Pas plus d'une demi-heure ne s'était écoulée quand Garp reparut dans le nid. Anya ne le regardait pas, elle fixait un point en direction de la ville ou de la mer. Elle ne l'avait pas entendu venir, peut-être était-ce dû à la discrétion du marine ou bien au fait qu'elle avait la tête tout à fait ailleurs. Garp ne dit rien. Il installa son sac à dos à côté de lui et s'assit. Il sentait qu'Anya était heureuse et en souriait bêtement. Il resta ainsi sans bouger jusqu'à ce que le soleil se couche et qu'elle commence à frissonner.
- Je ne veux pas rentrer.
La Dragon Céleste n'avait pas quitté sa position en disant cela. Elle savait donc que Garp était là. Ce dernier avait une idée assez précise de ce qu'il aurait dû faire, et cela ne comprenait très certainement pas la réponse qu'il lui fit ensuite.
- Je connais un endroit parfait pour être tranquille.
- Mieux que celui-ci ?, demanda-t-elle visiblement curieuse.
- La nuit, oui.
- Emmenez-moi.
Elle avait dit cela de manière très brusque et appuyée qui faisait parfaitement passer son ton pour un ordre pourtant tout le reste de son corps criait à la supplique. Dans un élan qu'il ne s'expliqua pas bien, Garp jeta son sac à dos sur son épaule, saisit Anya par la taille et se lança dans le vide pour atterrir dans la forêt presque aussi vite que s'il était tout seul.
Dès que ses pieds touchèrent le sol, il réalisa et la lâcha presque brutalement en s'excusant et en cachant sa gêne par un mouvement qui l'invitait à le suivre alors qu'il entamait sa route. Garp n'était pas de ceux habitués à rougir mais après tout il n'était pas non plus coutumier des Dragons Célestes. Anya se racla la gorge avant de prendre le chemin à la suite de son garde du corps.
Ils marchèrent beaucoup moins longtemps que la première fois pour parvenir à un autre arbre hors du commun mais très différent du premier. Celui-là n'était pas aussi haut, il était même relativement petit. Il compensait son manque de hauteur par un diamètre gargantuesque. Garp entra dans le tronc en passant au travers d'une faille où il semblait pourtant impossible qu'il passe. Anya le suivit sans encombre. Ce n'est qu'une fois à l'intérieur qu'elle comprit l'étendue de ce qui se jouait ici.
Le tronc était creux, de la base jusqu'à la cime. Tout autour d'eux s'élevaient des murs de bois lisses puisque toutes les branches poussaient vers l'extérieur. L'espace ainsi dégagé au sein du vieil arbre avait permis à Garp, dans sa jeunesse, de se forger un vrai petit lieu de vie. Les animaux ne rentraient jamais dans l'arbre ce qui, même en l'absence de toit, lui offrait un refuge sûr pour se reposer. Tout était encore là. L'espace du foyer, le hamac, le lit sur pilotis, la table. Pendant qu'Anya explorait, lui reprenait ses marques et allumait un feu. Même avec l'attrait des flammes, les insectes ne viendraient pas. Garp avait imaginé que le vénérable végétal était si âgé et imposant que la faune le prenait pour une montagne immuable. Tout ce qu'il savait de source sûre c'est qu'ici, il avait toujours fait des rêves étranges.
Quand Anya se décida à venir le retrouver à la lueur du feu, le marine sortit de son sac à dos deux bentôs. Il en tendit un à sa vis-à-vis et entama le sien sans attendre. Bien que semblant hésiter au début, la faim poussa rapidement Anya à imiter Garp, sinon dans le style, au moins dans l'action. Il eut terminé bien avant elle mais patienta jusqu'à sa dernière bouchée pour fouiller à nouveau dans son sac à dos. Il en tira une grande bouteille thermos et deux tasses qu'ils posent sur le sol entre eux deux. Anya fixe les récipients comme si ces derniers avaient des pattes et des yeux.
- Qu'est-ce que c'est ?, demanda-t-elle avec une méfiance appuyée.
