Garp observa plus attentivement la scène. Il sut qu'il avait vu juste au moment où son regard se posa sur Sainte Anya. Le marine eut l'impression de voir la sœur jumelle de la femme qu'il était censé protéger tant elle semblait intrinsèquement différente de celle qu'il avait côtoyé jusqu'alors. Elle avait les épaules légèrement voûté, la tête basse, le regard cloué au sol. Face à elle, son père paraissait écrasant. Il la dardait de toute sa hauteur alors que Garp jetait un coup d'œil à ses chaussures dont les talons devaient bien faire 20 centimètres de haut.
- Regarde dans quel état tu t'es encore mise … mais bon ça ira. Le prince de cet endroit ne vaut pas beaucoup mieux qu'un roturier de toute façon. Allons-y.
Au simple mot du père, tous se mirent en mouvement. Le patriarche avançait en tête, accompagné de sa femme. Derrière lui ses enfants progressaient deux à deux, par couple subtilement assorti. Sainte Anya ferma la marche et Garp derrière elle. Il voulut s'approcher pour ne pas la laisser dépareillée mais il la sentit se tendre alors il reprit de la distance.
Pour la troisième fois aujourd'hui Garp fit le chemin qui séparait le château du palais, cependant il pouvait difficilement le faire plus différemment des deux fois précédentes. Contrairement au passage secret ténébreux, le cortège remontait tous les axes principaux et à l'inverse du pas de course le groupe avançait à un rythme de défilé. Les Dragons Célestes paradaient, forçant la population à interrompre toute activité. Garp voyait les habitants prendre toutes les précautions possibles. Ils s'agenouillaient dès qu'ils voyaient s'approcher la Sainte Famille et ne se relevaient qu'une fois loin derrière.
Garp tendait l'oreille et il apprit bien des choses. Même si Saine Anya était muette comme un tombe, ce n'était pas le cas de ses frères et sœurs. Ils murmuraient entre eux en se moquant durement de leur sœur esseulée. Ils l'appelaient de bien des noms mais aucun ne sonnait doux à l'oreille du marine. Tantôt se moquant de son physique, tantôt de son comportement, ils ne parlaient jamais de ses cheveux roux. Garp comprit bien vite qu'elle était le mouton noir de ce splendide troupeau. Étrangement elle ne lui en parut que plus sympathique.
- Ne bougez plus !
La procession fit une halte. Devant eux se tenait le vieil homme que Garp avait arrêté. Il braquait un pistolet sur l'un des frères de Sainte Anya, probablement Saint Rychard. Il avait beau pleurer toutes les larmes de son corps quand il criait sa voix ne tremblait pas.
- Rendez-moi ma fille ou je vous tue !
Sans s'émouvoir Saint Rychard écouta ce que son auxiliaire lui glissait à l'oreille.
- Ah ! Ça !, fit-il blasé.
Le vieil homme fut abattu et d'un geste de la main Saint Rychard dit à son aide :
- Vous jetterez cette esclave dont il parlait. On ne garde pas une esclave dont le sang est mauvais, même une si jolie.
Ils reprirent leur route. Le vieux gisait à terre et personne n'osait bouger. Quand il passa à sa hauteur, Garp lui prit l'arme qu'il tenait toujours fermement et en profita au passage pour clore ses paupières et le recouvrir avec le manteau dont, de toute façon, il n'aurait plus l'utilité. Garp fut si rapide qu'il n'avait pris qu'un pas de retard sur le groupe, qu'il rattrapa sans que personne ne remarque rien.
Du palais, maintenant, Garp ne remarquait que la tour. Il n'y avait jamais prêté attention avant mais là il se demandait à partir d'où était tombé, et il essayait de se figurer ses innombrables marches qui serpentaient dans le cylindre. Bientôt ils passèrent la porte et la tour disparut de sa vision. Un groupuscule de majordomes était venu les accueillir. Ils les conduisirent dans le hall que Garp pensait connaître par cœur maintenant.
