Chapitre 27

Mains enfoncées dans ses poches, Taichi marchait droit devant lui à grandes enjambées. Les branches mortes craquaient sous ses pas. La dernière phrase de Meiko claquait encore à ses oreilles. Il avait fait de son mieux pour être à la hauteur en tant que chef de groupe. Il avait veillé sur chacun de ses amis, il avait tout fait pour les protéger, pour éviter que tout conflit n'éclate entre eux. Il avait sacrifié sa relation avec Meiko pour ne pas se laisser envahir par des sentiments pendant leur mission. Mais cela n'avait pas suffi. Takeru, Hikari et Meiko auraient pu mourir cette nuit-là et il n'avait rien vu venir. Il avait été trop soucieux de prendre les bonnes décisions et de garder une longueur d'avance sur Yggdrasil, si bien qu'il avait fini par considérer ses amis comme un groupe, un tout, en oubliant qu'ils étaient aussi des personnes avec leurs propres émotions. Il avait été incapable de voir que sa sœur allait mal, que Meiko se renfermait sur elle-même. Il avait voulu tout assumer afin que personne d'autre n'ait à se charger de ce fardeau. Et il avait échoué. Il serra les poings dans ses poches. Jamais il n'avait ressenti autant d'impuissance et d'injustice.

Il arriva alors au bord de la rivière qui passait au milieu de la forêt. À cet endroit, son lit s'élargissait : l'eau coulait lentement, surmontaient les pierres qui lui faisaient obstacle en clapotant. Les trois lunes du digimonde s'y reflétaient comme sur un miroir. Taichi s'assit sur la rive et leva les yeux : des milliers d'étoiles brillaient au-dessus de lui. Comme le ciel paraissait placide par rapport aux évènements qu'ils venaient de vivre. C'était effrayant de songer que pendant qu'il se trouvait là, seul, Joe, Koushiro, Mimi et Sakae étaient en route pour délivrer Zhuqiaomon. Quels périls rencontreraient-ils sur leur route ? Dès que le jour viendrait, lui et les autres devraient se mettre en route pour les rejoindre. Taichi serra les paupières, le cœur lourd. Que devait-il faire pour être un meilleur chef ? Un meilleur ami ? Tant de questions se bousculaient dans sa tête. Il avait la sensation d'avoir tout gâché. En particulier avec Meiko. Il prit une pierre et la jeta dans l'eau.

– Taichi ?

Taichi se retourna : M. Nishijima se trouvait à l'orée de la lisière de la forêt, une main appuyée contre un arbre. Contrairement à Taichi, qui bouillonnait intérieurement, il semblait très calme. Il s'avança :

– Je peux m'asseoir ?

Taichi fit une moue : il n'avait pas spécialement envie de parler pour le moment. Néanmoins, il lui fit un signe de la main :

– Je vous en prie.

M. Nishijima se mit en tailleur près de lui. Taichi garda les yeux fixés sur la rivière M. Nishijima fit de même. Ils demeurèrent quelques minutes en silence. Finalement, M. Nishijima dit :

– Je sais ce que tu ressens. Je l'ai ressenti avant toi.

– Comment ça ? fit Taichi en tournant la tête vers lui.

– Moi aussi, j'ai été le chef des premiers Enfants Élus.

– Vraiment ?

– Oui. Je sais quelles responsabilités cela implique. Et la crainte, constante, de se tromper, de ne pas être à la hauteur, de ne pas avoir assez de courage … de ne pouvoir ni aider, ni sauver ses amis. Je sais que tu t'inquiètes beaucoup pour ta sœur, pour les autres … je vois aussi comment tu regardes Meiko.

Taichi se sentit rougir. Gêné, il bafouilla :

– Vous … vous savez ce que je … ressens pour elle ?

– Je le devine, acquiesça M. Nishijima avec un sourire. Mais je ne veux pas que tu commettes avec elle l'erreur que j'ai faite avec Hime.

