Chapitre 50
– Répétez-moi ça histoire que je sois sûr d'avoir bien compris, Agent Nishijima, déclara M. Mochizuki en croisant les bras.
Le professeur s'était rendu dans le bureau du directeur de l'Agence à l'aube, afin de parler à son supérieur et à M. Mochizuki. Il leur avait alors exposé le plan élaboré par Taichi et ses amis, en leur expliquant qu'ils désiraient se rendre sur l'île de Yonaguni pour tenter d'y retrouver la qualcorite qui alimentait le digimonde et la protéger d'une potentielle attaque d'Yggdrasil.
– Oui, c'est une décision tout à fait logique, acquiesça le directeur.
– Mais ils n'ont pas l'argent pour financer ce voyage, poursuivit M. Nishijima. C'est pourquoi je me demandais si l'Agence ne pouvait pas prendre en charge leurs frais.
– Leurs frais à tous ? s'exclama M. Mochizuki. Agent Nishijima, vous vous rendez compte que vous demandez à l'État de payer un billet d'avion pris à la dernière minute pour quatorze personnes ?
– Quinze. Je veux y aller avec eux.
– Hein ?! Mais leur groupe ne pourrait-il pas se scinder en deux pour que seulement quelques personnes se chargent de cette mission ?
– Ils ont toujours agi ensemble, et maintenant qu'ils savent pourquoi ils ont été choisis, jamais ils n'accepteront.
– Quelque part, je les comprends, reconnut M. Tagaya. Mais M. Mochizuki a raison : cela va coûter extrêmement cher à l'Agence.
– Je ne vous demanderai pas cette faveur s'ils pouvaient se payer le transport.
– Vous avez raison … bon, je vais voir ce que je peux faire.
Une demi-heure plus tard, M. Nishijima rejoignit les Enfants Élus dans la salle des sofas, un sourire triomphant sur le visage.
– C'est arrangé !
– Ils ont vraiment accepté de tout payer ? s'ébahit Taichi.
– Disons … qu'il a fallu faire des compromis. Le billet d'avion au départ de Tokyo coûtait trop cher à payer pour quinze personnes, donc nous prendrons le bus jusqu'à Osaka. Là-bas, un avion nous transportera jusqu'à l'île d'Ishigaki.
– L'île d'Ishigaki ? répéta Sora, surprise. Mais je croyais que c'était sur l'île de Yonaguni que nous devions nous rendre.
– L'aéroport de Yonaguni est particulièrement petit et peu de vols le desservent. Si l'on s'y rend en avion, le prix sera exorbitant. L'île d'Ishigaki est toute proche : nous atterrirons donc là-bas, puis nous prendrons un bateau jusqu'à Yonaguni.
– Eh ben … on croirait qu'on va au bout du monde ! lâcha Miyako.
– Ça va être trop bien ! s'enthousiasma Mimi. Ça nous rappellera les sorties scolaires de primaire !
– Nous partons ce soir, le bus roulera de nuit, leur apprit M. Nishijima. Alors, rentrez chez vous et prenez des affaires pour deux ou trois jours. Nous nous retrouvons à 21h à la gare.
– D'accord ! répondirent les adolescents avec détermination.
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Un tiède soleil d'été pénétrait par les fenêtres de l'Agence, baignant les salles de réunions d'une douce lumière d'aube. Dans les couloirs, aucun bruit ne venait briser le silence matinal les employés n'étaient pas encore arrivés. Koushiro sortit de l'ascenseur et s'avança jusqu'à la porte du bureau du directeur de l'Agence, puis leva un poing et toqua : tous ses amis étaient partis, mais il avait encore quelque chose à faire.
– Oui ? lui répondit la voix de M. Tagaya.
Le jeune homme pénétra dans le bureau tandis que le directeur faisait pivoter son siège.
– Ah, c'est toi Koushiro … si tu cherches Sakae, elle est partie avec Meiko.
– Ce n'est pas Sakae que je voulais voir. C'est vous.
– Moi ?
– Oui. J'ai bien réfléchi : il y a quelque chose que je voudrais faire et j'aimerais que vous m'y aidiez.
Le directeur haussa les sourcils, intrigué. Rapidement, Koushiro lui exposa son idée, la manière dont il pensait procéder, et ce qu'il attendait de lui. M. Tagaya dévisagea longuement, impressionné.
– Tu mesures la difficulté d'un tel projet ?
