de relier le monde réel au monde digital ; il pensait aussi avoir cerné la zone géographique où pouvait être emprisonné Azulongmon, le gardien de l'est du digimonde. C'était la Bête Sacrée sur laquelle il avait le plus d'informations, puisque que Takeru, Hikari, Daisuke, Iori, Miyako et Ken l'avaient rencontré trois ans auparavant, avant qu'il ne soit de nouveau emprisonné. Ils devraient bientôt partir à sa recherche, et Koushiro savait qu'une fois embarqués dans cette quête, il oublierait le temps qui passe.

C'est pourquoi il avait décidé de se rendre sur la tombe de ses parents biologiques ce jour-là. Il le faisait tous les ans. La fête des morts n'avait lieu que dans une semaine, cependant il tenait vraiment à y aller avant de partir à la recherche des Bêtes Sacrées. Sa mère entra à ce moment dans sa chambre :

– Koushiro, tiens, je t'ai préparé un pique-nique ! Tu auras sans doute faim dans le train !

– Merci, maman.

La porte se referma et Tentomon, qui se trouvait sur le lit de Koushiro, demanda :

– Dis-moi, Koushiro, es-tu sûr de ne pas vouloir que je t'accompagne ?

– C'est très gentil Tentomon, mais je préfère être seul. Ce sera juste le temps d'une journée. Tu n'as qu'à aider ma mère à la maison, je suis sûr qu'elle en sera ravie.

– Tu crois que je peux lui être utile avec mes courtes pattes ?

– Oui, j'en suis sûr ! rit le jeune homme.

– D'accord, alors je vais le lui proposer.

Koushiro mit le pique-nique dans son sac, son ordinateur, de l'encens, une boîte d'allumettes, prit de l'argent pour acheter des fleurs et de l'eau. Puis il glissa son téléphone portable dans sa poche.

– Bon, à tout à l'heure, dit-il à Tentomon en souriant.

Il salua ses parents et partit prendre un bus pour arriver à la gare. Là, il monta dans le train. Il en avait pour quatre heures. Les paysages, d'abord urbains, puis plus campagnards, se succédèrent. Il sortit son ordinateur pour travailler. Le train passa à proximité de Kyoto, puis Koushiro fit un changement à Osaka. Enfin, il arriva vers trois heures de l'après-midi à Sakai. Son père adoptif lui avait confié que ses parents biologiques avaient vécu une grande partie de leur vie à Tokyo, mais que son père avait grandi dans cette ville provinciale qu'était Sakai. C'est pourquoi il avait toujours souhaité que son urne rejoigne le caveau familial le jour où il mourrait [1].

Koushiro acheta des fleurs chez un fleuriste et une bouteille d'eau dans une supérette. Puis, il remonta les rues tranquilles jusqu'au cimetière. Là, il prit l'allée où se trouvait le caveau de ses parents biologiques. Alors qu'il arrivait, il remarqua soudain une silhouette penchée sur la tombe de ses parents, en train de déposer des fleurs. Médusé, il reconnut Sakae. Son premier réflexe fut de se cacher derrière un arbre pour ne pas être vu. Sakae s'approcha alors d'un caveau qui se trouvait juste à côté des parents biologiques de Koushiro, et y déposa également une gerbe fleurie. Elle alluma de l'encens et posa une orange sur la pierre [2].

Puis, la jeune fille s'agenouilla devant cette deuxième tombe et demeura ainsi, en silence. Koushiro, stupéfait, l'observait. Il remarqua soudain que ses épaules se soulevaient dans un tressautement à un intervalle régulier. Il comprit alors qu'elle pleurait. Il sortit de derrière de son arbre et s'approcha lentement d'elle.

– Sakae ?

La jeune fille sursauta et se retourna. Des larmes coulaient sur ses joues. Sa peine était si saisissante que toute la méfiance de Koushiro s'envola. Dans le regard bleu sombre de la jeune fille, il lut une blessure profonde. Elle essuya ses yeux d'un revers de manche.

