Une Rencontre
Rencontrer ma « petite sœur ». Ca me fait une belle jambe, tiens, de rencontrer une fille dont je n'ai très sincèrement pas grand chose à secouer. Comme si les choses n'étaient pas assez compliquées ainsi. Mon appartement est envahit, ma vie privée saccagée, et mes émotions sans dessus-dessous. Et le pire, dans tout ça ? Un quotidien que je pensais tranquille totalement ravagé puisque dans son éternelle organisation, mon père n'a absolument pas préparé l'arrivée de cette môme.
J'observe la pièce qui servait autrefois de bureau à mon père sous le chambranle de la porte où je commence à prendre racine. Ses affaires sont encore dans des cartons, son bureau a été vidé, nettoyé, pour accueillir la jeune fille. Le problème ? Le lit que mon paternel a commandé il n'y a qu'une semaine n'est pas encore arrivé et j'imagine mal Mini-Anselma première du nom pioncer sur la moquette qui elle aussi, s'est vu lavée frottée en long en large et en travers. Le vioc a donc proposé de laisser sa chambre à sa conjointe et à sa fille, et de prendre le canapé du salon. Le problème, c'est que j'ai pas envie de tomber sur mon père ronflant comme une forge en allant me servir un verre d'eau, alors dans ma grande bonté d'âme, j'ai proposé de laisser ma chambre à cette môme.
Je m'amuse maintenant à deviner ce qui se trouve dans les énormes cartons débordants d'un ramassis de conneries inutiles - pour la plupart en tout cas - puisque loin de moi l'envie de me retourner pour voir les deux amoureux préparer le repas comme si le monde était fait de rose, et de rose encore. Les entendre est déjà plus qu'insupportable et je ne dis pas ça seulement car je déteste tout ce qui est niais, de près et de loin, mais aussi car voir Anselma entourée des bras musclés de mon père est... particulièrement dérangeant. Mon cœur s'emballe quand je croise son regard, et se brise aussitôt je croise celui de Jeralt.
Les secondes s'envolent, et les minutes s'égrainent sans que je ne m'en rende compte. Je suis plongée dans mon propre silence et pendant un moment, j'ai l'impression d'être ailleurs. Ailleurs mais où ? Mon passé et mon présent se mêlent.
—J'imagine que tout cela doit-être un peu compliqué pour toi.
Je sursaute, me retourne et me perd immédiatement dans les perles parme qui n'ont cessé de briller. L'odeur d'agrume qui se dégage de la chevelure châtain clair m'apaise cependant aussitôt. C'est étrange, tous mes muscles se tendent mais je me sens...
—J'ignorais que tu avais une fille.
—A l'époque, les choses étaient très compliquées.
—Et son père ?
—C'est pour cela que les choses étaient très compliquées.
Compliquées ? S'il n'y avait que cela, de « compliqué » comme elle le dit. Mon père m'a appris que la gamine avait dix-sept ans, ce qui veut dire que lorsque j'ai rencontré Anselma, alors elle n'avait que...
—Deux ans.
—Pardon ?
—Quand tu as commencé à me donner des cours, elle avait déjà deux ans. Et pourtant, je reprends après quelques secondes restée en suspend, tu ne m'as pas parlé d'elle une seule fois en six ans. Et puis, j'ajoute presque sur un ton de reproche cette fois, pourquoi ne l'ai-je jamais vue, ou entendue ?
Elle m'observe comme si mes questions n'avaient aucun sens, peut-être n'en ont-t-elles pas. Je sais qu'elles ne sont pas légitimes, mais ce n'est pas comme si elle et moi n'avions partagé qu'une simple relation élève et professeur. Nous sommes devenues amies, j'ai même développé des sentiments pour elle, et elle...
—Oublie ça, j'imagine que tu as tes raisons, j'abdique devant son silence, et puis, c'était il y a longtemps, tu ne me dois rien.
Je n'avais pas revu cette femme depuis dix ans, c'est une étrangère désormais, et pourtant je lui parle comme si elle et moi étions toujours proches aujourd'hui. Le naturel revient toujours au galop, après tout, surtout lorsque la rancune le nourrit.
—Byleth ?! m'interpelle mon père qui n'a rien entendu de cette conversation lorsque j'attrape les clefs sur le meuble de l'entrée. Où est-ce que tu vas ?
—Je sors, j'ai besoin de prendre l'air.