– Oui. C'est pour cela que je vous demande votre collaboration.
– Même ton vrai père n'aurait pas osé se lancer dans l'élaboration d'un tel programme.
Koushiro cligna des yeux.
– Alors, ce sera le moyen pour nous deux de savoir si je suis capable de le surpasser.
M. Tagaya sourit et observa Koushiro : lorsqu'il arborait cet air déterminé, ce visage à l'expression proche d'un chercheur de trésor qui ne renoncera pas avant d'avoir atteint son but, l'adolescent lui rappelait Omura de manière saisissante, à tel point qu'il avait de nouveau l'impression de se trouver devant son vieil ami. Il acquiesça :
– Je t'aiderai.
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Le chauffeur du bus ouvrit la porte coulissante du coffre à bagage et s'écarta pour permettre aux voyageurs de déposer leurs affaires personnelles. Les Enfants Élus s'avancèrent, presque au complet et leur digimon cachés à l'intérieur de leur sac à dos seuls Mimi et Takeru manquaient à l'appel.
– Qu'est-ce qu'ils fabriquent ? marmonna Taichi en regardant l'heure sur son téléphone.
Alors qu'il s'apprêtait à composer un numéro pour tenter de les joindre, un bruit de roulettes sur le bitume leur parvint.
– Attendez-moi !
Mimi apparut, tirant énergiquement une énorme valise derrière elle Palmon marchait dans ses pas. Joe avisa le volume du bagage de la jeune fille, qui lui arrivait presque à la taille en hauteur et dans laquelle on aurait pu cacher presque tous leurs compagnons digimons.
– Qu'est-ce que c'est que tout ce bazar ? s'exclama le jeune homme en remontant ses lunettes sur son nez. On ne part que trois jours, Mimi !
– Justement ! À chaque fois qu'on se rend dans le digimonde, on ne prend que le strict minimum et on ne se lave jamais ! J'en ai assez de sentir le bouc, moi ! Alors cette fois, je prends des affaires de rechange !
Joe fixa un instant la jeune fille, interloqué, et la seconde d'après il pouffait de rire, imité par ses amis.
– Mais … qu'est-ce que tu racontes ? Tu ne sens pas le bouc !
– Ne sois pas hypocrite ! Je sais que ce n'est pas vrai !
– Mais si !
– Mais non !
– Mais si !
Les rires redoublèrent. Mimi se pencha et avisa le sac en bandoulière de Joe.
– Et puis, tu peux parler ! Tu as vu la taille de ton sac ?
– Mais il n'y a que des choses nécessaires là-dedans ! Des médicaments, des pansements, du désinfectant, ma brosse à dent …
– Ta brosse à dents ? Tu as peur d'attraper des caries en seulement trois jours ?
– Arrête de te moquer ! L'hygiène dentaire c'est très important !
– Mais bien sûr !
– Bon, vous les déposez, ces bagages ? demanda Taichi entre deux éclats de rire.
– On arrive ! répondirent les adolescents en chœur.
Tandis que Joe aidait Mimi à soulever sa grosse valise, Sora se pencha vers Yamato et murmura :
– Takeru n'est pas encore arrivé … ça ne lui ressemble pas.
– Ouais, je sais, c'est bizarre.
– Tu pourrais peut-être essayer de l'appeler ?
– J'ai déjà essayé.
Dix minutes passèrent, au cours desquelles ils commencèrent à sérieusement s'inquiéter. Soudain, un bruit de pas précipités résonna dans le hall la gare et Takeru arriva en courant, Patamon volant à sa suite.
– Désolé de mon retard ! s'excusa-t-il, un filet de sueur perlant à ses tempes.
– Ah, bah quand même ! s'exclama Daisuke. On se demandait où tu étais passé !
Le jeune homme lui adressa un regard indifférent, presque froid, qui donna la chair de poule à Daisuke. En temps normal Takeru aurait répondu en plaisantant. Hikari fronça les sourcils : quelque chose clochait chez le jeune homme. Depuis qu'ils avaient découvert le contenu de l'historique, il se renfermait sur lui-même et ne leur avait presque pas parlé. Takeru les rejoignit et un silence pesant s'installa entre eux. Taichi se retourna et demanda :
– Bon, tout le monde est là ?
– Cette fois, oui ! confirma Miyako.
– Alors, on y va !
