Garp était figé, sur le seuil de la porte. Cependant, et bien malgré lui, ses yeux commençaient à s'habituer à l'obscurité, il distinguait de mieux en mieux avec les formes. Il y avait une personne au centre de la pièce que les poignets pris dans de lourdes chaînes arrimées aux murs forçaient à garder les bras écartés. Ses jambes étaient repliées sous elle et elle ne lui faisait pas face, elle était attachée à 90° de sorte que l'on ne voyait que son côté droit. À ses pieds il y avait un gamin qui, en le voyant entrer, avait agrippé la prisonnière par la taille. Tout ce que Garp distinguait de lui c'était une tignasse de longs cheveux noirs.
- Qui êtes-vous et que faites-vous ici ?, demanda le marine avec la voix tremblante.
Jamais dans sa vie il n'avait posé une question à laquelle il ne voulait tant pas avoir de réponse. Quand elle se tourna vers lui, Garp sut que son voyage avait duré bien plus longtemps que ce qu'il avait imaginé.
- C'est toi ?
Même si sa parole était réduite à un souffle, le lieutenant sut que c'était elle. C'était Anya. Mais où était la chambre dans laquelle il l'avait imaginé élever leur fils ? Où était la lumière et la brise qu'elle affectionnaient tant ? Pourquoi était-elle enchaînée, celle qui ne rêvait que de liberté ? C'était impossible. Garp ôta son masque et sa pelure d'ours.
- Que tu as changé mon amour. La barbe ta vas à ravir mais tu devrais la tailler un peu. Et ces tempes qui ont blanchi, ne me dit pas que tu te faisais du soucis pour nous ? Alors ça y est tu es devenu amiral ?
- Amir … quoi ? Non dès que tu es partie j'ai pris la mer pour venir ici.
- Et Red Line ?
- Je l'ai escaladé, Red Line.
- Mais Garp … je suis partie depuis …
- Trop longtemps, la coupa-t-il. Je suis venu te chercher et te ramener à la maison.
Anya baissa soudain la tête et se détourna de lui. Garp s'approcha. Quand il lui prit le menton pour la tourner vers lui, il sentit qu'il lui faisait mal alors il la lâcha. Cependant de si près il les voyait à présent. Si le côté droit de son visage était intact, ce n'était pas le cas de son côté gauche qui était zébré de hachures profondes. Celles au niveau du front et de l'œil étaient bouillonnante de croûtes alors que celles du bas étaient encore des crevasses ensanglantées.
- Qui t'as fait ça ?
- Garp je t'en prie, tu ne pourras rien y faire !
- Qui ?
- Il fait que tu t'en ailles maintenant. S'ils te trouvent, ils t'enfermeront.
- S'ils montent jusqu'ici, je les dérouille.
- Pour quoi faire ? S'ils donnent l'alerte, il y aura tellement de soldats qui viendront que même toi tu sera submergé.
- Et alors ?
- Que fera notre fils ? Tu es son seul espoir de s'en sortir.
Dans sa fureur Garp l'avait presque oublié. Il s'agenouilla pour être au niveau de l'enfant. Ce dernier, toujours caché derrière sa mère, l'observait sans rien dire.
- Dis bonjour à ton papa, mon chéri.
- C'est toi qui va me sortir de là ?, questionna le bambin.
- Oui ne t'inquiètes pas. On va retourner tous les trois à Goa et ….
- Garp. Prends-le et pars.
- Je ne vais pas te laisser ici.
- S'il te plaît. Si tu casses mes menottes, elles exploseront.
Mais le marine l'écouta pas. Il prit les chaînes et tira de toutes ses forces pour essayer de les sortir des murs, il n'eut pas plus de succès pour cette entreprise-là que pour son coup de poing tout à l'heure. C'était pourtant la seule solution. Il ne pouvait pas prendre le risque des menottes explosives. Il tira plus fort sur les chaînes, ces dernières lui glissèrent des mains, écorchant ses paumes et les rendant glissantes. Depuis la porte on entendit au loin un soldat crier.