– Que fais-tu ici ? demanda Koushiro.

Sakae remarqua les fleurs qu'il portait et la bouteille d'eau. Elle se redressa et dit :

– La même chose que toi, il me semble.

Koushiro la dévisagea. Puis ses yeux se posèrent successivement sur la tombe devant laquelle elle s'était agenouillée, puis sur celle de ses parents.

– Pourquoi as-tu fleuri cette tombe ? demanda-t-il en désignant le caveau. C'est celle de mes parents biologiques.

– Je sais.

Les yeux de Koushiro s'agrandirent de surprise. Comment savait-elle qu'il avait été adopté ? Sakae lui désigna l'autre tombe devant laquelle elle s'était recueillie.

– Sous celle-là reposent mes parents à moi.

Koushiro fronça les sourcils, confondu.

– Mais … qu'est-ce que tu veux dire ? N'es-tu pas la sœur de Meiko ?

– Je l'ai longtemps cru. Mais je sais maintenant que j'ai été adoptée par la famille Mochizuki, il y a quinze ans.

Koushiro cilla. L'expression brisée de Sakae résonnait en lui comme un écho. Elle réveillait ce sentiment douloureux qu'il avait ressenti lorsque, alors qu'il n'était encore qu'un enfant, il avait lui aussi découvert la vérité sur ses origines.

– Depuis combien de temps le sais-tu ?

– Trois ans. J'ai toujours eu conscience d'être très différente de Meiko, et d'avoir assez peu de ressemblances physiques avec mes parents. Mais surtout, mon père adoptif ne m'a jamais traitée à l'égal de Meiko. Quand ma sœur a rencontré Meicoomon, j'ai senti que moi aussi, j'aurais pu la comprendre … mais mon père m'a éloignée de la maison en m'envoyant en internat. Il y a trois ans, j'ai séché un jour de cours pour venir ici, à Sakai. Quand nous étions petites avec Meiko, nous y avions vécu, avec nos parents. Mais pas très longtemps. Je pensais que mon acte de naissance devait se trouver ici. J'avais raison. Je suis allée à l'état civil, et j'ai eu la preuve de ce que je soupçonnais. J'avais effectivement été adoptée après que mes parents avaient trouvé la mort dans un accident de voiture, quand j'avais un an.

Koushiro sursauta : ses parents étaient eux aussi morts dans un accident de voiture, quinze ans auparavant.

– Avec mon acte de naissance, poursuivit Sakae, j'ai trouvé un autre document auquel je ne m'attendais pas. Il s'agissait d'une déclaration écrite et signée par mes parents biologiques. Dedans, mon père, M. Tagaya, demandait à un certain M. Omura de prendre soin de moi s'il lui arrivait malheur. En échange, il promettait à ce M. Omura de s'occuper de son fils, Koushiro, s'il venait à disparaître.

Koushiro, bouche bée, fixait Sakae. Omura était le nom de son véritable père.

– Quand j'ai lu cette déclaration, je me suis demandé pourquoi je n'avais pas été adoptée par ce monsieur Omura et sa femme. Pourquoi c'était finalement les Mochizuki qui s'étaient chargés de moi. J'ai fini par obtenir le dossier d'état civil de M. Omura, qui avait aussi vécu à Sakai. J'ai compris en découvrant son acte de décès : il portait exactement la même date que celui de mes parents, et exactement la même cause : un accident de voiture. Ce M. Omura, qui aurait pu être mon tuteur légal, était mort la même nuit que mon père biologique. Voilà pourquoi j'ai finalement été recueillie par les Mochizuki. Je me rappelais cependant la mention de cet enfant dont mon vrai père aurait dû s'occuper s'il n'était pas mort. J'ai fait des recherches et j'ai découvert qu'il avait été adopté par un couple qui vivait à Tokyo. Leur nom était Izumi. L'enfant devait donc désormais s'appeler Koushiro Izumi.

Koushiro ne parvenait pas à y croire. Bouleversé, il balbutia :

– Alors … nos pères se connaissaient ?