L'un après l'autre, les Enfants Élus montèrent à bord du bus et se dirigèrent vers le fond afin que leurs digimons n'attirent pas trop l'attention.
– Est-ce qu'on peut sortir ? demanda Veemon une fois qu'ils furent assis.
– Pas encore ! répondit Daisuke. Vous sortirez quand on sera partis.
À cet instant, le chauffeur alluma les phares et mit le moteur en route, dont le ronronnement fit vibrer les fenêtres. Le bus fit marche arrière, puis sortit de la gare pour s'engager sur une route bientôt, ils quittèrent Tokyo et empruntèrent l'autoroute. La lumière des hauts lampadaires qui l'éclairaient entra dans le bus et glissa sur le visage des adolescents. Chaque faisceau les illuminait quelques secondes, pour ensuite être emportée par la vitesse l'ombre succédait ainsi à la lumière et la lumière à l'ombre.
– Voilà, vous pouvez sortir maintenant, dit Sakae en faisant coulisser la fermeture éclair de son sac à dos.
Aussitôt, Ryudamon sauta sur ses genoux les autres digimons l'imitèrent et collèrent leur nez à la fenêtre.
– Mais … on ne voit rien ! constata Ryudamon, dépité.
– C'est normal, il fait nuit, dit Meiko avec un sourire.
– Mais … moi je pensais qu'on allait mieux connaître votre pays avec ce voyage, déclara Tentomon.
– Ne vous en faîtes pas, vous le verrez demain matin, les rassura Koushiro.
– En attendant, ça vous laisse le temps de vous reposer, ajouta Hikari.
– Se reposer ? Ah non, pas tout de suite ! répliqua Mimi. Puisqu'on voyage tous ensemble, on va d'abord profiter un peu !
– Hein ? s'étonna Joe. Mais qu'est-ce que tu veux faire ?
– Et si on se racontait de nouveau des histoires d'horreur ?
– Ah non, vous n'allez pas remettre ça ! bougonna Yamato.
– Tu as peur ? le taquina Taichi.
– Pas du tout ! Je trouve juste ça ridicule !
– Bon, alors … pourquoi pas un jeu ? réfléchit Mimi.
– Quel jeu ? demanda Hikari, curieuse.
– Que pensez-vous des devinettes ? Je pense à un objet, une personne ou un animal, et vous me posez des questions pour deviner ce que c'est !
– Oui, ça pourrait être bien ! acquiesça Iori.
– Alors, je commence ! se décida Mimi. Celui qui trouve le premier fera sa devinette aux autres !
Enthousiastes, les adolescents entamèrent la partie qui les occupa pendant près de deux heures. Tous se prêtèrent au jeu, à l'exception de Takeru qui les écouta sans rien dire. Daisuke s'en aperçut et tenta de de le convaincre de se joindre à eux, mais Takeru secoua la tête et répondit d'une voix neutre :
– Non, merci Daisuke, mais je … je suis un peu fatigué.
Daisuke cligna des yeux, surpris, tandis que Takeru baissa la tête pour éviter tous les regards qui convergeaient vers lui. À cet instant, le bus quitta l'autoroute pour entrer dans une aire de repos.
– Il est près de minuit, constata Koushiro en regardant sa montre.
– J'ai faim, déclara Agumon.
– Ben voyons, ça faisait longtemps, dit Taichi en croisant les bras.
– Moi aussi j'ai faim ! ajouta Veemon.
– Évidemment, dès qu'Agumon se manifeste, il faut que tu réclames toi aussi, dit Daisuke.
– Nous avons tous besoin de nous dégourdir les jambes et de grignoter quelque chose, de toute façon, fit remarquer Sora.
– Alors voir ce qu'ils vendent au restaurant de l'aire, proposa M. Nishijima.
– C'est vous qui invitez, Monsieur ? demanda Taichi avec un grand sourire.
– Eh bien … si vous n'avez pas assez d'argent, je peux …
– Ne faîtes pas attention à lui, il le fait exprès ! dit Yamato en posant un coude sur l'épaule de son ami.
– C'est vrai, nous avons emporté de l'argent, renchérit Iori. L'Agence nous paye déjà le voyage, il serait malpoli de notre part d'abuser de votre générosité.
– Alors en avant ! s'exclama Sakae.
