Quand Garp sauta il ne prit aucun appui pour ralentir sa chute, d'ailleurs il ne toucha même pas le sol car il se lança si rapidement qu'il fit un pas de lune sans même s'en rendre compte. Il ne perdit pas une seule seconde entre les arbres et défonça même quelques branches basses que sa vitesse ne lui permettait pas d'éviter. Un instant il considéra même la possibilité de ne pas s'arrêter avant d'être dans la maison du docteur et pour ça passer au travers de la porte, mais les leçons qu'il avait reçu à l'école de marine se rappelant à lui juste assez longtemps pour qu'il abandonne cette idée. Devant la porte, il tambourina à en faire craquer le bois.
- Ouvrez ! Docteur ! Anya ! Ouvrez-moi c'est Garp ! Anya !
Le battant de la porte s'ouvrit et Garp s'engouffra dans la maison. Il fut stoppé net par la sensation froide et désagréable d'une aiguille qu'il s'enfonçait sous sa peau. Le marine regarda avec stupeur le médecin alors que celui-ci vidait le contenu de sa seringue.
- Que …
- Je suis désolé Garp.
Le marine voulut poser une question mais sa bouche était pâteuse. Sa vision se troublait et ses jambes avaient de plus en plus de mal à le soutenir mais il fallait qu'il cherche Anya. Faire un pas devant lui, lui parut la tâche la plus ardue qu'il ait jamais rencontré de sa vie. Au second pas, ses membres l'abandonnèrent, ses jambes fléchirent et il tomba à la renverse. Sa dernière pensée consciente fut qu'il n'avait pas touché le sol et donc que le docteur l'avait rattrapé. Où était-Anya ?
Garp se réveilla avec l'impression de peser des tonnes. Son corps était si lourd qu'il était convaincu que s'il essayait il ne pourrait pas bouger. Son esprit était engoncé dans une brume épaisse qu'aucune réflexion ne parvenait à percer. Il était couché dans un lit et quand il ouvrit les yeux la lumière l'éblouit. Il eut besoin de quelques secondes avant de pouvoir distinguer la pièce qui l'abritait. Elle était petite et ne comportait qu'un lit, un lavabo et 3 murs. Le 4e côté de la pièce était fermé par d'épais barreaux qui s'ouvraient sur un endroit dont Garp avec sa vision encore floue ne discernait rien. Il voyait en revanche parfaitement la fenêtre au dessus du lit, elle aussi occupée d'une solide grille.
Le marine ne comprenait pas ce qui se passait. Il essaya de se souvenir de ce qui l'avait amené à finir en cabane cette fois-ci. Ce fut alors comme un éclair dans une nuit sans lune. Anya. Leur fils. En une seconde Garp s'était jeté sur les barreaux et gueulait qu'on vienne le chercher. Toutes ses forces lui étaient revenues en même temps que toutes ses peurs. Comme on tardait à lui répondre, il chercha à s'attaquer aux barreaux. Ces fichus bouts de métal devraient bien finir par céder mais rien ne bougeait, ni là, ni à la fenêtre.
- Docteur ! DOCTEUR !
Même sous ses hurlements, Garp perçut le déclic de la poignée de porte. Le praticien entra dans cette pièce que le lieutant identifiant maintenant à un laboratoire d'observation. Le petit homme avançait lentement.
- Dépêchez-vous doc'. Anya et le bébé ont besoin de moi !
- Non.
- Comment ça non ?
Il avait beau être sûr d'avoir bien entendu, Garp ne comprenait pas un traître mot de ce que disait le docteur. Bien sûr que si sa famille avait besoin de lui. Comment pouvait-il en aller autrement ? Où étaient-ils d'ailleurs ? Pourquoi le docteur lui tendait-il un papier maintenant au lieu de lui ouvrir cette fichue porte ? Il ne répondait pas non plus à sa question. Face à l'insistance du médecin, Garp prit ce qu'on lui donnait. C'était une enveloppe au dos de laquelle il était simplement écrit son nom. C'était l'écriture d'Anya. Garp s'éloigna des barreaux, s'assit sur le lit et ouvrit l'enveloppe. La lettre qu'elle contenait était noircie d'écriture.
Garp, je suis désolée de ce qui est arrivée. N'en veut pas au docteur c'est moi qui lui ait demandé d'agir. Ce matin des gardes célestes sont venus. Ils ont ordonné mon retour immédiat à Marie Joie. Ils t'ont menacé toi. Ils ont menacé notre fils. Je vais les suivre. Si je fais ce qu'ils me demandent, notre fils aura une bonne éducation et il sera plus en sécurité à Marie Joie que nul part ailleurs. Je ne pouvais pas t'en parler. Tu n'aurais pas compris. Tu aurais voulu venir avec nous. Ils ne savaient pas que j'étais enceinte. Ils ne doivent donc rien savoir de notre relation. Je pourrais introduire un enfant illégitime à la cour mais pas si le père de ce dernier est un D. Il vaut mieux pour toi, et pour nous, que tu ne nous rejoignes pas et que tu reprennes ta vie de marine. c'est pour ça que j'ai demandé au docteur de t'immobiliser, le temps que notre bateau soit assez loin. J'espère de tout coeur que tu dépasseras ton chagrin pour comprendre la gravité de notre situation comme je l'ai moi-même fait. J'ai hâte que tu deviennes amiral et que tu puisses venir nous voir à Marie Joie. Avec amour, Anya.
