« Bon, qu'est-ce qu'il fait, lui là haut ? Et Ulrich, tu paries combien qu'il est en train de… »
Mais Odd s'interrompit.
Son ami s'était encore enfoncé dans un de ces états oùon aurait pu lui annoncer que la Terre s'effondrait, il aurait répondu : « Ouais ouais, je sais… » ou bien : « Oui certainement… » ou encore : « Si tu le dis… »…
Un état où aucune nouvelle, bonne ou mauvaise, n'aurait pu le tirer de sa torpeur momentanée. Et surtout pas une blague jaillissant du stock dont Odd était fier d'affirmer qu'il était inépuisable.
Dans ces moments-là, la seule chose à faire, c'était attendre que le nuage de mélancolie qui masquait ses pensées hasardeuses se dissipât, pour qu'il te sortît un « Oui pardon, tu disais ? » accompagné d'un sourire gêné.
Mais ça ne gênait pas Odd. Au contraire, maintenant, ça le faisait rire.
Encore une ligne à la liste déjà longue des choses qui lui arrachait un éclat bruyant et entraînant qui incitait irrésistiblement ses amis à faire de même.
Enfin, Jérémie dévala les escaliers qu'ils avaient parcourus tranquillement quelques instants plus tôt.
Lorsqu'il aperçut la face cramoisie de son camarade, Odd lâcha :
« Calme, Jérémie ! C'est pas la peine de courir aussi vite ! T'as vu comme t'es rouge ! La vache, ça t'réussit pas, la lumière de ton écran… Si t'as b'soin de crème solaire tu sais t'as qu'à me demander ! »
C'était si gros comme humour que Jérémie, les mains en appui sur les cuisses, ne put retenir un soupir amusé dans son halètement.
Un rapide coup d'œil derrière lui confirma que Ulrich s'était réveillé avec l'arrivée de Jérémie.
Aelita descendit les escaliers d'un pas léger, rejoignant le petit groupe qui partit aussitôt, à grand renfort des cris d'enthousiasme exagérés de Odd.
Il ne s'arrêta pas de tout le voyage.
Comme la conversation tournait sans cesse autour de la montée en puissance de XANA, Odd tenta désespérément de changer le sujet lors de vaines approches qui, au mieux, faisaient éclater de rire ses compagnons, qui reprenaient aussitôt la discussion.
Ainsi « Moi j'dis qui faut pas s'inquiéter, si les nouveaux monstres de XANA ne dépassent pas le calibre de la tarentule, on n'a pas à s'en faire d'une nouvelle fourmi rouge virtualisée ! » et « Mais eh oh ! Qu'est-ce qui vous restera à dire quand on sera chez Yumi, hein ? » furent accueillis par des sourires exaspérés et le regard clairement réprobateur d'Ulrich.
Ils ne renoncèrent à débattre du virus machiavélique que lorsqu'ils eurent enfin pressé la sonnette de la porte de Yumi.
C'est son père qui ouvrit, dévisageant les jeunes gens à travers ses lunettes rondes.
« Bonjour ! Vous devez être les amis de Yumi. Entrez, je l'appelle. »
Saluant l'hospitalité de Mr Ishiyama, le groupe entra alors que l'appel de Yumi fendait l'air. Ils distinguèrent quelque chose qui ressemblait vaguement à « OK j'arrive ! », et quelques secondes plus tard leur apparut le visage accueillant de leur amie.
« Merci Papa, lâcha-t-elle rapidement à l'attention de son père, Allez venez, onmonte dans ma chambre. »
Elle les mena à travers sa maison jusqu'à une pièce spacieuse qu'Odd scruta avec la plus grande attention.
Il allait trouver un truc, une blague d'entrée de jeu…
Parce que sinon, ils allaient à coup sûr afficher leur tête de six pieds de long qu'il détestait par-dessus tout.
Il repéra tout de suite le lit et, sans plus de retenue, il passa le seuil de la chambre en courant, sauta et se réceptionna sur le dos, bras croisés en oreiller sous la tête, enfonçant le lit de plusieurs centimètres avant une brusque remontée qui le décolla légèrement de la surface moelleuse de la couverture.