Ils achetèrent des sandwichs pour calmer leur faim et celle de leurs digimons et s'installèrent sur une table à l'air libre. Une fois le dîner avalé, leurs partenaires, rassasiés, commencèrent à s'assoupir. Koushiro leur proposa alors de passer la nuit dans la salle virtuelle qu'il avait créée pour eux : ils se jetèrent dans l'ordinateur sans opposer de résistance. Certains des adolescents se levèrent pour aller se dégourdir les jambes : Taichi et Yamato allèrent marcher d'un côté, Sora, Mimi, Meiko et Sakae d'un autre, Joe sortit un livre de cours pour étudier, M. Nishijima alla passer un coup de fils au directeur de l'Agence et Koushiro se rapprocha du restaurant pour capter le wifi. Seuls Daisuke, Ken, Miyako, Iori, Takeru et Hikari demeurèrent assis à la table de pique-nique. Chacun acheva son sandwich en silence, jusqu'à ce que Iori dise d'un ton songeur :
– C'est étrange ce voyage … cela me rappelle quand nous avons fait le tour du monde avec Imperialdramon il y a trois ans, pour renvoyer les digimons qui étaient entrés dans notre monde vers le monde digital.
– C'est vrai, acquiesça Ken. Ça me paraît si loin, maintenant …
– Hum, confirma Miyako en levant la tête vers le ciel. D'autant plus que notre mission actuelle est d'une toute autre ampleur. On a du pain sur la planche, le monde ne sera pas en sécurité tant qu'on n'aura pas vaincu Yggdrasil.
– Je ne sais pas si nous devrions éliminer Yggdrasil, déclara alors Hikari gravement.
Ses amis, surpris, se tournèrent vers elle. Les pupilles de Takeru se mirent à trembloter, son cœur s'accéléra.
– Qu'est-ce que tu veux dire par là ?
Hikari baissa les yeux et serra sa jupe sous ses mains.
– Même si Yggdrasil a voulu détruire les hommes, même si dix humains et leurs digimons ont dû se sacrifier pour l'enfermer dans l'Océan des Ténèbres, je suis persuadée que nous avons une part de responsabilité dans sa dégénération. C'est parce que Gennai et Hayato lui ont menti sur sa vraie nature qu'il s'est laissé envahir par la colère. S'il avait su dès le départ ce qu'il était, alors peut-être que tout ceci ne serait jamais arrivé. Peut-être Homeostasis n'aurait-il jamais été créé, peut-être les Jomons auraient-ils survécu … et peut-être qu'Yggdrasil aurait développé une relation harmonieuse avec eux. Je ne peux pas effacer de ma mémoire la manière dont il observait, alors qu'il était encore le dieu bienfaisant du digimonde, les digimons jouer avec les humains … il souhaitait tellement partager ce bonheur qu'il ne comprenait pas. En le voyant, je n'ai pas pu m'empêcher de ressentir de la pitié.
Sans qu'il ne comprenne ce qu'il lui arrivait, Takeru sentit une vague de colère monter en lui, terrible, l'envahissant des pieds à la tête de manière incontrôlable, comme un tsunami qui ravagerait tout sur son passage. Il leva d'un bond et s'écria :
– Comment peux-tu dire une chose pareille ?
Hikari sursauta et dévisagea le jeune homme.
– Comment oses-tu parler d'Yggdrasil en ces termes ? reprit Takeru avec colère. Après le mal qu'il a fait ? Ce que tu dis est une insulte à la mémoire des humains et des digimons qui sont morts !
– Yggdrasil a commis des choses terribles, je ne le nie pas, mais Gennai et son collègue ne sont pas exempts d'erreurs. Je crois qu'Yggdrasil a souffert, bien plus qu'on ne peut se l'imaginer.
– Je me moque de ce qu'Yggdrasil peut ressentir ! Il a choisi de s'abîmer dans les pouvoirs des ténèbres … quand on sait ce que ces forces peuvent supposer, s'y livrer sciemment est un acte impardonnable. Les ténèbres peuvent tout détruire, tout engloutir, et pour les vaincre, on est ensuite contraint à des sacrifices auxquels il n'existe pas d'alternative ! As-tu déjà oublié que Patamon a dû disparaître pour vaincre Devimon ? As-tu déjà oublié que nos digimons ont déjà subi un reboot ? Que les amis de M. Nishijima sont morts il y a dix ans ? Toute cette souffrance, ne représente-t-elle rien à tes yeux ?
