Le lendemain il se réveilla en même temps que le soleil se leva. Il perçut sans faire d'effort la respiration profonde et l'esprit tranquille de Sainte Anya de l'autre côté de la porte. Elle était toujours endormie. Il sortit de sa chambre et se dirigea vers la salle des gardes. Il put ainsi demander à des soldats en fonction où il pouvait se doucher et trouver des affaires de rechange. Ils lui donnèrent toutes les informations et dans une situation comme celle-là, il la prenait comme un entraînement si bien qu'il ne s'absenta finalement pas plus que 10 minutes.

Quand il revint Sainte Anya dormait toujours. Il reprit la position de la veille dans son cagibi et concentra de nouveau toute son attention sur elle, percevant les bruissements minimes de ses cheveux et le son du sang qui coulait dans ses veines. Et comme la veille, il s'endormit rapidement. Malgré son sommeil, quand quelqu'un s'approcha dans le couloir, Garp se leva encore parfaitement endormi et reproduit exactement les mouvements de l'intrus en ouvrant la porte avec lui et ne s'éveillant qu'au léger déclic de la poignée.

L'intrus n'avait rien de menaçant. Il ressemblait même en tout point à un majordome venu apporter le petit-déjeuner. Il posa le plateau sur la table de chevet et s'éloigna pour aller ouvrir les rideaux. Sainte Anya gémit quand toute cette lumière la tira de son rêve. Elle entrouvrit les yeux et tomba presque aussitôt sur la figure de Garp encore positionné à la porte. Elle grogna.

- Le masque …

Garp l'avait oublié à la tête de son lit. Il fit derechef demi-tour pour se couvrir la face. Par la suite Sainte Anya ne fit plus aucune marque de son existence, ni quand elle mangea, ni quand elle changea de pièce pour s'habiller. Ils quittèrent le château alors qu'il s'éveillait à peine mais Garp ne se plaignit pas de devoir manquer la vie interne d'un palace.

Cette fois-ci encore elle semblait parfaitement savoir où elle allait. Elle emprunta encore une fois les avenues principales. Elle était si douée pour ne pas prendre en compte sa présence qu'il put s'éclipser et aller surveiller en prenant de la hauteur. Ses investigations furent fructueuses sans que Sainte Anya n'en sache rien. Il neutralisa un groupe de bandits sur les toits, qui pensaient inconsciemment pouvoir se faire de l'argent avec la rançon d'un Dragon Céleste. Il dut aussi s'interposer quand, de loin, il repéra un vieux maraîcher qui s'en allait chercher un fruit en réserve avec selon toute vraisemblance l'envie d'en faire cadeau à Sainte Anya.

Dès qu'il s'approcha de lui, le marchand cacha le fruit et devint blanc comme un linge. Garp n'eut aucun mal à le récupérer et l'écrasa dans sa main. Le fruit était bourré de petites capsules d'un contenu douteux.

- S'il vous plaît, pleurniche-t-il. Ils ont pris ma plus jeune fille pour en faire une esclave, s'il vous plaît …

- Qui ça ?

- Sainte Rychard, le frère aîné de cette garce là-bas.

- Donc ce n'est pas Sainte Anya.

- Ils sont tous pareils !

- Non. Sainte Anya est sous ma protection. Pas les autres.

Il quitta l'échoppe alors que le vieil homme s'effondrait en tremblant. Dans la foule il n'eut même pas besoin de voir la Dragon Céleste pour savoir qu'elle avait changé de rue. Par un savant jeu de coudes et d'épaules il se fraya rapidement un chemin jusqu'à elle. Il rejoignit incognito sa place attitrée à deux mètres derrière elle au moment où elle ouvrit la porte d'une tour de garde pour entrer. Comme la veille, elle regarda un peu autour d'elle avant d'avancer vers une armoire pleine d'uniformes suspendus à des cintres. Elle sembla trafiquer quelque chose à l'intérieur quand soudainement elle disparut. Garp prit immédiatement sa suite et se glissa derrière elle avant que la trappe ne se referme.