Dans sa cellule Garp relut la lettre tant et tant de fois qu'il l'apprit par coeur. Une fois que tous les mots se furent gravés dans son esprit i ldéchira la lettre en millier de petits morceaux. Il en jeta quelques uns par la fenêtre, d'autres dans le lavabo et le reste il le mangea. Il se répéta ensuite en boucle les mots d'Anya. D'extérieur il paraissait fébrile, faisant les cent pas, le coeur battant la chamade, la sueur au front, et cette lettre sur les lèvres, toujours la même, encore et encore, inlassablement. De temps à autre il se jetait sur les barreaux pour tirer de toutes ses forces puis abandonnait, à bout de souffle, il s'installait alors sur le lit pendant moins d'une seconde avant de reprendre son arpentage. Malgré les apparences, à l'intérieur il était vide.
C'est comme s'il ne ressentait plus rien et puis parfois, un très court instant, il lui semblait que ce rien devenait un tout. Bouillonnant et rugissant au point que l'on y identifiait rien. Et l'impression passait, il se retrouvait de nouveau face à ce gouffre sans fond. Le médecin avait bien essayé de l'appeller, d'entamer la conversation mais c'est à peine si Garp parvenait à l'entendre, alors pour les comprendre …De toute façon même s'il l'avait écouté, il n'aurait éprouvé aucune envie de lui répondre. Malgré son inintéressement flagrant, le marine se faisait sensiblement plus attentif quand son geôlier s'approchait de la porte.
- Faites-moi sortir doc' !
Le ton de Garp était tel que le soignant fut pris d(un violent frisson. Le lieutenant le fixait à présent puisqu'il était le seul à pouvoir le faire sortir. Il percevait le sentiment de malaise qu'il faisait naître chez son geôlier, qui se changea peu à peu en appréhension et finalement il fut si apeuré qu'il quitta la pièce. Avec cette solitude soudaine, le silence régnait et il régnait si bien que le marine entendit clairement un filet d'air, comme une fuite. C'est au moment où il commençait à identifier une odeur qu'il commença à somnoler. Très vite il eut même du mal à tenir debout et s'effondra si vite qu'il manqua presque le lit.
- Garp. Garp, réveillez-vous.
La voix était lointaine. Elle lui parvenait étouffée comme s'il était sous l'eau. Le lieutenant tenta de bouger mais son corps était engourdi comme après une longue nuit de sommeil, sauf que la sensation que le clouait au matelas était bien plus forte que cela. Il parvint tout de même à ouvrir les paupières pour découvrir que le docteur était penché sur lui. L'inquiétude de voir quelques poils piquer son menton lui effleura à peine l'esprit.
- Parce que vous voulez que je bouge maintenant ?
- Je suis désolé de vous avoir retenu mais j'avais promis.
- Combien de temps est-ce que j'ai dormi ?
- Une semaine. Si le bateau d'Anya n'est pas arrivé, cela ne saurait tarder.
Garp se redressa difficilement en position assise.
- Après une telle période d'inactivité vous devriez faire attention. Deux ou trois jours de rééducation vous aiderons.
- J'ai faim.
- C'est normal. Je vais vous chercher quelque chose.
Le médecin s'éclipsa. Garp se leva à sa suite. Le monde tournait autour de lui mais le marine était habitué des tempêtes en bateau. Il quitta la cage puis, pour être sûr de ne pas recroiser le docteur, il sortit par la fenêtre. Dehors la brise côtière lui fut comme une claque au visage dans la forêt. Machinalement il se rendit au pied du haut des arbres. Là entre les racines, gisait sa bouteille thermos. Garp y avait imprimé l'empreinte de sa main sans pour autant briser le contenant. Il la ramassa et commença son ascension pataude.
Il atteignit le sommet en 10 fois plus de temps qu'il ne lui en fallait normalement. Pour la première fois, la vue de là-haut ne l'apaisa pas. Elle servit simplement à lui rappeler que le monde était vaste et qu'il faudrait chercher encore beaucoup pour trouver Anya et son fils. Garp ouvrit la bouteille et sirota le chocolat froid. Maintenant que le médecin avait mis plus d'une semaine entre lui et Anya, Garp pouvait s'offrir le luxe du temps.
Il termina pensivement le chocolat. La journée était déjà avancée. Il se leva, s'étira et redescendit du nid. Il profita de son cheminement vers la ville pour faire toute sortes d'exercices de façon à débarrasser ses membres de la gangue dans laquelle ils étaient empêtrés depuis son réveil. Il marcha ou courut, la tête en haut, la tête en bas, à l'endroit et à l'envers. Il commençait à être satisfait de lui-même au moment où il arriva sur le toit du bâtiment face à la caserne. Là il mit le masque de dragon qu'il avait pris soin d'aller chercher, il se concentra et se lança.
En moins d'une demi-heure il avait dérobé 2 tonneaux plein de vivres et 1 d'eau citronnée sans qu'aucun des gardes ne l'ait remarqué ni alors qu'il pénétrait dans les bâtiments, ni quand il pillait les cuisines. Il repartit comme il était venu, l'alarme ne sonna pas et, si les tours de garde étaient toujours les mêmes, il serait déjà trop tard quand ils se rendraient compte de son larcin. Garp avait même pris soin d'amadouer les vidéoescargophones comme Anya le lui avait appris.
Il ne lui restait alors plus qu'à faire demi-tour pour rejoindre Fushia. La soirée joua pour lui puisqu'il rencontra personne sur son chemin. Il ne passa pas par Grey Terminal où il était certain qu'il aurait dû se battre pour protéger sa cargaison. Le lieutenant roula donc ses tonneaux le long du rivage, puis dans la forêt, puis en traversant le village à une heure telle que tous dormaient. Cela ne le gêna pas puisque la seule habitation qui l'intéressait était dans une crique, une peu plus loin encore. Garp chargea sa cargaison dans une chaloupe puis s'y installa lui-même pour dormir.