Jamais Hikari n'avait lu une telle implacabilité dans le regard de Takeru : il frémissait littéralement de colère et semblait incapable de ressentir la moindre compassion. Jamais il ne lui avait parlé de la sorte, et la dureté de ses paroles la paralysa pendant plusieurs minutes. Elle le fixa longuement, le cœur battant. Finalement, elle fronça les sourcils et lui demanda calmement :
– Crois-tu qu'Yggdrasil a complètement choisi d'être ce qu'il est devenu ?
Takeru écarquilla les yeux et fixa Hikari comme si elle venait de proférer le pire des blasphèmes.
– Nous savons maintenant qu'Yggdrasil ne possède pas d'âme, continua la jeune fille. Penses-tu qu'il est si facile de faire des choix sans conscience pour te guider ? Pour nous, cela paraît simple. Mais que ferais-tu sans âme pour comprendre ce qu'est l'amitié ou l'amour ?
Takeru sentit son cœur s'accélérer tandis qu'un vertige le saisissait : il avait la sensation de perdre brusquement prise sur ses certitudes, de vaciller dans le vide sans pouvoir se retenir. Il serra les poings et cria :
– Tout ça n'a pas d'importance ! Yggdrasil restera toujours responsable du mal qu'il a causé !
– Takeru, tu ne comprends pas …
– C'est toi qui ne comprends pas !
Takeru ferma les yeux, ses épaules se crispèrent et pendant quelques secondes il demeura immobile. Puis, tremblant sous l'effet de la colère, il se détourna d'un pas rapide.
À mesure qu'il s'éloignait de la table de pique-nique, il sentit les remords l'envahir : il était allé trop loin, il le savait. Pourquoi s'était-il emporté de la sorte ? Pourquoi avait-il crié sur Hikari ? Il s'en voulait terriblement et pourtant il ne pouvait s'empêcher de penser que c'était lui qui avait raison. Il n'arrivait plus à contrôler le flot d'émotions qui le submergeait. Avec rage, il envoya voler une pierre du bout du pied et fuit plus loin encore. Daisuke, encore déstabilisé par la réaction de son ami, voulut se lancer à sa suite :
– Takeru, attends !
– Laisse-moi tranquille ! Laissez-moi tous tranquille !
– Takeru, souffla Hikari.
Déchirée, la jeune fille sentit les larmes lui monter aux yeux. Pourquoi avait-il fallu qu'elle s'obstine ? Elle ne voulait pas le blesser, elle ne voulait le voir dans cet état, mais il lui avait parlé avec une telle virulence qu'elle n'avait pas pu s'empêcher de répliquer … elle se mordit la lèvre, rongée par la culpabilité. Ken posa alors une main sur son épaule :
– Ne t'inquiète pas. Je vais aller lui parler.
Surpris, Daisuke, Miyako et Iori se tournèrent vers Ken : l'expression du jeune homme était grave mais confiante.
– Tu … tu sais ce que tu vas lui dire ? lui demanda Daisuke.
– Oui.
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Au-dessus de l'aire d'autoroute brillait un ciel piqueté d'étoiles, qu'aucun filet de nuages ne venait cacher. L'air embaumait l'été et la nuit au loin, le brouhaha du restaurant parvenait aux voyageurs à chaque fois que sa porte s'ouvrait pour laisser entrer ou sortir des clients le grondement des moteurs troublait de temps à autre le calme nocturne lorsque des véhicules arrivaient pour se garer ou repartaient suivre leur route. Ken avait fait le tour de l'aire sans trouver Takeru : son ami n'était pas remonté dans le bus et ne s'était assis sur aucun banc. Ken commençait à sentir poindre l'inquiétude en lui et allait rebrousser chemin, quand il perçut soudain le son répété de sanglots étouffés. Il se retourna et plissa les yeux.
Sous un arbre à l'écart des zones éclairées, une silhouette se tenait dans l'ombre, dos au parking les sanglots provenaient de cette direction. Ken s'avança jusque sous le lampadaire le plus proche et s'immobilisa : c'était bien Takeru. Les larmes de son ami s'interrompirent, mais il ne bougea pas. Ils demeurèrent ainsi plusieurs minutes en silence, à quelques mètres de distance l'un de l'autre. Finalement, Takeru dit d'une voix rauque :
– Je sais que tu es là, Ken. Qu'est-ce que tu veux ?
Ken fronça les sourcils.