– Oui, et ils devaient être très proches pour se promettre mutuellement de veiller sur l'enfant de l'autre s'il leur arrivait quelque chose. Le destin a été cruel avec eux : la mort les a pris tous les deux en même temps, et nous, leurs enfants, nous avons grandi sans nous connaître. J'ai toujours vécu en province, à Sakai très peu de temps, à Tottori quand j'étais petite, puis à Kanazawa où j'étudie depuis quatre ans. Mais je m'étais toujours promis que si un jour j'allais à Tokyo, j'essayerais de te rencontrer. Alors, quand j'ai trouvé ce stage d'été et que je suis arrivée à la capitale … je n'ai pas pu m'empêcher de me rendre à ton adresse. Je l'avais dénichée dans un annuaire. Cependant, en arrivant au pied de ton immeuble, je me suis sentie stupide. Je ne savais pas comment tu allais réagir. J'ignorais même si tu savais que tu avais été adopté. J'ai beaucoup hésité, et finalement, je suis repartie.

– Attends, je t'ai vue ce jour-là ! Je ne te connaissais pas, et je ne comprenais pas pourquoi tu restais devant chez moi. C'était un peu effrayant.

– Je suis désolée, s'excusa-t-elle avec un demi-sourire. Tu peux imaginer quelle fut ensuite ma surprise en découvrant que tu faisais partie des Enfants Élus avec lesquels ma sœur est amie. Je n'arrivais pas à le croire, j'étais extrêmement gênée. Je savais que tu m'avais vue depuis ton balcon et j'avais peur de ce que tu pouvais penser de moi. Pourtant, je brûlais d'envie de te parler. Ensuite, tout s'est enchaîné … les digimons ont attaqué, et quand tu m'as fait confiance pour aller chercher M. Nishijima puis pour garder ton ordinateur, je ne me suis jamais sentie aussi utile de toute ma vie.

Elle sourit à Koushiro. Celui-ci lui rendit son sourire.

– Je n'aurais jamais pu deviner qui tu étais, ni toute cette histoire, dit le jeune homme. Je ne suis jamais allé voir mon acte de naissance, mais je suppose que j'aurais trouvé la même déclaration que toi, signée par nos deux pères. À vrai dire, il fut un temps où ce fut difficile pour moi d'accepter l'idée que j'avais été adopté, mais depuis que j'en ai parlé sincèrement avec mes parents adoptifs, cela va beaucoup mieux. Je suis heureux avec eux, et à mes yeux, ce sont autant mes parents que ceux qui m'ont mis au monde.

Sakae sourit et baissa les yeux.

– Tu as de la chance. J'aimerais m'entendre aussi bien que toi avec ma famille d'adoption.

– Tu t'entends bien avec Meiko, non ?

– Oui, maintenant. Mais il fut un temps où je l'ai détestée d'avoir une partenaire digimon et pas moi. Aujourd'hui, j'ai mûri, et j'ai aussi compris qu'être une Enfant Élue impose des responsabilités et des sacrifices.

– Oui, c'est vrai. Mais je comprends le désir que tu aies pu avoir de posséder un partenaire digimon.

– Il n'y a pas qu'avec Meiko que mes relations ont été houleuses … j'ai toujours eu du mal à m'entendre avec mon père adoptif. Il m'a toujours tenue à l'écart de tout ce qui concernait Meicoomon, il m'a toujours surveillée davantage que Meiko.

– Peut-être a-t-il simplement voulu mieux te protéger parce qu'il sait que tes vrais parents ne sont plus là pour le faire.

La réflexion surprit Sakae. Elle dévisagea Koushiro, puis, son regard se perdit dans le vide. Elle songea à M. Mochizuki. Pendant ce temps, Koushiro se pencha pour déposer des fleurs sur la tombe de ses parents. Puis il sortit ses bâtons d'encens et les ficha dans le terreau des plantes, et les alluma. Une odeur caractéristique s'éleva dans l'air, se mêla au parfum des fleurs et aux embruns de la mer. Il demeura un instant un genou au sol, devant la tombe. « Papa, maman », songea-t-il, « si vous m'entendez, aidez-moi à bien guider mes amis afin de protéger notre monde et celui des digimons. Je pense à vous. Je suis heureux d'avoir rencontré la fille d'un de vos meilleurs amis. » Quand il se releva, Sakae le dévisagea et sourit.