Une ride de regret s'était creusée dans le front de M. Nishijima. Son nez et ses yeux s'étaient plissés de peine. Taichi le dévisagea : il sentait que ce qu'il allait lui dire n'avait rien d'une conversation entre un professeur et son élève. C'était bien plus personnel. Taichi baissa les yeux, et d'une voix hésitante, demanda :

– Est-ce que vous … vous avez éprouvé ce genre de sentiments pour Mlle Himekawa ?

Il craignait d'être indiscret. Pourtant, quand il releva la tête vers M. Nishijima, il ne lut aucun blâme dans les yeux de son professeur. Juste de la tristesse.

– Je n'ai pas su la comprendre quand elle avait besoin de moi. Si j'avais réussi à le faire, elle ne serait peut-être pas au service d'Yggdrasil aujourd'hui. Ce que nous avons vécu dans le digimonde nous a fait souffrir, nous a poussés à adopter des positions différentes … et finalement, nous a séparé.

– Que vous voulez dire ?

– Après qu'Hime a perdu son partenaire digimon, elle n'a plus été jamais la même. Elle s'est assombrie peu à peu. Mais ce fut lent, insidieux, et au début, je n'ai pas su le voir.

Taichi fronça les sourcils en songeant « : « Comme moi avec Meiko. »

– Après notre combat contre les Maîtres de l'Ombre au cours duquel les Bêtes Sacrées ont été créées, nous ne sommes pas retournés dans le monde digital pendant six ans, continua M. Nishijima. Quand nous y avons de nouveau été appelés par Homeostasis, c'était pour combattre Apocalymon. C'est lors de cette bataille que nos trois amis, Eiichiro, Ibuki et Shigeru se sont sacrifiés pour donner leur force aux Bêtes Sacrées qui avaient été leur partenaire. Hime et moi avons été renvoyés dans le monde réel après leur disparition et celle d'Apocalymon, juste avant que le portail entre les deux mondes ne se referme. Des cinq premiers Enfants Élus, nous étions les seuls survivants. Les mois qui suivirent la disparition de nos amis furent très difficiles. En tant que chef, je me sentais … terriblement responsable de leur perte. Je me demandais continuellement comment j'aurais pu les aider, comment j'aurais pu les sauver. Aujourd'hui encore, ces questions me hantent. Je me dis toujours que si j'avais pu appeler Baihumon à ce moment-là, mes amis seraient peut-être encore en vie.

M. Nishijima s'interrompit, le regard perdu dans le vide. Taichi le dévisagea, troublé. M. Nishijima cilla et poursuivit :

– J'étais persuadé, à l'époque, que le mal avait été vaincu et que ni Hime ni moi ne retournerions jamais dans le monde digital. Alors, pour surmonter la douleur que me causait la perte d'Eiichiro, d'Ibuki et de Shigeru, j'ai voulu oublier. Oublier le digimonde, oublier les digimons.

– Vous avez voulu oublier Baihumon ? Votre partenaire ?

– Penser à lui me rappelait que je n'avais pas pu aider mes amis : c'était trop dur. Aujourd'hui, je m'en veux d'avoir voulu l'effacer de ma mémoire. Mais je pense que je n'aurais pas pu faire autrement il y a dix ans. Durant cette période qui a suivi la disparition de nos amis, ma relation avec Hime s'est … tendue. Nous … nous étions sortis ensemble, peu avant d'être rappelés dans le monde digital par Homeostasis. Je crois … que je n'avais jamais été aussi heureux de toute ma vie.

Taichi s'aperçut soudain que M. Nishijima avait légèrement rougi. Cependant, il redevint rapidement sérieux et continua :

– Ce que nous avions vécu dans le monde digital a bouleversé notre relation. Quelques mois après notre dernière bataille, Hime a été contactée par l'Agence Établie.

– L'Agence pour laquelle vous travaillez maintenant ?

– C'est ça. J'ignore comment, mais l'Agence avait découvert l'existence du monde digital. Peut-être à cause de l'irruption de Parrotmon dans notre monde. Cette Agence voulait recruter Hime dans leur équipe car elle faisait partie de l'un des premiers humains à s'y être rendue en personne. L'un de leur membre, le professeur Mochizuki, était avide de sa connaissance du terrain.