- Du chocolat chaud, répondit Garp indifférent aux manières de l'autre.
Il remplit les deux autres tasses puis en porta une à ses lèvres. La boissons était si chaude encore qu'il se brûla la langue en essayant de boire. Anya pouffa, prit l'autre tasse et commença à souffler méthodiquement sur son contenu pour le faire refroidir.
- Quand j'étais petite, commença Anya, si j'avais le malheur de dire que je rêvais de vivre libre sur les océans, mon père me forçait à boire de l'eau trop chaude. Je l'ai pourtant tant répété que maintenant je ne sens ni le froid, ni le chaud de ce que je mets dans ma bouche.
- Moi quand je dis que je rêve de devenir amiral, mon ami Sengoku me donne une claque derrière le crâne. Il y a des jours où je le disais tellement qu'à la fin de la journée j'avais mal à la tête.
Anya gloussa.
- Amiral de la Marine ? Laissez tomber. Les amiraux sont sous les ordres directs des Dragons Célestes et toi tu n'as même pas obéit à mon père tout à l'heure.
- C'était débile comme ordre.
- C'est pas important ça. Il dit, vous faites, sinon vous ne pourrez jamais devenir amiral.
- Avec d'autres Dragons Célestes comme vous, j'obéirais à tous les ordres.
La susnommée le détailla pendant un long moment avant de répondre.
- En fait, vous n'avez aucune idée de comment le monde fonctionne réellement.
- Bwhahaha ! Vous parlez comme Sengoku.
- Et vous n'avez jamais songé que ce « Sengoku » puisse avoir raison !
- Je m'en fiche pas mal. La seule chose que je veux c'est devenir amiral ! Si je réussis ça voudra dire que c'est moi qui avait raison, non ?
Garp vit alors sur le visage d'Anya une expression qu'il connaissait bien. Souvent les gens l'arboraient quand ils avaient essayé de lui expliquer quelque chose, juste avant d'abandonner. C'est ce qu'elle fit elle-aussi. Elle arrêta de lui répondre et prit une gorgée de chocolat. Le marine l'imita. Évidement c'était bien meilleur lorsque c'était buvable.
- Il est excellent ce chocolat !, s'étonna Anya.
- Ouais, c'est Lycia qui l'a fait. Elle est balèze hein ?
Pour toute réponse, elle but une autre lampée de chocolat et se fendit en un grand sourire derrière sa tasse. Il était vrai qu'avec un talent pareil, la cheffe n'aurait pas eu de mal à trouver un poste au QG. Garp était bien content qu'elle soit restée ici. Il fut sorti de ses pensées lorsque la tasse d'Anya lui toucha le bras. Cette dernière lui tendait le récipient vide en lui faisant des signes éloquents. Garp finit la sienne d'une traite et les remplit à nouveau toutes les deux. Cette fois-ci, Garp se fit le miroir de la Dragon Céleste et souffla précautionneusement sur sa boisson.
Pendant qu'ils sirotaient tranquillement leurs chocolats chauds, les animaux de la nuit s'éveillaient dans la forêt. Garp n'était pas sûr qu'Anya puisse percevoir plus que les hurlements sporadiques des loups. Pourtant le marine, lui, décryptait bien plus. Il avait appris au fil des années à connaître tous les êtres de la forêt, ceux du sous-sol comme ceux de la cime des arbres. Pour lui, un léger grondement était un tigre tapis, un bruissement un oiseau et le plus imperceptible des craquements trahissait un écureuil. Par delà le mur vivant de l'arbre il les entendait tous.
Soudain un tintement sourd retentit. Garp se tourna vers l'origine du bruit. C'était Anya qui sortait une petite flasque de sa poche. Elle en versa quelques gouttes dans son chocolat.
- Vous en voulez ?, proposa-t-elle.
- Il ne serait pas temps de rentrer ?
- Je n'ai toujours pas envie. La nuit ici va être parfaite.
Garp lui prit alors la flasque, la porte à son nez. Elle ne sentait rien. Il en versa alors lui aussi dans sa boisson.