– Je tenais à fleurir la tombe de tes parents autant que celle des miens, dit-elle, car si tes parents avaient vécu, ils m'auraient élevé. C'est ma manière de leur rendre hommage, même si nous n'avions aucun lien de parenté.

Koushiro acquiesça. Il avait gardé une fleur avec lui, qu'il déposa sur la tombe des parents de Sakae. Elle lui adressa un regard reconnaissant.

– À quelle reprends-tu le train pour Tokyo ? lui demanda-t-elle.

– À dix-sept heures.

– Moi aussi. Il nous reste deux heures. Veux-tu que nous nous promenions dans la ville ?

– D'accord.

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Koushiro et Sakae reprirent le chemin de la ville. Ils décidèrent de se rendre au grand parc Daisen qui constituait le poumon vert de Sakai. Parvenus au jardin, ils longèrent les allées qui serpentaient le long de l'étang principal. Des pierres dépassaient de l'eau, des ponts unissaient les différentes rives. Partout, buissons taillés et végétation harmonieuse accompagnaient les pas des promeneurs. Il régnait dans ce parc une grande sérénité. Le soleil baissait et des nuages gris s'amoncelaient dans le ciel, parfois percés de rayons dorés. Ils marchaient en silence. Koushiro jetait de temps en temps un coup d'œil à Sakae. Il était encore en train d'assimiler toutes les révélations qu'elle venait de lui faire. Maintenant qu'il savait qu'elle était la fille d'un des meilleurs amis de son père, il la regardait différemment. Il essayait d'imaginer le père de Sakae à partir des traits de sa fille, puis de se figurer cet homme avec son véritable père, dont ses parents adoptifs lui avaient une fois montré la photo. Ainsi, pour la première fois, il l'observa réellement. En short bleu marine et baskets, ses cheveux châtain volumineux et ondulés, coupés au carré, elle avait un petit côté garçon manqué. Cependant, elle portait un tee-shirt bordeaux dont les manches tombantes laissaient voir les bretelles d'un débardeur blanc et des épaules légèrement bronzées. Il se dégageait de ces épaules dénudées une féminité presque involontaire. Et ses yeux, d'un bleu marin, possédaient une profondeur qui contrastait avec la juvénilité de son visage. Sakae tâchait de ne pas croiser le regard de Koushiro, pourtant elle savait qu'il la dévisageait. Il la surprenait. Il était assez différent de la façon dont elle l'avait imaginé avant de le connaître. Plus réservé, plus posé. Plus intelligent aussi, sans doute. Elle n'aurait jamais cru qu'il serait un crack d'informatique. Elle s'était figuré un garçon au caractère assez semblable à d'autres adolescents impulsifs et amateurs de sport qu'elle avait connus, mais il se différenciait de ce stéréotype. Et cela l'intriguait.

À dix-sept heures, ils reprirent le train qui les ramènerait à Tokyo. Sakae sortit son carnet et se mit à dessiner. Koushiro ouvrit son ordinateur portable. Concentré sur son programme, il ne se rendit pas compte que Sakae l'observait à la dérobée. Et à chaque coup d'œil, elle perfectionnait le portrait qu'elle avait commencé de lui. Au bout d'un moment, Koushiro ferma son ordinateur et croisa alors son regard. Gêné de se sentir ainsi observé, il baissa les yeux vers le croquis :

– Ça fait longtemps que tu dessines ?

– Depuis que je suis petite, acquiesça-t-elle. L'art est plus qu'une passion pour moi, c'est une nécessité. C'était mon refuge quand j'avais l'impression que mon père adoptif s'occupait plus de ma sœur que de moi, ou quand Meiko était avec Meicoomon et que je n'avais pas le droit de l'approcher. L'art est mon monde à moi, dont personne ne peut me priver. Quand j'ai découvert que j'avais été adoptée, je m'y suis encore plus raccrochée.