– Le professeur Mochizuki ? Vous voulez dire, le père de Meiko ? C'est là que Mlle Himekawa l'a rencontré ?

– Oui.

– Alors … elle connaissait Meiko depuis longtemps ?

– Elle a dû rencontrer Meiko alors qu'elle n'était qu'une petite fille. Mais à ce moment-là, Meiko n'avait pas encore de digimon. Quand Hime a été contactée par l'Agence pour la première fois, elle venait d'avoir dix-huit ans et avait obtenu son examen d'entrée à l'université. L'Agence Établie lui promit que si elle acceptait de travailler pour eux, ils la formeraient pour compenser l'université à laquelle elle ne pourrait pas aller.

– Comment a-t-elle réagi à cette proposition ?

– Hime gardait de notre dernière bataille dans le digimonde une lourde rancœur envers Homeostasis, qu'elle considérait responsable de la perte de son digimon, d'Eiichiro, Ibuki et Shigeru. Elle voyait en lui une entité injuste qui se souciait peu des humains et qui n'hésitait pas à exiger d'eux des sacrifices pour maintenir l'équilibre de son monde. Avait-elle tort ? Je le crois, mais je me pose toujours la question. Contrairement à moi, elle était convaincue que le mal présent dans le digimonde referait un jour surface. Dans ce contexte, travailler pour l'Agence Établie lui paraissait une opportunité à saisir : elle espérait que l'Agence représenterait un contrepoids aux mauvais digimons plus efficace que celui qu'avait été Homeostasis. Elle imaginait que nous pourrions alors sauver le monde et qu'elle prendrait sa revanche sur celui qu'elle considérait responsable de la perte de son digimon et de nos amis. Je crois aussi qu'elle espérait secrètement que les connaissances qu'elle acquerrait pendant sa formation lui permettraient, à terme, de finaliser son projet de reboot. Elle a accepté le poste qu'on lui proposait à l'Agence.

– Et vous ?

– L'Agence était aussi intéressée par mon profil et avait suggéré à Hime de me parler de leur proposition. Mais moi, je ne voulais plus entendre parler du monde digital. Pour ne plus éprouver des remords. Je ne comprenais pas l'acharnement d'Hime à vouloir se venger d'Homeostasis. Je ne voulais pas entrer dans l'Agence et elle ne comprenait pas pourquoi. À cause de tout cela, nous nous sommes disputés.

M. Nishijima s'interrompit de nouveau, submergé par les souvenirs. Il n'oublierait jamais cette dispute elle était gravée à l'acide dans sa mémoire. Il se revoyait encore à dix-sept ans, dans son petit appartement, face à Hime. Il se rappelait l'expression déterminée et vindicative qu'elle arborait, cette agressivité avec laquelle elle masquait sa souffrance. Il se souvenait mot pour mot de ce qu'elle lui avait dit ce jour-là.

« Pourquoi ne veux-tu pas travailler pour cette Agence, Daigo ? Avec elle, nous serions plus forts, nous pourrons combattre les menaces du digimonde mieux que lorsque nous étions les Enfants Élus !

– Je n'ai plus envie de retourner dans le monde digital, ni d'être chargé d'une mission qui y soit reliée, avait-il répliqué.

– Pourquoi ?

– Pourquoi ? Parce que j'ai mal, Hime ! Mal pour nos amis qui sont morts sans que nous ne puissions rien faire !

– Et donc, tu restes les bras croisés au lieu de les venger ?

– Les venger ? Mais pourquoi veux-tu les venger ? Ils ont choisi de d'aider les Bêtes Sacrées, de sauver le monde digital … les seuls coupables, c'est nous, de ne pas avoir su les aider …

– Non, le seul coupable, c'est Homeostasis ! C'est lui, le responsable de l'injustice que nous vivons aujourd'hui !

– Homeostasis avait besoin de nous pour maintenir l'équilibre du digimonde.

