Un Nom
La nuit fut plus que pénible et j'ai l'impression que la Déesse elle-même est venue me savater avec mes propres souvenirs en guise de pantoufles. D'une certaine façon, c'est comme se réveiller un lendemain de cuite sans la vieille haleine de poney et l'envie de vomir qui ne passe pas avant midi au moins. De fait, il n'y a pas non plus les bons côtés de la cuite - car oui, on peut en trouver - comme la sensation de légèreté et de ne penser à rien. Jusqu'au verre de trop bien sûr.
Je me lève, me gratte la tête avant d'essayer de faire un peu d'ordre dans tout ça. Finalement, à défaut d'une fausse cuite, un rouleau compresseur manœuvrant sur mon cerveau n'aurait pas pu mieux faire. J'ai besoin de quelques minutes pour comprendre où je me trouve : ma chambre. Evidemment, rien n'a changé ici et les figma d'un animé que je regardais plus jeune me saluant m'aident à y voir plus clair dans les méandres mêlant rêve et réalité. Ma chambre ne ressemble en rien à une tanière de geek cependant, mes manga sont proprement rangés dans ma bibliothèque accueillant tout aussi bien des romans que des manuels de cours, et mes figurines et quelques goodies sont posés ci et là avec parcimonie.
Ma main passe le long de chaque meuble après m'être levée, lorsque je fais le tour de cette pièce familière. Une part de moi essaye peut-être de me sentir proche d'eux. J'ai passé tellement de temps ici, à éplucher ces livres, à travailler à ce bureau des heures durant parfois du crépuscule jusqu'aux aurores, et voila que ce précieux écrin de souvenirs s'ouvre de nouveau.
C'est l'odeur de café flottant dans l'air qui me ramène sur terre cette fois, une odeur qui me ferait vendre mon âme pour en avoir seulement une tasse. Seuls mon père et moi savons le préparer de cette façon et il n'y a que de cette façon que j'arrive à l'apprécier. Mais lorsque je sors de ma chambre, encore un peu dans le vague et peut-être aussi sur la lune, lorsque je traverse le séjour pour me diriger vers la cuisine ouverte, lorsque je me pose au bar séparant les pièces comme je le faisais autrefois, lorsque je réalise... C'est le ciel lui même qui m'écrase. Ce n'est pas mon père, qui se retourne, une tasse de laquelle s'échappe un petit rideau de vapeur dans la main. Ce n'est pas son sourire mal rasé qui s'étire. C'est celui de cette femme.
Cette femme.
Celle qui partage désormais sa vie, après avoir longtemps partagé la mienne.
—Byleth, elle me salue chaleureusement. Tu es enfin levée.
Sérieux, c'est quoi son problème pour avoir l'air aussi guillerette ? Et puis, « enfin » levée... Il n'est que dix heure et demi, à peine.
—Qu'est-ce que tu fais ici ? je demande sans même lever les yeux, préférant scruter mon reflet sur la surface du liquide lorsqu'elle dépose la tasse devant moi.
C'est un matin sans, comme on dit. A peine levée, je me sens contrariée comme rarement, et il y a de quoi.
—J'imagine que tu dois être surprise de me revoir après...
—Dix ans ? je termine à sa place
J'avale une gorgée pour noyer ces paroles et me brûle douloureusement la gorge alors je peste silencieusement. Ca fait chier, son café est aussi bon que celui que prépare mon père, c'est qu'il a du en passer du temps à lui apprendre.
—Je n'imaginais pas, lorsque j'ai croisé ton père il y a deux ans, que lui et moi...
—Stop, dis-je en agitant aléatoirement ma main devant elle, je n'ai franchement pas envie d'en savoir plus sur la vie sentimentale de mon père.
Qu'il est pratique de pouvoir faire la fille n'ayant pas du tout envie d'entendre les détails des coins et recoins de la vie amoureuse de son paternel, mais la vérité est que si elle continue à s'épandre de la sorte, le pincement que je ressens dans la poitrine se transformera en douloureux écrasement.
—Il est vraiment magnifique... elle souffle presque nostalgique en levant les yeux vers l'autre bout du salon.
—Il est à ma grand-mère, je réponds le cœur qui s'emballe à la seule pensée des notes qui s'y envolaient jadis. Enfin, c'est un cadeau qu'elle m'a fait il y a longtemps.
—Est-ce que tu joues encore ?
—Non, j'ai arrêté.
—Eh bien...
La femme prend une expression mi peinée mi perdue sans lâcher le piano du regard.
—C'est dommage, tu étais pourtant très douée... Pourquoi as-tu cessé de jouer ?
—Parce que tu es partie, Anselma.
Telles les dernières notes d'une mélancolique partition, mes paroles restent en suspend dans l'air.