Koushiro cligna des yeux.

– Je comprends ce que tu as pu ressentir. Je pense que j'ai fait la même chose avec l'informatique, quand j'ai découvert que mes parents m'avaient adopté … jusqu'à ce qu'ils me révèlent ce secret qui leur pesait. À partir de ce jour-là, nos relations se sont améliorées. Mais j'ai continué à progresser en programmation.

– Tant mieux, puisque cela t'a permis d'aider tes amis dans le monde digital.

Le regard de Koushiro se troubla, devint grave.

– À quoi penses-tu ? demanda Sakae.

– Parfois, je me demande encore pourquoi nous avons été élus avec mes amis. Quand je suis dans l'action, j'oublie cette question, mais souvent, elle revient me tarauder. On nous avait dit, une fois, que c'était parce que nous avions assisté à la bataille entre Greymon et Parrotmon quand nous étions petits. Mais d'autres personnes, depuis, on vu des digimons. Ils n'ont pas été élus pour autant. De même, M. Nishijima et ses amis n'avaient jamais vus de digimons avant d'être appelés dans le monde digital. Alors, pourquoi nous ? Je suis sûr qu'il existe une autre explication. Mais je ne l'ai pas encore découverte. Il y a six ans, nous étions trop jeunes pour comprendre ce qu'impliquait d'avoir été élus. Aujourd'hui, je mesure chaque jour quelles responsabilités et quels sacrifices peut engendrer notre statut. Mais pour rien au monde je regrette d'avoir été choisi pour être le partenaire de Tentomon.

Sakae dévisagea Koushiro. Lui faire part de réflexions aussi personnelles ne devait pas lui arriver souvent. Cette confiance la toucha. La voix du conducteur du train annonça alors leur arrivée à Tokyo. Ils descendirent du wagon. Sakae consulta l'horloge de la gare : vingt-et-une heure trente. Elle regarda Koushiro, qui rangeait son ordinateur dans son sac à dos. Elle hésita un instant, puis s'approcha de lui :

– Je voudrais te montrer quelque chose. Aurais-tu le temps de m'accompagner avant de rentrer chez toi ?

– Euh … d'accord, fit le jeune homme, surpris.

Ils reprirent le métro et sortirent à une station que Koushiro ne connaissait pas. Sakae le guida à travers les rues, et finalement ils parvinrent devant une grande maison de plain-pied. Sakae sortit des clés, entra dans le jardin, puis ouvrit la maison. Celle-ci ne comportait qu'une grande pièce, organisée en atelier. Sakae alluma la lumière et Koushiro découvrit d'immenses plaques de verre coloré posées sur de grandes tables. Sur d'autres tables, des dessins aux figures européennes se mêlaient. Du matériel de soudure, des baguettes de plomb, des colorants, des ciseaux étaient ordonnés dans des compartiments. Le jeune homme écarquilla les yeux :

– Où sommes-nous ?

– Dans l'atelier du maître verrier chez lequel je suis en stage pour l'été, répondit Sakae avec un sourire. Il crée des vitraux, un art qui vient d'Occident. Il est allé se former en France pour le maîtriser, puis a ouvert son propre atelier à Tokyo. Je voudrais me spécialiser dans cette technique.

Koushiro s'approcha d'une des tables, où de nombreux morceaux de verre coloré avaient été placés sur une grande feuille représentant la composition du vitrail une fois que tous les morceaux seraient assemblés. Sakae lui désigna le modèle en papier :

– On appelle ça le carton. C'est le dessin à l'échelle grandeur nature de ce que sera le vitrail quand il sera terminé. Ensuite, on choisit les teintes des verres qu'on va utiliser. Puis, on prépare les colorants, que l'on insuffle au verre en fusion. Le verre est alors soufflé, mis à plat, puis découpé à l'aide d'un diamant.