– C'est faux ! Il avait besoin de nous pour être ses pions ! Je lui montrerai que l'on peut sauver les deux mondes sans sacrifier un humain ou digimon …

– Pourquoi es-tu si agressive ?

– Et toi, pourquoi es-tu aussi résigné ?

– On ne peut pas changer le passé.

– Je m'en moque, nous pouvons changer le futur !

Daigo avait longuement dévisagé Hime, le cœur lourd de peine et de tristesse. D'une voix rauque, il avait murmuré :

– Si tu travailles pour le gouvernement, tu pourrais te mettre en danger. Je tiens à toi Hime. Je ne veux pas te perdre, toi aussi. Tu es plus importante à mes yeux que le digimonde.

Hime avait cillé, troublée par cet aveu. Mais la colère avait vite repris le dessus chez elle :

– Alors, tu veux m'empêcher d'agir ?

– Je veux t'empêcher de commettre une erreur ! avait rétorqué Daigo, exaspéré. Je vois bien ce que tu fais : tu penses qu'en agissant, tu feras disparaître ta douleur. Si tu veux à tout prix rentrer dans cette Agence, c'est pour fuir la réalité !

Hime l'avait toisé avec un regard condescendant.

– N'est-ce pas plutôt toi qui fuis la réalité, Daigo ? Tu t'apitoies sur ton sort. Tu n'es qu'un lâche !

– Je t'interdis de me traiter de lâche ! Depuis la mort d'Eiichiro, Ibuki et Shigeru, il n'y a que la colère et l'amertume qui t'animent ! Si nos amis t'importaient vraiment, tu ferais leur deuil au lieu de te précipiter tête baissée dans ce travail !

Hime avait tressaillit, reculé d'un pas. D'une voix assassine, elle lui avait crié :

– Tu crois que tu es le seul à souffrir, Daigo ? Nous avons peut-être perdu des amis, mais au cas où tu l'aurais déjà oublié, moi, j'ai perdu aussi mon partenaire digimon ! Si Homeostasis ne m'avait pas pris Megadramon, j'aurai pu agir, j'aurais pu aider nos amis … mais Megadramon n'existe plus ! Je suis revenue dans le monde digital tout en sachant très bien que je vous serai inutile. T'es-tu seulement demandé ce que ça pouvait me faire de mettre à nouveau les pieds là-bas, sans Bakumon ? Non, parce que tu ne sais pas ce que c'est que de perdre son partenaire digimon !

Cette fois, cela avait été au tour de Daigo de vaciller. D'une voix tremblante, il avait tenté de se défendre :

– Quand nous sommes revenus dans le monde digital, je voulais seulement te protéger, toi et nos amis.

– Eh bien, c'est réussi, tu peux être fier de toi.

– Arrête ! avait-il hurlé. Tu n'as pas de cœur !

– Et toi, pas de courage ! Si tu ne veux pas honorer la mort de nos amis en travaillant pour cette Agence, libre à toi. Mais je t'avertis : je ne pourrai pas aimer un garçon qui fuie son devoir.

Cette fois, Hime avait enfoncé le couteau jusqu'au cœur. Déchiré, Daigo l'avait dévisagé, écœuré par tant de reproches. D'une voix sourde, il avait alors déclaré :

– Dans ce cas, nous n'avons plus rien à nous dire. »

Ils s'étaient fixés, et jamais ils n'avaient lu tant de haine dans les yeux de l'autre. Hime avait quitté l'appartement en claquant la porte. Daigo s'était assis sur le canapé et s'était pris la tête dans les mains, anéanti.

Il ignorait alors que, tandis qu'elle descendait les escaliers de son immeuble, Hime pleurait.

– Monsieur ? Ça va, Monsieur ?

