Ce soir-là est un soir de festin. Les cuisiniers ont découpé le poisson en plus de morceaux qu'on peut en compter. Tout le grand salon est occupé. Les bandits sont installés à même le sol. Ils se baffrent, ils dansent, ils chantent et Garp avec eux. Daban, après avoir mangé, est venu le voir, il s'est excusé de l'avoir si mal accueilli. Il s'est tant excusé et lui a tant proposé de boire pour se faire pardonner que maintenant ils dorment, très étrangement entremêlés, chacun accomplissant l'exploit d'être à la fois au dessus et en dessous de l'autre. À côté d'eux Dadan trinque.
Garp se réveille quelques heures plus tard. Le foyer est presque éteint. Tous les bandits sont endormis. Tous sauf une. Dadan. Elle est assise au coin du feu avec une bouteille à la main. Garp s'extirpe de sous Daban et va chercher du petit bois dans un coin de la pièce. Il rafle au passage le moindre morceau de poisson qui traîne encore. Ce n'est qu'au moment où il met le bois sur les braises qu'elle paraît remarquer son existence.
- Tiens, t'es réveillé ?
- Et toi t'es pas couchée.
- Je dois veiller sur le feu.
Au moment où elle dit ça, les bûches que Garp a amené prennent enfin feu. Leurs visages sont tout à coup beaucoup plus éclairés. Dadan est belle, pense-t-il, si elle n'était pas saoule comme un cochon. Dans tous ces bandits a-t-elle un amant ou un mari ? Si oui pourquoi n'est-il pas avec elle en ce moment ? Pourquoi la laisse-t-il seule pour surveiller le feu ? Peut-être que son homme est comme lui, un incapable ? Ne devrait-il pas encore être aux côtés d'Anya ? Anya est bien plus belle qu'elle, songe-t-il, même avec la moitié du visage ravagé. Dadan aussi est ravagé ce soir. Sa lèvre inférieure est pendante, ses yeux sont désaxés et ses cheveux sont une forme à part entière.
- Il faut faire attention au feu. S'il s'éteint les enfants auront froid. Il faut faire attention, maman va s'inquiéter.
Dadan s'approche à quatre pattes de Garp tout en continuant ses mises en garde.
- Tu vas t'en occuper toi, hein Garp ? Tu vas veiller sur le feu, hein Garp ? Tu surveilles les enfants, hein Garp ?
- Oui, oui. Ne t'inquiètes pas, je vais faire tout ça.
Garp sent que c'est important pour elle alors il la rassure comme il peut. Il promet et la laisse venir tout près de lui. Elle ne s'en prive pas en se collant complètement puis en une seconde à peine s'endort dans ses bras. Elle continue de murmurer à propos des enfants dont il faut prendre soin. À force de mots doux, Garp parvient à la calmer, elle sombre alors dans un sommeil plus profond.
Quelques minutes seulement plus tard, quelqu'un d'autre se réveille en sursaut. Garp le reconnaît tout de suite car quand l'un des endormis à côté de lui proteste, il ne s'excuse pas mais lui dit de se taire. Daban se traîne ensuite jusqu'au feu, en essayant de perturber le moins de dormeurs possibles.
- Ah mais c'est toi Garp, je cherchais ma … ce serait pas ma sœur que tu es en train de tripoter par hasard ?
- Bwhahaha, non c'est elle qui est venue dormir là.
Daban se releva pour s'asseoir correctement, non sans peine. Il avait tout à coup un air très sérieux.
- Elle a fait une crise c'est ça ?
- « Une crise » ? Pourquoi ? Elle est malade ?
- Pas … vraiment. Elle ne t'a pas parlé de choses bizarres ?
- Si, elle n'arrêtait pas de me demander de prendre soin des enfants.
Daban regarde sa sœur longuement. Ses yeux sont tristes, si tristes que Garp croit y apercevoir le reflet d'une larme. À peine l'a-t-il entraperçu que son vis-à-vis se détourne, fixant maintenant les flammes. Les lumières qui dansent dans ses yeux sont si nombreux qu'on peinerait à y trouver une émotion. Il ne devrait pas poser la question, il le sait. Cela ne le regarde pas. Cela relève du domaine privé. Mais c'est Dadan qui l'a tiré des griffes de la mort alors pas de chichis.
- C'est qui, ces enfants ?
- Il faut pas faire attention quand elle est ivre, elle dit des tas de trucs qui n'ont pas de sens.
- C'est pas ce que tu as dit. Tout à l'heure tu parlais de crise.
- Garp laisse tomber.
- Non.
Ce n'est pas ce qu'avait fait Dadan dans la forêt. Elle ne l'avait pas laissé tomber. Comme sa dette envers elle est une des seules choses qui le tient en vie, il n'a pas le droit de lâcher non plus. Daban le considère pendant un très long moment avant de soupirer.
- Bon d'accord mais tu évites de lui en parler, ok ? Depuis qu'on est gamins avec ma sœur, on parle de ce qu'on aimerait faire quand on sera grands. Moi je voudrais prendre la mer pour découvrir d'autres endroits que cette île pourrie. Dadan, elle, d'aussi loin que je me souviens, elle voulait fonder une famille. Elle a toujours voulu pondre des gosses pour en avoir partout. C'était ça, son rêve à elle. Et puis i ans maintenant elle a pris un coup d'épée dans le bide, pour me protéger. On a tous cru qu'elle allait y rester mais elle a tenu le coup. Et tu sais ce qu'elle a demandé, dès qu'elle s'est réveillée ?
- Non.
- Elle nous a bassiné pour qu'on lui trouve un médecin pour qu'il l'examine, pour qu'il nous dise si tout allait bien … en bas …
- Et alors ?