- Retrouvez-le moi !
- Garp je t'en supplie. Il faut que tu t'en ailles avec Dragon.
- Dragon ?
- C'est son nom. Je me suis dit que s'il m'arrivait quelque chose mais que tu parvenais quand même jusqu'ici, tu comprendrais.
- Je ne peux pas te laisser.
- Tu ne peux pas me libérer. Tu ne peux pas me faire sortir de là. Alors prends Dragon et partez.
- Et toi ?
- Moi tout ce que je veux c'est que vous vivrez heureux et longtemps si possible. Emmène Dragon en sécurité. Regarde-le grandir. Et toi deviens amiral, montre-moi que tu peux changer les choses.
Les bruits venant de l'extérieur s'intensifiaient. Garp aurait voulu tout casser mais ici tout lui résistait, les murs, les soldats, sa femme. Il savait qu'elle avait raison mais il ne pouvait pas l'abandonner ici. Il empoigna de nouveau les chaînes pour tirer dessus.
- Garp arrête. Tu es un marine, et les marines obéissent aux ordres pour sauver les innocents. Alors sois un marine.
Le lieutenant fit demi-tour, ramassa son masque et sa peau d'ours. Il aurait bien couvert Anya avec cette dernière mais avec ses bras écartés ça n'aurait jamais tenu alors il glissa sous elle sa pelisse. Il mit son masque et quand il prit son fils dans ses bras, l'enfant resta muet. Il fallait qu'il parte maintenant ou il ne le ferait jamais. Sur le seuil de la porte, Anya l'interpela.
- Adieu, mon amour.
- Non. Au revoir.
Il fit semblant de ne pas l'entendre pleurer et partit. Cet étage-ci était encore vide mais celui du dessous grouillait de gardes. Garp installa bien Dragon contre lui et fonça.
Dans la forêt, un grognement résonne à nouveau. Garp a faim, il a soif mais il ne veut plus bouger. Il se demande de quoi il va mourir. Apparemment les bêtes sauvages ont encore peur de lui donc il ne se fera pas dévorer. Reste à savoir si la dénutrition et la déshydratation auront raison de lui ou si c'est la perte de sang qui le terminera. Cela n'a aucune importance à présent. Il a réussi à ramener son fils jusqu'à Goa sans qu'il soit blessé. Il l'a confié à Ryugo. Il s'en occupera bien, Garp lui fait totalement confiance. Ryugo n'a posé aucune question.
C'est pour cela qu'il a décidé d'aller s'exposer dans une clairière du mont Corvo. Après son coup d'éclat à Marie-Joie, Anya avait sûrement subi le pire des châtiments. Non seulement donc il n'avait pas réussi à la sortir de là mais elle serait punie par sa faute. Cette seule pensée l'empêchait de se relever. Même s'il le faisait et qu'il retournait jusque là-bas que pourrait-il faire de plus si ce n'est lui attirer encore plus d'ennuis ?
Toute sa vie, il s'était entraîné pour devenir toujours plus fort. Tout cela pour quoi donc ? Rien. Il n'avait absolument rien pu faire contre ses murs contres ces chaînes. Il était parfaitement inutile. Il avait même été obligé de fuir et de laisser Anya derrière lui. Son cœur se serra de la mentionner et les larmes lui montèrent aux yeux mais elles ne coulèrent. Il avait trop soif pour cela. Et il avait pensé devenir amiral ? Il était ridicule.
Comment quelqu'un d'aussi faible que lui avait-il pu rêver atteindre les sommets de la Marine ? Lui qui n'avait pas eu d'autre choix que de laisser sa femme derrière lui, enchaînée et meurtrie. Quel genre d'homme était-il là ? Même pas un homme, moins qu'un homme, une larve. S'il est une larve, il ne lui reste alors pas mieux à faire que de fertiliser le sol de la forêt. Sengoku avait raison depuis le début. Garp ne savait rien du monde. Que lui avait appris son voyage si ce n'est que Red Line était haute et que face aux Dragons Célestes, il n'avait rien pu faire.