La voix de Taichi arracha M. Nishijima à ses souvenirs. L'adolescent le fixait, inquiet. Il n'avait jamais vu son professeur aussi bouleversé. M. Nishijima se reprit, toussa. Puis, il dit gravement :

– Pendant cette dispute, Hime m'a fait des reproches très semblables à ceux qu'a pu te faire Meiko aujourd'hui. Je n'ai pas su mesurer la douleur qu'avait provoquée en elle la mort de son digimon. La disparition de nos amis fut l'étincelle qui fit exploser toute la peine qu'elle renfermait dans son cœur depuis tant d'années. Nous souffrions tous les deux, mais chacun de nous a réagi d'une manière différente à cette souffrance. Ce que je considérais comme une manière de surmonter le malheur et de nous protéger était considérée par Hime comme de la lâcheté. Cette querelle a marqué la fin de notre relation.

– C'est triste …

– Oui. Mais quand j'y repense aujourd'hui, je me dis qu'il aurait pu en être autrement. C'est pour cela que je te raconte tout ça. Pour que tu ne commettes pas la même erreur avec Meiko. Elle a besoin de toi. Tous les Enfants Élus ont besoin d'elle. Tu dois maintenir allumée la lumière qu'elle porte en elle, afin que jamais elle se ne laisse consumer par les ténèbres … et que jamais elle ne devienne ce qu'Hime est devenue.

– Oui … oui, je comprends.

Ils demeurèrent un instant en silence, les yeux fixés sur la rivière. L'horizon pâlissait et se déclinait en une aura vert turquoise : l'aube approchait.

– Puis-je vous demander quelque chose, Monsieur ?

– Je t'écoute.

– Pourquoi, finalement, avez-vous accepté de travailler pour l'Agence ?

M. Nishijima sourit.

– Je l'ai fait pour vous, Enfants Élus.

– Pour nous ?

– Après notre dispute, Hime est partie travailler pour l'Agence. Moi, j'ai fait ma dernière année de lycée, puis je suis allé à l'université pour y étudier les lettres et la calligraphie. Quatre ans plus tard, j'allais obtenir ma licence. C'est l'été de cette même année que vous êtes allés dans le digimonde pour la première fois, et que Vandemon et ses sbires ont envahi le monde réel. Cette attaque démontrait qu'Hime avait finalement eu raison quand elle était convaincue que de mauvais digimons referaient surface. Cela faisait quatre ans que je n'avais pas vu de digimons. Imagine ma surprise en découvrant que d'autres enfants, comme nous l'avions été avec mes amis, avaient été choisis pour avoir un partenaire digimon et combattre les forces des ténèbres … Depuis le balcon d'un immeuble, je vous ai vus, Yamato et toi, être percés par les flèches d'Angemon et d'Angewomon pour permettre à vos digimons de se digivolver au niveau méga … oui, je vous ai vu vaincre Vandemon. Tu ne peux pas savoir quel choc cela été pour moi de savoir qu'il existait de nouveaux Enfants Élus.

– Qu'avez-vous pensé, à ce moment-là ?

– Je crois qu'inconsciemment, j'ai transféré sur vous la responsabilité que j'avais à l'égard de mes amis disparus. Si vous aviez été élus, mon devoir était de vous protéger, afin que … que vous ne viviez pas la même chose que ce que nous avions vécu.

Taichi dévisagea son professeur, et se rappela ce qu'il lui avait dit, au lycée, puis dans le laboratoire : « Vois les choses en grand. » C'était donc pour cela que M. Nishijima l'avait tant encouragé à réaliser ses rêves. Pour qu'il puisse faire ce que ses amis décédés n'avaient pas eu le temps de faire. Son professeur poursuivit :

– Je me suis présenté à l'Agence Établie pour y demander un poste. Ma qualité d'ancien Enfant Élu fit qu'on m'accepta tout de suite, même si je n'ai jamais atteint le grade d'Hime. Elle, pendant ces quatre ans, avait gravi les échelons de l'Agence. Elle avait développé sa connaissance de l'informatique. Elle était déjà très intelligente au lycée, mais elle était devenue brillante.

– Ça a été compliqué pour vous de retravailler avec elle ?

– Au début, oui. Nos relations étaient froides. Peu à peu, nous nous sommes reparlés, et nos rapports sont redevenus cordiaux, sans être ceux que nous avions eus auparavant.