Le marine attendait, suspendu dans les airs aux rebords presque lisses de la trappe, s'il lâchait maintenant il tomberait sur Sainte Anya. Cette dernière se relevait visiblement surprise que le passage secret se soit ouvert sous ses pieds. Elle s'épousseta sans attendre et reprit sa route. Garp put lâcher prise et la suivit. Il s'en était fallu de peu pour que la trappe ne le sépare de Sainte Anya. Comment aurait-il pu alors la protéger ? Où menait ce couloir dans lequel ils étaient à présent engagés ? Il était éclairé par une sorte de mousse bioluminescente que Garp avait déjà vu dans certaines grottes du Mont Corvo. D'ailleurs comment Sainte Anya avait-elle su qu'il y avait un passage secret à cet endroit ?

Était-ce un réseau réservé aux Dragons Célestes ? Bien que Garp les imagine mal se laisser tomber dans un boyau souterrain éclairé par de la mousse. Peut-être alors était-il connu uniquement de la Garde Sainte ? Mais alors pourquoi l'auraient-ils prévenu, elle ? Et pourquoi pas lui, s'ils l'avaient prévenu elle ? Plus ils avançaient, plus Garp imaginait des raisons de plus en plus loufoques, il imagina jusqu'au moment où la mousse se raréfia mais Sainte Anya continuait et ce n'est que quand ils furent presque totalement dans le noir que Garp l'entendit ouvrir une porte.

La lumière ne revint pas tout de suite, il leur fallut d'abord monter un escalier pendant longtemps, très longtemps, si longtemps en fait que Garp commença à se demander si ce n'était pas encore plus long que de monter en haut de la tour la veille. Il fut tenté de dire que oui mais l'obscurité totale rendait certainement la chose encore plus longue. Lui qui avait cru s'ennuyer et se ramollir durant cette mission sut que si c'était comme ça tous les jours, au moins il garderait la forme.

Encore une fois alors qu'il semblait prisonnier d'une spirale infinie, Sainte Anya s'arrêta. Même dans le noir complet, il la voyait. Elle semblait vouloir pousser quelque chose au dessus de sa tête. Elle s'acharna pendant 10 bonnes minutes sans réussir à faire rien bouger avant de s'écarter et de cracher dans sa direction :

- Bon vous allez enfin servir à quelque chose ou pas ? *

Garp ne répondit rien et se plaça sous la trappe. Celle-ci pesait effectivement le poids d'une vache mais Garp aurait pu en porter deux sans problème alors il la souleva assez pour que Sainte Anya puisse sortir. Elle semblait répugnée à l'idée de se glisser si près de lui mais s'échappa bien vite vers la lumière, Garp la suivit ensuite et reposa le plus délicatement possible la trappe à sa place. Il s'agissait en fait d'une pièce monolithe cylindrique taillée dans la roche la plus dense du royaume de Goa. Garp se souvint avoir vu une telle pièce âs plus tard que la veille au centre de la pièce au sommet de la … tour. Ils étaient de retour au faîte du royaume.

Garp sut alors comment Sainte Anya avait été mise au courant. C'était l'historienne d'hier qui lui avait parlé du passage secret. Il en était presque sûr, sans pouvoir l'être totalement parce qu'il n'avait rien écouté à ce qu'elle avait raconté. Sainte Anya ouvrit la fenêtre qui se trouvait face à la mer s'y accouda et ne bougea plus. Étrangement Garp sut qu'elle allait restée là longtemps, il s'assoit donc à l'opposé d'elle dans la salle et voulut entraîner encore son fluide perceptif.

Il la sentait, elle, sans problème maintenant. Même les yeux fermés ou à travers les murs il percevait sa présence, ses mouvements et même son état d'esprit. Et toutes ces informations lui arrivaient pêle-mêle sans qu'aucune ne surpasse les autres. Un battement de coeur valait le vent dans une mèche de cheveux ou un soupire intérieur. Plus il se concentrait, plus il percevait l'environnement immédiat de Sainte Anya. Le sol sur lequel elle se tenait et la fenêtre sur laquelle elle prenait appui. Il n'avait jamais jusqu'alors si bien visualisé les choses inanimées qui ne lui étaient pas directement contiguës.