—Mais Edel-
—C'est bon, je le coupe sans même me retourner, je serai rentrée pour dîner.
Je n'attends pas une quelconque autorisation, proche de la trentaine, je ne suis certainement plus une enfant, et referme derrière moi.
/
Il me reste une bonne heure avant le fameux « repas de famille » et rien que de prononcer ces mots me donne envie de me jeter tête la première sous quatre roues. Qui pourrait se réjouir du bonheur de son père dans de telles conditions ? Je déteste être comme cela, de mauvaise humeur, contrariée et contrariante, mais tout va beaucoup trop vite pour moi. Si seulement j'avais questionné mon père plus tôt au sujet de sa nouvelle compagne alors peut-être que...
La cigarette que je viens de sortir de mon paquet dans ma poche roule sur le sol lorsque quelqu'un me bouscule. J'ai à peine le temps de la ramasser, de me relever en grognant, et de sentir une odeur comme familière caresser mes narines qu'il n'y a déjà plus personne derrière moi.
—Putain... je laisse échapper soulagée de voir que mon dernier tube de huit n'a rien.
Je tapote le papier, retire la poussière et apporte la flamme près de mes lèvres pour tirer ma première latte qui fait aussitôt disparaître l'odeur d'agrumes que j'ai cru pendant une seconde reconnaître. Ma foi, je dois me dépêcher de me rendre dans un bureau de tabac avant la fermeture ou bien la soirée risque d'être particulièrement longue.
Mon précieux paquet tout neuf à la place de l'ancien, je profite de cet interlude de calme pour passer un coup de fils rapidement.
—C'est moi, dis-je lorsque mon interlocutrice décroche au bout de quelques bip.
—Tout va bien chez toi ? Tu as l'air... ailleurs...
—C'est car je suis dans la rue, j'essaie de blaguer pour me détendre.
—Tu sais très bien que ce n'est pas ce que je demande, fait la voix désespérée devant mon humour de famille.
—J'ai connu pire, et puis, ça ne fait pas de mal de rentrer chez soi, même si j'aurais préférée passer les prochaines nuits ailleurs que sur mon canapé.
—C'est toi qui a proposé d'y dormir, je te rappelle.
—Ouais, je parle souvent trop vite tu sais.
—C'est car tu as bon cœur, même si tu ne veux pas l'admettre.
Quelques secondes restent en suspension, j'en profite pour tirer sur ma clope avant de l'écraser et de la jeter dans la poubelle du coin. Bon cœur ? Je n'ai jamais prétendu le contraire, c'est juste qu'à côté de ma copine, tout le monde peut facilement paraitre méchant.
—Je vais pas pouvoir rester longtemps, je dois rentrer pour le dîner pour rencontrer ma « nouvelle petite sœur » je prononce désagréablement sur un ton agacé.
—Byleth... j'entends souffler au bout du fils, je sais que c'est difficile pour toi de voir ta vie chamboulée du jour au lendemain, mais dit toi que c'est surement la même chose pour cette fille. Après tout, elle ne te connait pas non plus.
—Et donc, tu vas me demander d'être gentille avec elle ?
—S'il te plaît, sois gentille avec elle.
Je l'imagine pencher la tête sur le côté et me sourire, elle arrive toujours à m'avoir de cette façon. Difficile de résister à un tel excès de bienveillance. Mais qu'y puis-je ? Je ne suis qu'une femme, avec toute ses faiblesses.
—Je vais devoir y aller, je te rappelle plus tard.
—Je t'aime.
Après le bip de fin d'appel, mon sourire quitte rapidement mes lèvres alors que je me remets en route pour chez moi. Nous sommes fin-juin et le soleil darde de ses rayons ce qui ne me donne bien évidemment pas envie de rentrer. Je n'avais pas non plus envie de m'éterniser au téléphone, et de dire à ma petite amie quelque chose du genre « tu te souviens la prof de musique dont je t'ai parlé, celle dont j'étais éperdument amoureuse ? C'est la nouvelle copine de mon père, et je vis avec elle ». Par tous les Saints, rien que d'y penser... C'est à peine croyable. Il s'agit pourtant d'un cliché, l'élève éprise de son professeur, mais le cliché est brisé ici par le fait que le fameux professeur devient en quelques sortes la nouvelle belle-mère de l'élève, et là, on est plutôt dans le scénario d'un bon vieux navet. Je suis certaine qu'avec un peu de travail, ce scénario pourrait plaire cependant.