– Tu te rappelles le jour où nous nous sommes battus, lorsque j'étais encore l'Empereur des Digimons ?
Takeru cilla, sans se retourner.
– Oui.
– Ce jour-là, tu m'as fait comprendre quelque chose de très important : personne ne peut dominer les ténèbres ce sont toujours elles qui te dominent. Cependant, elles peuvent s'insinuer en toi parce que tu abrites aussi de la lumière. Sans obscurité, la lumière n'aurait aucun sens, pas plus que le courage, l'amitié ou l'amour n'auraient de sens sans la lâcheté ou la haine. C'est pour cela qu'on ne pourra jamais éradiquer complètement les ténèbres. Le plus important est de maintenir allumé dans notre cœur la lueur de l'espoir. Ça aussi, c'est toi qui me l'as appris, il y a trois ans.
Takeru ne bougea toujours pas. Néanmoins, il murmura :
– La vie est fragile. Je l'ai compris le jour où j'ai perdu Patamon, et plus encore depuis que nous avons lu l'historique du monde digital. Il est si facile aux ténèbres de croître, de prendre une vie, mais il très difficile pour la lumière et la vie de perdurer. Si Yggdrasil a cédé de son plein gré au mal, je ne peux pas le lui pardonner.
Ken fixa le dos de son ami, et calmement il lui demanda :
– Quand tu dis qu'Yggdrasil a cédé aux ténèbres, tu penses donc qu'il a existé une part de lumière en lui, n'est-ce pas ?
Takeru écarquilla les yeux, puis fronça les sourcils, hésitant.
– Je … je ne sais pas. Je reconnais qu'Hikari n'avait pas tout à fait tort, tout à l'heure. Yggdrasil a-t-il jamais su ce qu'était la lumière et l'espoir ? Peut-être pas. Mais dans ce cas, je doute qu'il puisse un jour découvrir en lui cette lumière s'il ne l'a jamais possédée par le passé.
– Alors, tu crois qu'Yggdrasil n'est plus que ténèbres ?
– Oui. Pas toi ?
– Je crois que si nous disons cela, nous laissons l'obscurité gagner.
Takeru se figea, frappé par les paroles de Ken. Il cligna des yeux, puis se retourna vers son ami : il se tenait toujours dans le cercle de lueur du lampadaire, immobile. Takeru, le cœur battant, le dévisagea : Ken avait raison, le mal ne nous assaille que si on le laisse nous envahir. Takeru réalisa alors qu'il avait cédé à la colère et à la haine, que pendant un bref instant, il avait laissé les ténèbres s'emparer de lui. Il sortit de l'ombre que projetait l'arbre sous lequel il se tenait et entra dans le faisceau du réverbère. La lumière tomba sur ses cheveux blonds, sur ses joues pâles, et ses yeux bleus se plantèrent dans ceux de Ken. Ils se fixèrent longuement, en silence, et finalement Takeru demanda :
– Tu voudrais que je croie à l'existence de lumière même chez notre ennemi ?
Ken cilla, puis sourit doucement.
– N'est-ce pas cela, l'espoir dont tu portes le symbole ?
Takeru tressaillit et Ken ajouta :
– Je sais que notre but est d'éliminer Yggdrasil pour l'empêcher de commettre plus de méfaits. Je n'ai pas d'alternative à proposer à cette résolution, et je crois qu'à l'heure actuelle c'est la meilleure chose que nous puissions faire. Mais je pense également que nous ne devons pas oublier ce qu'a été Yggdrasil quand nous lui ferons face : un dieu bienfaisant du digimonde, qui était simplement jaloux de nous, les hommes.
Takeru songea qu'il brillait dans les yeux de Ken une sagesse qu'il ne possédait pas encore. Seul Ken pouvait croire en l'existence de lumière chez un être aussi dévoué à l'obscurité qu'Yggdrasil, car il l'avait lui-même expérimenté le dangereux pouvoir du mal. Takeru comprit que c'était Ken, qui honorait le mieux le symbole de l'espoir en cet instant, pas lui. Il baissa la tête et murmura :
– Merci d'être venu. J'ignore quelle décision nous prendrons au final, mais tu m'as rappelé l'importance de la lumière. Je crois … je crois que j'ai moins peur d'aller de l'avant, maintenant.
Ken sourit et tendit la main à son ami : Takeru la serra, puis ils reprirent le chemin du parking.