« Trop chouette ! On doit bien dormir là d'dans dis donc ! », lança-t-il en continuant d'effectuer de petits bonds qui le propulsaient de quelques millimètres.
En apercevant le regard sévère d'Ulrich, et celui hébété des autres, il comprit qu'il n'aurait peut-être pas dû poser ses baskets terreuses du côté oreiller…
La gaffe ! Une blague, une autre, une autre, vite…
Il sut alors qu'il n'y avait plus qu'une chose pour le sauver de la gêne grandissante du groupe:
Il ramena ses jambes à lui en s'asseyant en tailleur, inclina légèrement la tête de côté et fit de son mieux pour humidifier ses yeux au maximum.
Dans cette position recroquevillée et affichant ainsi un regard de chien battu, il lança un timide : « J'voulais juste faire une blague… », sur le ton de celui qui était constamment rabroué et rappelé à l'ordre.
Le silence persistait mais Odd tenait toujours sa position. S'il lâchait prise, c'était la catastrophe assurée. Il chercha alors du soutien en croisant le regard d'Aelita, car il savait qu'il pouvait compter sur la fantaisie de la jeune fille.
Ca n'avait pas raté.
Ses yeux écarquillés se plissèrent, et sa bouche ronde de surprise se referma aussitôt en une ligne qui tentait tant bien que mal de contenir un rire qui gonflait ses joues.
Des raclements sourds provinrent de sa gorge et Odd sut qu'il avait gagné.
Il inclina encore plus la tête, tentant de se donner une expression plus curieuse que triste, rappelant exactement la tête d'un chien voyant un enfant rire alors que son maître le grondait.
Le coup de grâce.
Aelita ne put s'en empêcher : elle éclata de rire.
Les autres suivirent, après avoir jeté un œil déconcerté à Aelita puis entre eux, comme pour se demander si, quand même, c'était bien raisonnable.
Et en se consultant du regard, ils conclurent qu'ils n'en avaient rien à faire.
Oh bien sûr, ça ne dura pas un quart d'heure, juste ce qu'il fallait pour que Yumi ne lui fasse pas la tête lorsqu'il lui proposa de changer la house de l'oreiller.
Et encore une victoire pour le vaillant Odd, se dit l'adolescent, sentant sa mèche trembler au-dessus de lui tandis qu'il se courbait de rire.
Tel est Odd Della Robbia.
Une boule de feu brûlant de l'intérieur, qui ce contente de réchauffer les autres.
Une pile survoltée qui transmet son excédent d'énergie à son entourage.
Un éclat de rire tonitruant si exagéré qu'il force les autres à se détendre.
Le rire est son arme, la dépression son ennemie.
Face à la désespérante armée des cauchemars tristes et des états d'âme moroses, il s'engage dans une formidable croisade humoristique destinée à préserver ses amis d'une torpeur sans avenir.
Voici la teneur du cadeau qu'il offre en retour de l'amitié de ses alliés, le rire, dans n'importe quelle situation, n'importe où, n'importe quand, n'importe comment.
Une vie idéale se résumerait à vider une source intarissable de gags, pour le plaisir de voir le masque de sérieux ennuyeux à mourir de ses amis se tordre de douleur à force de se fêler les côtes en l'écoutant.
Mais la vie est loin d'être idéale…
Parce que les autres ont un autre idéal de vie.
Et cet idéal l'amène dans des salles de classes grises où des fantômes fatigués répètent inlassablement des leçons aussi utiles que la superficie du Zimbabwe, le Subjonctif du verbe Peindre où encore la Propriété de l'Hypoténuse du vieux Pythagore.
Et il remarque avec consternation que son sens de l'humour ne peut être transmis par chiffre où par rédaction.
Le seul cours qu'il affectionne vraiment sont les Arts Plastiques, par lesquels il peut créer de ses mains toutes sortes d'objets farfelus et tordus, aux couleurs chatoyantes qui lui valent l'admiration de son professeur et, par-dessus tout, les sourires amusés des élèves.
Odd Della Robbia continuera jusqu'à son dernier souffle son combat pour le rire.