Contrairement à leurs visites précédentes, c'est la famille royale au grand complet qui vint les accueillir. Garp reconnut la reine et le prince mais il y avait aussi le roi et son deuxième fils. Alors que les gardes et les accompagnants firent une petite révérence, Garp resta droit comme un i. La reine fit semblant de ne pas le voir mais le plus jeune fils du roi le fixait. Pensait-il vraiment réussir à l'impressionner ? Comme la première fois, Garp resta focalisé sur Sainte Anya et échappa ainsi à la courbette.
Après des salutations pompeuses et procédurières, le roi les invita à le suivre. Garp n'avait certes rien écouté de ce qu'avait raconté l'historienne qui leur avait fait la visite, en revanche il avait retenu la disposition des pièces. Dans l'aile dans laquelle ils venaient de s'engager, il y avait plusieurs salons avec des tables beaucoup trop grandes et des chaises bien trop précieuses. Ce ne fut pas une surprise pour le marine de les voir entrer dans l'un de ces lieux tape-à-l'œil. Il fut étonné en revanche que le roi choisisse ce salon-là. Il était le seul à posséder plusieurs issues : la porte par laquelle ils venaient de rentrer, une porte à l'opposé de la pièce qui menait à une partie plus administrative du palais et enfin une porte toute simple cachée derrière un rideau qui menait à un couloir donnant accès à la cour du palais ou à son chemin de ronde.
Ils s'assirent tous autour de la table. Deux gardes se postèrent de part et d'autre de la porte qu'ils venaient d'emprunter, deux autres firent de même avec la porte menant aux administrations. Garp se dirigea avec naturel vers la fenêtre et s'installa à côté du rideau dissimulant la dernière issue. Se faisant il attira une fois encore l'attention du prince cadet, qui le détaillait avec ses petits yeux trop clairs. Le marine nota simplement ce regard dans un coin de son esprit sans y prêter plus d'attention que cela. Le rejeton, aussi royal soit-il, ne représentait aucune menace pour Sainte Anya et si possible, encore moins pour lui-même.
Quand ils commencèrent à parler, Garp entra immédiatement dans un état second. Il n'entendait plus rien de ce qui se passait autour de lui, enfin pas tout à fait. Il était dans un état de conscience sélective. Il aurait été incapable de répéter une phrase qui venait d'être dite mais saurait dire combien de fois chacun avait cligné des yeux. Il savait exactement à quel moment Sainte Anya avait commencé à en avoir marre sans pour autant savoir s'il s'était écoulé une minute ou une heure.
Soudain ils se levèrent presque tous et quittèrent la pièce. Comme Sainte Anya faisait partie de ceux qui étaient restés, Garp ne bougea pas d'un pouce. Celui qui était resté avec elle n'était autre que le prince en second. Il était évident qu'il ne parvenait pas à se décider entre les regards mielleux adressés à Sainte Anya ou ceux suspicieux qui étaient destinés à Garp. Il soupira et d'un geste dédaigneux de la main ordonna :
- Laissez-nous maintenant.
Les gardes des autres portes firent immédiatement volte face et sortirent de la pièce par la porte qu'ils gardaient. En moins de 10 secondes les battants se refermaient derrière eux. Garp admira leur performance, tout dans la rapidité sans que rien ne paraisse précipité. Quant à lui, il ignora royalement la consigne puisqu'il ne prenait ses ordres que de Sainte Anya. Le prince s'en agaça.
- Tu es sourd ou quoi toi ?!
« Reste silencieux », lui avait dit Tsuru alors Garp se contenta de fixer Sainte Anya sans répondre à cette question qui, de toute façon, n'en était pas vraiment une.
- Il n'obéit qu'à moi, déclara Sainte Anya.
- Vous avez beaucoup de chance d'avoir un garde si impassible à vos côtés mais … ne pouvons-nous pas avoir un moment seul à seul ?
- Nous sommes seuls.