- Holà ! Attention à ne pas trop en mettre non plus. Il est costaud. On en trouve qu'au sommet de Red Line.
Le marine ne savait trop que penser. Le contenu de la flasque était clair comme de l'eau et ne sentait rien. Serait-elle en train de se moquer de lui ? Il goûta le chocolat. Pour la deuxième fois de la soirée, Garp se brûla mais cette fois-ci était très différente de la première. Le chocolat avait gardé tout son goût mais le liquide lui chauffait la bouche et la gorge à blanc. Il toussa plusieurs fois sans parvenir à atténuer cette chaleur qui lui descendait maintenant jusqu'à l'estomac avant de se diffuser partout dans son corps. Anya éclata de rire.
- Tu ne croyais tout de même pas que les Dieux se saoulaient avec des litres de bière ?
Garp voulut répondre mais ses cordes vocales anesthésiées ne lui répondaient plus. Anya prit une gorgée et souffla profondément. Piqué dans son honneur, Garp descendit une fois encore un peu plus le contenu de sa tasse. Il se mit presque instantanément à suer et ôta sa veste pour essayer de capter plus de fraîcheur. Avec un regard de défi, Anya termina sa tasse cul-sec. Par un instinct stupide acquis lors de soirées avisées de la Marine, il fit de même avant que sa vis-à-vis n'ait reposé sa tasse. Dès qu'il avala, il s'allongea par terre. Tout le monde tournait autour de lui mais il se sentait léger comme jamais. À un pas de lui, Anya était morte de rire.
- T'es pas très effrayant pour un démon finalement.
Le marine n'arrivait toujours pas à parler alors il se mit sur le côté et au lieu d'écrire ce qu'il voulait dire, il essaya de le faire deviner avec des dessins. Il devint très vite évident qu'il était un pitoyable dessinateur cependant par un quelconque miracle, Anya comprenait ce qu'il faisait. Avec un boudin et un pâté elle devenait une plante, un patatoïde informe lui suffisait pour voir un soleil. Ils s'amusaient tellement que ni l'un, ni l'autre ne pensa à alimenter le feu. Quand la lumière de ce dernier se fut trop réduite pour qu'ils continuent à jouer, ils s'allongèrent tous les deux sur le dos et Anya eut un hoquet de surprise.
- C'est magu … magif … beau.
- Ouais …
Toute la paroi intérieure du tronc était couverte d'une mousse phosphorescente. Elle ne permettait pas vraiment d'éclairer quoi que ce soit mais les motifs verdâtres étaient majestueux dans leur ascension vers le ciel. Commença alors le seul spectacle animal qui avait lieu ici : un ballet de vers luisants. Si les habitants connaissaient la beauté de ce lieu, c'est sûr qu'ils ne le quitteraient plus. Mais jamais personne n'avait découvert ce tronc mis à part Garp, alors il en profitait. Les vers tournaient et viraient sans jamais montrer trop haut. Ils descendaient parfois si bas qu'ils leur frôlaient le bout du nez. La boisson lui faisait compter chaque vers deux fois, si bien que ce vol n'avait jamais été aussi fourni qu'il ne l'était ce soir.
À un moment donné Anya leva un bras. Tous les insectes se précipitèrent alors sur elle et illuminèrent sa peau de l'épaule au bout des doigts. Garp n'avait pas remarqué le moment où elle s'était dévêtue. Il le voyait maintenant. Il comprenait ce que lui avait dit le docteur. « Si un jour vous les voyez, vous comprendrez. » Son bras était couvert d'ecchymoses, larges et de toutes les couleurs, Garp le voyait malgré la teinte jaune/verte de la lumière des vers. Garp voulut se lever sans attendre et aller rendre la monnaie de sa pièce à Saint Louys mais là encore quelque chose disjoncta entre sa volonté et ses actions. Il resta couché et ses jambes se mirent à trembler furieusement puis une vague de sommeil l'assaillit. Il entendit tout de même.
- J'aimerais tellement pouvoir rester ici.
- Reste alors.
Garp perçut un soupir plus qu'il ne l'entendit avant de sombrer complètement dans le sommeil.