Taichi observa M. Nishijima. Ses yeux brillaient quand il évoquait Mlle Himekawa, même si une ride sur son front traduisait le regret et la tristesse. Il l'aimait encore.

– En travaillant à l'Agence, j'ai pu en apprendre davantage sur vous. Hime et moi avons assuré la sécurité de Meiko et de Meicoomon pendant longtemps. Parallèlement, on m'a proposé de vous surveiller grâce à une couverture de professeur, dans votre lycée. Finalement, mes études de lettres et de calligraphie n'ont pas été inutiles, puisque c'est dans cette spécialité que j'ai réussi à me faire embaucher comme professeur. Aujourd'hui, je suis avec vous dans le monde digital et je n'espère qu'une chose : pouvoir faire plus pour vous que je n'ai pu le faire il y a dix ans pour mes amis.

Taichi dévisagea longuement M. Nishijima, plein de reconnaissance.

– Vous l'avez déjà fait, monsieur. Quand vous m'avez sauvé la vie.

Son professeur lui sourit.

– Merci … Taichi, souffla-t-il.

– Vous nous avez beaucoup aidés, vous et Baihumon. Je crois que vos amis seraient fiers de vous.

Le professeur lui adressa un regard affectueux et rempli de gratitude. Taichi ajouta :

– Quant à moi, je dois vous remercier pour tout ce que vous venez de me dire. J'y vois plus clair, maintenant. Veuillez m'excuser, mais je voudrais aller parler à quelqu'un maintenant.

M. Nishijima eut un sourire espiègle, sachant pertinemment de qui il s'agissait.

– Vas-y vite.

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Meiko avait trouvé une clairière où elle s'était assise pour tenter de clarifier son esprit. Après qu'elle se soit énervée contre Taichi, la colère avait vite cédé la place au regret dans son cœur. Elle s'en voulait de s'être montrée si véhémente. Elle tenait tant à lui, mais … il ne la comprenait pas. Elle avait tout gâché. Elle n'avait pas pu aider ses amis à libérer Azulongmon, et cette nuit-là, elle n'avait pas réussi à libérer Ken et Gennai. Elle se sentait impuissante et terriblement seule. Elle avait entouré ses genoux de ses bras et y avait enfoui sa tête. En silence, elle avait pleuré. Hikari et Takeru étaient alors apparu pour la réconforter. Ils étaient eux aussi assez remontés contre Taichi. Meiko avait regardé Tokomon et Nyaromon tendrement. Elle leur avait souri :

– Vous avez été incroyables, tous les deux. J'ai vu votre évolution depuis la pagode.

– Merci ! rougit Nyaromon.

– Merfi ! ajouta Tokomon avec son habituel cheveu sur la langue.

– Comment avez-vous fait ça ?

Nyaromon et Tokomon se regardèrent, perplexes.

– J'ai senti que toute la lumière s'éteignait en Hikari quand le désespoir l'envahissait, se rappela Nyaromon. Et d'un seul coup, cette lumière s'est ravivée, a explosé. Mais elle n'était pas seule … il avait comme deux sentiments qui lui donnaient vie …

– Oui, l'espoir et la bonté, acquiesça Tokomon.

– C'est exactement ce que nous avons ressenti, Takeru et moi, confirma Hikari.

– C'est cette union de la lumière et de l'espoir qui a démultiplié nos forces, assura Tokomon.

– Pourtant, s'étonna Meiko en se tournant vers Hikari et Takeru, je croyais que vous aviez déjà un partenaire pour la digivolution de l'ADN parmi vos amis qu'Yggdrasil a plongé dans le coma ?

– C'est vrai, admit Hikari, mais quand nos digimons fusionnent avec ceux de Iori et de Miyako, ils sont à un niveau inférieur d'évolution … alors que ce soir, nos digimons étaient au niveau méga.

– Peut-être avons-nous plusieurs partenaires potentiels pour la fusion de l'ADN selon le stade de digivolution auquel nos digimons évoluent ensemble, réfléchit Takeru.