Pourquoi est-il sorti de la forêt ? Après tout le mont Corvo est le plus seul endroit qu'il connaît vraiment. Il sait son rythme et ceux qui l'habitent. Il y comprend l'ordre des choses. Peut-être est-ce que sa place a toujours été là ? Tout ce trajet et cette souffrance pour se rendre compte que sa vraie place était là, depuis le début, à même le sol dans une clairière du bois. Il ne voit même plus les feuilles au dessus de lui, il n'a plus la force d'ouvrir les paupières.
Malgré les jours qui passent il ne meurt pas. Pas encore. Il ne dort pas non plus. Quand il se laisse aller au sommeil, il fait de terribles cauchemars. Quand il est éveillé le visage d'Anya le hante. Il entend à nouveau les cris qu'elle poussait lors de son accouchement, amplifiés et déformés pour le tourmenter encore mieux. Ces illusions sont parfois si vivides qu'il est pris de véritables spasmes, à défaut d'avoir l'énergie pour sursauter.
Le reste du temps il était si immobile qu'il n'était pas rare que des oiseaux se posent sur lui ou que d'autres petits animaux lui passent sur le corps. Il ne semble à présent plus être qu'un drôle de rocher dans le paysage. Il sent le jour monter au dessus de lui puis redescendre pour laisser place à la nuit mais tout cela lui est parfaitement. Au fur et à mesure de ces défilements, ses convulsions le prennent de moins en moins souvent, il ne rêve presque plus non plus. Et il a froid, tout le temps, jusqu'aux os, si terriblement froid qu'il en mourait. Mais pas tout à fait.
Depuis qu'il était arrivé sur l'île, qu'il avait laissé Dragon et qu'il était venu s'allonger là, Garp avait compter 41 jours. Puisqu'il avait accepté de prendre un café chez Ryugo pour ne pas l'inquiéter outre mesure, cela fait 40 jours qu'il n'a rien bu, plus longtemps bourrasque ébranle les cimes et c'est la pluie qui se déchaîne. Tout à coup, presque sans coup de semonce, il pleut si fort que même s'il a les lèvres à peine entrouverte, la bouche de Garp est bientôt remplie d'eau. L'averse le détrempe, le lave, le force à boire. Aux premières gorgées, il manque de se noyer.
Cette pluie torrentielle ne cesse ni du jour, ni de la nuit et ce pendant une semaine entière. Puis comme elle est venue, tout s'arrête. On continue d'entendre le bruit de la pluie mais ce sont toutes les gouttelettes qui ruissellent et tombent depuis les feuilles. Garp n'a pas bougé. Il n'a plus soif mais sa faim est toujours tenace. Comment se fait-il qu'il ne soit pas encore mort ? Cette question pourrait le tracasser si seulement il ne s'était pas désintéressé de tout. Ce qu'il sait simplement c'est que maintenant, en plus d'avoir froid, il est mouillé.
Pas un jour ne passe depuis la fin du déluge quand Garp entend un bruit, un bruit nouveau. Ce sont des bruits de pas. Quelqu'un approche. Le marine espère qu'il sera assez confondu avec le sol pour qu'on ne le remarque pas.
- Qu'est-ce que c'est que … ?
Visiblement, c'est raté. C'est une voix de femme. Garp peut sentir qu'elle a des champignons dans sa besace. Qu'importe elle sera vite partie ou alors il a affaire à une pirate, ou une autre criminelle dans ce genre, qui n'hésiterait pas à l'exécuter pour de bon.
- Mais, ça respire encore ? C'est vivant !
Garp l'entend faire demi-tour et prendre ses jambes à son cou. Finalement cet intermède aura été de très courte durée. Le marine se demande simplement qu'elle pouvait être. Durant toutes les années qu'il avait passé dans les bois, il n'avait jamais croisé cette personne.
