Sitôt raccroché, le portable de Jérémie fila à travers la chambre pour atterrir dans le sac à dos de l'adolescent, qui était déjà sorti pour aller chercher ses amis.

Sprintant le long des couloirs, il arriva rapidement devant laporte de lachambre d'Ulrich qu'il ouvrit presque en se jetant dessus.

« Yumi m'a dit que c'était arrangé ! Rendez-vous au rez-de-chaussée, je vais chercher Aelita. »

Il repartit si vite qu'il n'aperçut ni le hochement de tête de Ulrich, ni les protestations affolées de Odd qui n'avait rien entendu au travers du vacarme de son walkman.

Jérémie arriva enfin, hors d'haleine, devant la porte d'Aelita.

Il n'ouvrit pas tout de suite, préférant reprendre sons souffle, histoire de se donner plus de contenance. Il souffla une ou deuxfois pour faire disparaître toute trace d'affolement, puis saisit la poignée et poussa la porte.

Elle étaitassise sur son lit, tenant un livre qu'elle lisait avec avidité, ses yeux verts contrastant à merveille avec sa chevelure d'un rose unique que jamais aucun logiciel de dessin de Jérémie ne pouvait imiter, dût-il passer au crible les milliards de nuances dont disposait sa carte graphique.

Il se rappelait constamment leurs discussions au travers de l'ordinateur de Jérémie, vulgaire machine qui avait eu la fâcheuse tendancede pâlir son teint chatoyant et ses couleurs vives.

Il se rappelait l'émotion avec laquelle il avait accueilli la jeune fille lors de sa sortie du scanner, le choc, la décharge reçue quand ses yeux réels avaient aperçu l'Aelita réelle, sans filtre, sans transmission basse qualité de photorécepteurs limités.

Il se rappelait la seconde décharge, celle qui lui avait soufflé, ou plutôt hurlé, qu'il se trouvait devant un être vivant, géré par sa seule conscience, que Aelita n'était plus l'amas de pixels qui s'agitaient su son écran, mais seulement… Aelita.

Et c'était le même choc à chaque fois que ses yeux se posaientdans les siens.

Comme maintenant.

« Jérémie ? Ca marche pour Yumi ? »

Yumi ? Mais qu'est-ce qu'elle vient faire là Yumi ?

Et il revint au présent.

« Ah oui ! Bien sûr ! Certainement ! Super ! Ca marche ! On se retrouve en bas ! Les autres y sont déjà ! J'y vais ! A tout de suite ! »

Et il s'éloigna en courant, les joues aussi roses que les cheveux de son amie.

Tel est Jérémie Belpois.

Un puits de science qui devient chaque jour plus profond.

Une existence qui n'avait pour seul but que de combler les fossés de son ignorance.

Un génie de l'informatique capable de coordonner presque autant d'actions que son ordinateur.

Un adolescent constamment rivé sur son écran, à la recherche de quelque chose de nouveau, de quelque chose qui animerait sa vie résumée à un simple « Travail-Ordi-Travail-Ordi » lassant.

Car il avait découvert un fossé qu'aucun livre ne pourrait jamais combler.

Lorsque Ulrich, Odd et Yumi croisèrent son chemin, ce fossé lui parut totalement rebouché, il pensait avoir découvert l'élément manquant à son train de vie répétitif.

Il avait en effet découvert que ce trou n'attendait que ça : qu'on le comble, car une fois comblé, ses amis s'aperçurent qu'il y avait à l'intérieur suffisamment de place pour eux, pour leur amitié, pour ce qu'ils avaient à offrir.

Et Jérémie s'était découvert une générosité à toute épreuve, toujours prêt à combler les lacunes de ses amis.

Il découvrit même qu'il adorait apprendre ce qu'il savait à ses amis.

Mais en réalité, ce n'est que récemment que ce trou a été comblé.

Ce n'est que récemment qu'il a rencontré Aelita.

Sa rencontre avec la jeune humanoïde avait changé sa vie.

Et elle lui avait donné un autre but : parvenir à tirer la jeune fille des dangers d'unmonde contrôlé par XANA pour la matérialiser sur Terre, saine et sauve.

A moins que ce ne fût juste pour l'avoir près de lui.

Car Jérémie, en comblant ce trou mystérieux, a ainsi découvert une toute nouvelle émotion, et il ne sait que penser de ce nouvel attachement : si tout s'éclaire à la vue d'Aelita, l'éclairage vacille dangereusement à chacun de ses faits et gestes !

Chaque parole qu'il profère, chaque acte qu'il exécute lui donne l'impression qu'il n'est, somme toute, qu'un pauvre idiot qui cherche à se faire remarquer.

Mais les rares moments en tête-à-tête avec la jeune fille lui procurent une sensation de sérénité, et quand leurs doigts se frôlent timidement pour se croiser et s'enrouler tendrement les uns autour des autres, Jérémie se rend compte qu'il sait, comme une certitude, un instinct infaillible, un souvenir de ce qui allait suivre, que tous les deux resteront à jamais ensemble, que la vie n'existe que pour les unir.

Et le dernier fossé de Jérémie Belpois se comble.