/
J'avais douze ans quand je l'ai rencontrée. Je jouais déjà du piano lorsque j'étais plus jeune. Ma mère avait commencé à m'apprendre avant de nous quitter. Après cela, je suis restée des années sans y toucher, le plus loin possible de cet objet qui pour moi, ne représentait que douleur. Avec le décès de ma mère, mon monde avait perdu ses couleurs, et mon amour de la musique s'était envolé avec elles. C'est mon père qui a insisté, bien plus tard, pour que je m'y remette. Il m'a conseillé de prendre des cours, il pensait que si je ne pouvais jouer seule, la présence de quelqu'un m'aiderait à retrouver la flamme que j'avais autrefois. Mon père ne se trompe jamais, et là encore, il avait raison. Pour faire plaisir à l'homme, j'ai accepté pour une seule et unique séance, mais lorsque je me suis rendue chez Anselma, lorsque ses yeux parme ont effleuré les miens, lorsque ses doigts ont caressé les touches, les notes ont résonné jusqu'aux tréfonds de mon cœur. Cette femme, un ange envoyé par le ciel, par la Déesse elle-même, est devenue mon professeur particulier et plus encore : ma muse. Cela a duré six ans. Six longues années durant lesquelles mon admiration s'est transformée en sentiments profonds. Des sentiments qui aujourd'hui resurgissent puisque malgré tout ce temps, ils ne se sont jamais effacés.
—T'es bien silencieuse, gamine.
L'homme un peu bourru est rentré en fin de matinée. Nous allons chercher mes affaires qui sont arrivées au bureau de poste du quartier mais l'ambiance n'est comme qui dirait pas au rendez-vous. Jéralt, c'est ainsi qu'il se nomme, ignore bien évidemment pourquoi mais puisque j'ai toujours été assez taciturne, cela n'est pas plus étrange qu'habituellement. Je ne me suis jamais confiée sur ce que je ressentais, et ce n'est pas aujourd'hui que je vais lui avouer être tombée éperdument amoureuse de sa nouvelle compagne. Formuler ces mots dans ma tête me parait tellement abracadabrant, et si jamais ils se mariaient, Anselma deviendrait ma belle-mère... Ce qui rendrait la chose encore plus déplacée.
—Elle est jeune.
—Qui ça ? Anselma ?
Il se gratte le crâne, je sais de qui je tiens cette habitude lorsque je réfléchis ou bien m'égare quelques instants.
—Il faut croire qu'à son âge, ton père a encore beaucoup de charme.
Il parle comme un vieux mais il n'a que quarante-cinq ans. C'est toujours sept de plus qu'Anselma mais j'imagine que cette différence est insignifiante pour le couple. Moi-même me fichait qu'elle ait onze ans de plus que moi, à l'époque où je désirais passer tout mon temps avec elle.
—Je sais, on ne joue pas dans la même cour, mais ne lui dit surtout pas !
Voila qu'il cherche à plaisanter, mais l'humour n'a jamais été le truc des Eisner alors évidemment, je reste de marbre. Disons aussi que la situation ne m'aide absolument pas à rire. Tout me parait si bizarre que j'ai encore du mal à réaliser.
—T'as que ça ?
Je reviens du bureau de poste - ce fut étonnement expéditif - avec un carton rassemblant mes quelques affaires qui n'a aucun mal à rentrer dans le coffre de la voiture de mon père. Il ne semble pas plus étonné que ça, j'aime voyager léger après tout, et la plupart de mes affaires est restée chez lui alors... Quelques bouquins, des fringues pliées à la va-vite, ce sera vite fourré dans les quelques étagères et placards. Et puis, ce n'est pas comme si je comptais m'éterniser chez lui. J'ai déjà commencé à regarder les annonces de location.
—Tu dînes avec nous, ce soir ? il demande lorsque le coffre claque lourdement.
—Pourquoi, il y a quelque chose à fêter ?
A peine rentrée que je réfléchis déjà à mille-et-unes façon de rester loin de cet appartement, ou bien enfermée dans ma chambre. Après tout, c'est pas comme si je rentrais pour me tourner les pouces durant tout l'été.
Mon père met le contact, le moteur ronronne et on se met directement en route en poursuivant le fils de cette conversation éparse en mots.
—Bah, tu viens de rentrer, on pourrait dîner tous ensembles et puis...
Sa main quitte le levier de vitesse pour rejoindre son épaisse chevelure qui habille son crâne. Physiquement, je n'ai vraiment rien de lui, et je ne parle pas de sa coupe négligée figée à l'air des punks ou je ne sais quoi, mais bien de la couleur. Il a les cheveux châtain clair des Eisner, quand moi, j'ai hérité de la chevelure bleuet de ma mère. Quoiqu'il en soit, je devine par ce geste qu'il est nerveux, et lorsqu'il se gratte la gorge, il me confirme que sur ce point précisément, lui et moi sommes bien pareils.
—Sa fille rentre pour l'été.
—Sa fille ? je tilt.
Et tout s'enchaîne, les rouages s'enclenchent les uns dans les autres et la mécanique se met à tourner. Mes souvenirs me carabinent et me filent une migraine qui s'installe, je le sais, pour de longues heures.
—C'est ce soir qu'Edelgard rentre de son internat.
A l'époque, Anselma ne parlait que rarement de sa vie privée, j'ignorais même qu'elle avait eu une fille. Elle n'avait que vingt-trois ans, à peine, et vivait seule. Du moins, c'est ce que j'ai toujours cru.