– Oui, peut-être, murmura Hikari. En tout cas, ce qui s'est passé aujourd'hui entre Holydramon et Seraphimon, entre Takeru et moi, c'était … plus fort.

Elle échangea un regard avec Takeru et ils rougirent. Ils savaient pertinemment tous les deux ce qu'ils avaient ressenti à l'instant où leurs digimons avaient digivolvé leur ADN. Au même moment, ils entendirent du bruit dans les fourrés. Ils se retournèrent : Taichi venait d'apparaître.

– Grand frère … murmura Hikari.

Taichi les dévisagea longuement, tous les trois. Ceux-ci ne lurent plus aucune colère sur son visage. Ils demeurèrent un moment en silence. Finalement, Taichi leur dit gravement :

– Je sais que je vous ai parlé durement, tout à l'heure. Je voulais m'en excuser auprès de vous trois. C'est seulement que … j'ai eu très peur pour vous. Depuis que nous sommes revenus dans le monde digital, j'ai peut-être pris trop au sérieux mon rôle de chef. J'ai voulu parer à toutes les éventualités qu'Yggdrasil pourrait imaginer pour nous barrer la route jusqu'aux Bêtes sacrées, être le plus stratégique possible … à un tel point, que, je le reconnais, je ne vous ai plus accordé l'attention dont vous auriez eu besoin. Je suis désolé, Hikari, de ne pas avoir compris que ce qui t'avait conduit à te rendre dans l'Océan des Ténèbres, c'était la générosité que tu as toujours eu pour nos amis. Cette mission était très dangereuse, mais elle partait d'un bon sentiment, et … je comprends, Takeru, que tu aies voulu accompagner ma sœur.

Taichi posa alors son regard sur Meiko.

– Hikari, Takeru, pourriez-vous nous laisser seul ?

Hikari et Takeru échangèrent un regard, puis s'éloignèrent de la clairière. Taichi vint s'asseoir en face de Meiko, à genoux. Il la fixa intensément et elle lut dans ses yeux le regret et le courage.

– Je suis désolé, Meiko. Je n'ai pas su voir que tu avais besoin de moi. Quand je t'ai dit, avant que nous ne partions pour le monde digital, que je préférais que nous mettions de côté notre relation pour le moment, j'ai eu tort. Je croyais que ce nous éprouvions l'un pour l'autre pourrait être un obstacle à notre mission. Je ne me rendais pas compte que cela pourrait nous rendre plus fort. Je sais que tu as dû te sentir très seule, sans pouvoir trouver ta place dans notre groupe. Je conçois que tu aies voulu venir en aide à Takeru et Hikari. Pardonne-moi de n'avoir pas su te comprendre. Maintenant, je serai là pour toi.

Meiko, surprise et émue, dévisagea Taichi.

– Qu'est-ce qui t'a fait changer d'avis, à propos de nous ?

– Disons … que quelqu'un m'a aidé à y voir plus clair.

Meiko sourit et des larmes coulèrent sur ses joues en silence. Mais cette fois, c'était des larmes de bonheur. Taichi, troublé, prit ses mains dans les siennes. Meiko tressaillit, mais ne les retira pas. Ils se dévisagèrent longuement. Taichi se redressa alors sur ses talons et s'approcha d'elle. Meiko tressauta, rougit de cette soudaine proximité. Taichi l'enlaça alors de ses bras et la serra contre lui. Le cœur de Meiko bondit dans sa poitrine. Mais sa gêne fut presque immédiatement remplacée par un sentiment de plénitude qui l'envahit entièrement. Cette marque de tendresse inattendue lui procurait sérénité et sécurité. À son tour, elle passa ses bras dans son dos et l'étreignit.

À l'orée de la clairière, M. Nishijima sourit : Taichi avait réussi. Il reprit le chemin du campement, rassuré. Tandis qu'il marchait, il alluma l'appareil qui lui permettait de communiquer avec le monde réel : le directeur de l'Agence Administrative et M. Mochizuki devaient être informés de ce qu'il s'était passé dans l'Océan des Ténèbres.