Garp ne broncha pas, à l'inverse du prince qui cocha bien piètrement les émotions qui la traversaient. Finalement il força un sourire et pria Sainte Anya de le suivre jusqu'à la porte dérobée que gardait le marine. Ce dernier leur emboîta le pas tout en prenant gare à marcher assez loin pour faire croire qu'il ne pourrait pas les entendre. Pour s'assurer l'intimité, le prince parlait bas. Derrière son masque, Garp souriait. Son petit stratagème n'avait aucune chance de fonctionner. Dans sa jeunesse, une ouïe à toute épreuve avait été, pour lui, synonyme de survie, cependant aujourd'hui il n'avait même pas besoin de ces talents. Il était si focalisé sur Sainte Anya qu'il entendait les propos du prince comme si celui-ci murmurait à son oreille.
Le marine eut donc lui aussi à subir la séduction hasardeuse du jeune homme. Il réussissait la prouesse d'être à la fois trop présomptueux et hésitant. Il commençait des phrases toutes faites, les arrêtait en plein milieu et les terminant avec la fin d'autres expressions mais avec un aplomb ridicule. De plus il semblait persuadé que leurs parents avaient déjà tout arrangé entre eux et avant même qu'ils atteignent les escaliers, il s'était rapproché d'elle et tenta de poser un bras autour d'elle.
- Que diriez-vous d'une ballade dans la cour ?
Son ton lourd de sous-entendu ne se mariait pas du tout avec son regard pseudo-longoureux. Sainte Anya esquiva la main baladeuse et prit le chemin de ronde.
Sans attendre sa réponse, elle grimpa les marches quatre à quatre. Le prince resta immobile et hébété si bien que Garp le doubla pour garder une distance raisonnable avec celle dont il assurait la sécurité. Cela sembla réveillé le laisser pour compte qui commença lui aussi son ascension. Malheureusement pour lui, Sainte Anya était accordée à la rembarre. Garp se tenait non loin droit comme un i et ni l'un, ni l'autre ne montrait le moindre signe de fatigue. Le nobliau voulut récupérer un semblant de contenance mais sa respiration erratique brisait le silence tranquille qui s'était installé. Il prit quelques profondes inspirations, s'approcha de Sainte Anya et voulut s'accouder à côté d'elle. Cette dernière s'en fut mais le prince la rattrapa. Avec le vent qui soufflait, le prince Anya était obligé de parler plus fort pour se faire entendre. De derrière, Garp le vit approcher une main encore une fois et agrippa la main de sa vis-à-vis.
Sainte Anya retira sa main comme si elle avait été brûlée.
- Excusez-moi mais je ne préférerais pas, non.
Le prince rougit sans pour autant que Garp ne comprenne bien pourquoi. Ils marchèrent 5 minutes avant que Garp ne vit une fois encore une main baladeuse s'approcher. En un clignotement de paupières, il était sur lui et lui avait saisi le poignet.
- Mais qu'est-ce que vous faites espèce de sale brute !, couina le prince.
- Vous ne savez pas ce que « non » veut dire ?, demanda sérieusement Garp.
- Vous ne savez pas qui je suis, moi ! Je suis le prince de ce royaume ! Quand je veux quelque chose, je le prends !
Il arracha son poignet de la prise du marine, le contourna et se jeta sur Sainte Anya. Il en fallait plus pour surprendre Garp et avant que le prince n'est pu comprendre qu'il avait échoué, il était suspendu, les pieds dans le vide, retenu de la chute par le marine qui le tenait par le col. Cette fois-ci le prince ne se débattit pas, il était tétanisé.
- Reposez-le.
À regret, Garp reposa le prince sur la terre ferme. Ce dernier tremblait tant qu'il était étonnant qu'il tienne encore sur ses jambes, mais ni le marine, ni la Dragon Céleste ne lui accordait le moindre regard. Ils se fixaient l'un l'autre pendant un long moment avant que Sainte Anya ne prenne la parole, furieuse.
- Je n'ai pas besoin de votre aide pour me débarrasser d'un gêneur comme lui.
Elle gifla le prince, qui s'effondra cette fois pour de bon. Garp ressentit la claque comme s'il l'avait reçu lui-même. Sainte Anya fit volte face et partit avec rage, comme un ouragan. Le marine la suivit en gardant une plus grande distance entre eux qu'à l'accoutumé. Le prince avait perdu connaissance.