– D'un diamant ?

– C'est le seul matériau qui nous permette de couper le verre avec précision. Après, on peut peindre des figures sur le verre coloré, et ainsi faire apparaître les personnages. On recuit ensuite cette couche dessinée, puis on assemble les pièces de verre coloré et peint. On les sertit les pièces de baguettes de plomb pour les maintenir entre elles, et on les soude. On peut ainsi fabriquer des fenêtres, des portes vitrées … avec les motifs et les couleurs qu'on veut.

Koushiro acquiesça, et tandis qu'il fixait les vitraux en cours de réalisation, il semblait enregistrer toutes les informations que Sakae lui délivrait. Il passa un doigt sur un grand vitrail déjà assemblé, et souffla :

– C'est magnifique … et qu'est-ce que tu préfères faire ?

– J'avoue que le choix des colorants du verre est une étape à la fois fascinante et délicate. Je me demande toujours si le rendu final sera à la hauteur de ce que j'espérais en choisissant les couleurs. J'ai aussi accompagné mon maître de stage, une fois, pour voir la fusion du verre et sa mise en forme. On prélève une boule de verre en fusion au bout d'une perche, qui ressemble à un soleil incandescent et liquide. Puis, on la souffle ou on la moule. C'est magique. Mais je crois que mon étape préférée est celle où l'on peut dessiner les personnages à la grisaille sur les vitraux. Le verre coloré est un paysage, et les personnages lui donnent vie.

– Tu as de la chance de pratiquer un tel art …

– Oui, je me le dis souvent … regarde !

Elle appuya sur un bouton qui alluma tout le plateau d'une table. Le vitrail qui y était déposé se révéla dans toutes ses couleurs et sa vivacité. Il représentait des personnes de toutes les nationalités à l'Exposition Universelle de 1900. Les couleurs des robes de femmes, les chapeaux des hommes, les différents visages selon l'origine des visiteurs, l'armature métallique des pavillons d'exposition, une calèche, c'était un assemblage d'éléments à profusion avec un souci du détail et de la couleur impressionnant. À côté de ce vitrail était disposé un plus petit, abstrait, dont les couleurs se mêlaient comme les flammes d'un arc-en-ciel.

– C'est incroyable, dit Koushiro, impressionné.

– Celui de l'Exposition Universelle, c'est mon maître qui l'a réalisé. Mais je l'ai aidé à faire le plus petit qui est abstrait. J'espère un jour être capable de faire de grands panneaux figuratifs comme lui.

Koushiro se redressa et sourit.

– Je suis sûr que tu y arriveras.

Sakae lui sourit à son tour.

– Moi, je suis sûre que vous réussirez avec tes amis à vaincre les Sept Seigneurs démoniaques.

Elle éteignit la table rétroéclairée, puis ils refermèrent les portes de l'atelier et sortirent par le jardin de la maison. Puis, se redirigèrent vers le métro. Alors qu'ils disparaissaient dans les souterrains, ils ignoraient que quelqu'un les observait. Hackmon, juché sur un immeuble à proximité, les avait suivi du regard. Le digimon ouvrit alors un passage vers le monde digital. Il s'arrêta dans l'espace intermédiaire entre le digimonde et le monde réel. À cet instant, la voix d'Homeostasis retentit :

– Alors ?

– C'est bien elle, acquiesça Hackmon.


[1] Au Japon, l'usage est la crémation des corps, pratique liée au shintoïsme et au bouddhisme, mais aussi au fait que l'enterrement d'un corps est une honte au Japon car on considère que l'on souille le cadavre en l'exposant à la putréfaction. Après la crémation, on récupère soigneusement les os et les cendres que l'on place dans une urne que les familles conservent 49 jours sur l'autel familial. Elles mettent ensuite en terre l'urne dans le caveau familial.

[2] L'orange amère, aussi appelée Dai-dai, est un symbole de longévité en Asie, et on l'offrait aux dieux pour obtenir prospérité et bonheur.