- Dadan est « inféconde ». Ça ne date même pas du coup d'épée, c'était d'avant. C'était depuis toujours. Fini le rêve.
Dadan frissonne dans son sommeil, Garp la prend un peu plus près de lui.
- C'est ça qui a failli la tuer, plus que la blessure. C'est pour ça qu'on s'est installé ici. Pour sa convalescence, c'était le mieux. Le docteur nous a dit trouver lui un endroit calme où elle sera entourée d'amis. On a construit ici et même maintenant qu'elle va mieux, on reste. C'est pas si mal. On va pas se le cacher, le boulot de bandit c'est plus difficile en forêt qu'en ville.
Garp n'a pas entendu la moitié de ce que Daban vient de répondre. Il se lève, s'étire comme un pacha et sort. Dehors se joue un étrange spectacle. Les bandits sont rassemblés devant la maison, assis, ils attendent, discutent, rient et se moquent. Face à eux, trois chaises sont occupées par trois de leurs camarades, derrière eux se trouvent Dadan et deux autres, ciseaux et rasoir en main. Sous les chaises s'élèvent des montagnes de poils de toutes les couleurs.
- Alors Garp tu comptes y passer aussi ?
Une grande main lui donne une claque sur l'épaule. Il se retourne pour découvrir qu'elle lui a été donné par un homme qui lui paraît familier. Cet ours imberbe le laisse pantois quelques secondes avant qu'il ne remarque la tresse de cheveux roux.
- Daban ?
- Et bien alors ? Tu ne m'as reconnu ? Ça ne te ferait pas de mal à toi aussi. J'aimerais bien savoir à quoi tu ressembles là-dessous.
- « Là-dessous » ?
- Bah oui ! T'es de loin le plus poilu de nous. Hey Bonny ! Passes-moi le miroir.
Le susnommé lui lance le miroir comme on lance un frisbee. Daban l'attrape au vol et le plante devant Garp. Ce dernier reste bouche bée, face au reflet d'un homme qu'il ne connaît pas. De son visage, on ne voir presque plus que le nez et les yeux. Sa chevelure, qu'il voit sur ses épaules, a l'air d'abriter des nids d'oiseaux. Sa barbe a remonté jusque sur ses pommettes et descend dans sa gorge. Le tout a une couleur telle qu'il est difficile de dire s'il est brun ou s'il est sale.
- Ce serait peut-être bien en effet.
- Tiens je viens de finir Arsène. Viens-là Garp !
Dadan lui fait signe de s'asseoir sur la chaise maintenant vide. Daban le pousse dans le dos pour le décider. Dès qu'il est à portée, c'est Dadan qui l'attrape par les épaules à s'installer.
- Alors on coupe tout ?, lui demande-t-elle.
- … Est-ce qu'il serait possible de me laisser juste un peu de barbe ?
- T'as peur qu'on te prenne pour un bébé après ?
- Non c'est … c'est ma … femme … elle aime bien …
Garp n'a aucune idée de ce qu'affiche son visage en ce moment mais cela est suffisant pour que Dadan ne l'interroge pas plus.
- Bon allez, on va essayer de te refaire une beauté mais je ne promets rien.
Le lieutenant aurait bien aimé suivre le processus mais au moment où Dadan commence à lui toucher les cheveux, il s'endort. C'est encore Dadan qui le réveille, en sursaut, en le jetant dans l'eau. Même s'il ressort presque aussi rapidement qu'il est entré, Garp est trempé. Alors qu'il se retourne pour s'offusquer auprès d'elle, Dadan lui envoie un pavé de savon au visage qu'il intercepte juste avant qu'il ne s'écrase sur son nez.
- Lave-toi.
Elle sort de la pièce et Garp garde ses réflexions pour lui. Il est dans une petite salle. Le plafond est bas, l'air est chaud et humide. Il y a un grand fut devant lui avec de l'eau partout autour et dedans l'eau y est fumante. Garp se déshabille et s'y glisse, le savon dans les mains. Il entreprend alors de se frotter consciencieusement, laissant remonter les souvenirs des bains de l'Académie. L'eau noircit au premier passage du savon dans ses cheveux. Malgré leur taille à présent très réduite, il lui fallut un temps considérable pour les nettoyer convenablement. Il dut ensuite tout recommencer pour la barbe. À la fin de son bain, l'eau est si trouble qu'il peine à distinguer sa main s'il la met quelques centimètres sous la surface.
Il quitte le bain, se rince, et trouve une serviette pour se sécher. Une fois qu'il a fait cela, il sort avec la serviette autour de la taille et tombe nez à nez avec Dadan. Cette dernière le fixe, comme s'ils ne se connaissaient pas.
- Et bien, un bain ça vous change un homme.
- Je prends ça comme un compliment.
- Tu peux. Tiens je t'ai amené des affaires.
Elle désigne une chaise sur laquelle est effectivement posé un petit tas de vêtements. Juste à côté il y a un miroir en pied. Garp hésite le temps d'un instant puis se lance, il ne veut pas que Dadan devine son trouble. Il se place droit devant le miroir et se regarde.
- Alors est-ce que ça plairait à ta femme ?
Sûrement. Anya lui avait fait des compliments lorsqu'elle l'avait vu. Elle l'avait reconnu tout de suite. Comment avait-elle fait ? Depuis combien de temps ne s'est-il pas regardé avant aujourd'hui ? Il a l'air plus vieux mais ce n'est pas uniquement dû au bouc. Anya avait raison, il a les tempes blanches …
- Est-ce que tu pourras ne pas parler de ma femme devant les autres ?
- Pourquoi ?
- C'est du passé.