La brise qui venait du large était fraîche, surtout ce matin mais Garp savait que Sainte Anya n'avait pas froid. Il était même surpris de ce sentiment de chaleur qui le prenait. Non qu'il n'eut dû avoir froid mais il lui semblait plus exacerbé qu'à l'accoutumé. De même que lorsqu'il se retrouvait à Goa, il se sentait chez lui mais il ne se sentait libre qu'au delà de l'enceinte dans les bois ou à Fushia, pas comme maintenant au plein milieu du palais. Pourtant sa poitrine se gonflait d'air marin et il savourait cette illusion de liberté …

Garp ouvrit les yeux. Même si le sentiment ne se dissipa pas, il sut à présent que ce n'était pas le sien propre, ou pas tout à fait. Il scruta Sainte Anya qui avait clos les paupières pour profiter des embruns. Comment en était-il arrivé à confondre ses sentiments avec celle de la Dragon Céleste ? C'était une technique très intéressante mais il devait la maîtriser et pouvoir distinguer s'il voulait vraiment pouvoir s'en servir. Alors qu'il se replongeait dans les émotions l'escargophone sonna. Sainte Anya décrocha.

- Anya tu es où ? Père t'attend. Tout le monde est prêt.

- J'arrive.

Elle raccrocha avec un soupire. Il suffit qu'elle se mette en mouvement pour que Garp perde le contact de ce sentiment de liberté. Il ne maîtrisait pas encore tout, se désola-t-il. Ils entamèrent la descente. L'escalier large et bien éclairé tranchait avec celui, étroit et sombre, par lequel ils étaient arrivés. Sainte Anya se hâtait. Elle n'avait pas eu besoin de beaucoup de temps pour reprendre son rythme. Elle allait même de plus en plus vite et ce qui devait arriver, arriva. Elle manqua une marche et tomba. Garp se jeta pour la protéger et, comme la veille, il lui sembla tout voir au ralenti.

Avant même qu'elle ne touche le sol pour la première fois, le marine l'avait saisi et entraîné tout contre lui. Il la tenait fermement d'un bras, l'autre servant à amortir sa chute. Malheureusement pour lui, même si les marches larges lui permettaient de ne pas être lessivées, elles ne l'étaient pas assez pour empêcher de rouler. Son dos venait frapper en rythme l'arrête des marches alors que Garp se démenait pour que Sainte Anya soit secouée le moins possible. Son autre chance fut, cette fois-ci, l'absence de mur à la fin de l'escalier. Ils finirent donc leur parcours avec une longue glissade sur le carrelage parfaitement lustré.

Sainte Anya se tira rapidement de la prise de Garp. Ce dernier fut ravi de voir qu'elle allait bien malgré les difficultés qu'il rencontrait lui-même à se remettre debout. Un employé regardait bouche bée alors que le marine s'épousseta et se remit en place derrière Sainte Anya comme si de rien n'était. La tenue à manches longues de garde de Dragon Céleste qu'il avait dû prendre au matin l'arrangeait subitement. Garp reconnut tout de même la propreté des escaliers qui n'avaient pas laissé une seule trace de poussière sur son costume immaculé.

Ils croisèrent l'un des princes du royaume qui les salua bien bas. Garp vit très qu'il essayait d'attirer l'attention de Sainte Anya avec ses grands sourires mais cette dernière ne le remarqua même pas et fila son chemin. Ils firent le chemin inverse de celui qu'ils avaient emprunté au matin mais cette fois-ci à la surface. Jusqu'alors elle n'avait jamais dépassé le rythme de la marche rapide, ce qu'elle fit dans la rues en se mettant à courir. Garp continuait de toujours prendre en compte les moindres détails. En l'occurrence Sainte Anya courrait bien. Elle avait la foulée régulière des coureurs coutumiers malgré sa précipitation évidente. Arrivée à la porte du château elle prit quelques instants pour regagner du souffle puis entra.

Dans la cour toute la Sainte Famille attendait en rang d'oignons. Ce jour-là Garp put les compter. Ils étaient 12 enfants, sans compter Sainte Anya, 6 garçons et 6 filles. Malgré leur nombre, Sainte Anya était la seule à avoir les cheveux roux, pourtant dans chacune des chevelures de ses frères et sœurs transparaissaient au moins une mèche rousse mais jamais plus. Garp se sentit immédiatement mal à l'aise face à eux, un sentiment qui lui était pourtant quasi-inconnu. Il dut se faire violence pour ne pas se ratatiner sur lui-même. Pour la première fois de sa vie, il se sentit inférieur. c'est au moment où sa confiance se rebiffa violemment contre ce denier sentiment qu'il comprit. Ce n'était pas ses sentiments mais ceux de Sainte Anya.