Une Marque
Je suis rentrée avant tout le monde, les parents sont surement sortis déjeuner et Edelgard... Je n'ai aucune idée d'où elle est, et ça m'est complètement égal. Me voila donc devant mon ordinateur, un document word ouvert sur lequel je n'arrive pas à avancer, mon sandwich décroissant minutes après minutes. Au moins, je peux travailler au calme puisque l'appartement est vide. Enfin, « travailler » est un grand mot en ce qui me concerne.
J'ai du écrire une centaine de mots en un peu plus d'une heure, je n'arrive vraiment pas à avancer. Quoi de plus surprenant ? Ma tête est en vrac, mes pensées éparpillées comme si elles se trouvaient aux quatre coins du monde. Par tous les Saints, j'aurais peut-être du accepter la proposition de Mercedes, après tout, mais faire ménage à trois avec son frère... Ca ne me disait rien.
Je fais glisser ma chaise sur le tapis de ma chambre avant de tourner dessus plusieurs fois sans m'arrêter. C'est drôle, elle n'a plus du tout la même odeur qu'avant. C'est sûr qu'avec Edelgard qui la squatte... Pourquoi son lit n'est toujours pas arrivé ?! Je grogne avant de m'approcher à nouveau de mon bureau. La mâchoire posée sur le dessus de ma main, je regarde mon travail qui n'avance pas, lisant et relisant les mêmes mots. Et ça, pendant au moins une heure de plus.
C'est la porte de la chambre qui se referme doucement qui me tire de mes pensées alors que j'étais perdue dans les méandres des problématiques littéraires. Je me retourne, observe ma « cadette » poser son sac près de la porte avant de retirer sa veste, puis faire quelques pas avant.
—Tu es là ? elle demande d'un ton plus calme que ce matin.
—C'est encore ma chambre, aux dernières nouvelles.
Elle soupire sur mon manque de douceur mais elle l'a bien cherché, après tout, à me parler comme si je faisais partie de la plèbe, et elle, d'une grande famille royale, impériale ou qu'en sais-je. Enfin, ce n'est pas tout à fait faux puisque madame - mademoiselle plutôt - est une riche héritière.
—Je peux ? demande-t-elle lorsqu'elle s'arrête devant mes étagères couvertes de livres.
—T'es là depuis des jours, t'as pas déjà regardé ?
—Il n'est guère dans mes habitudes de mettre mon nez dans les affaires des autres.
Je soupire, ferme les yeux une seconde et fait un geste de la main pour lui donner l'autorisation qu'elle attend. La voila à scruter mes bouquins, à s'attarder sur certains, à passer ses doigts toujours gantés sur d'autres. Elle est allergique à la poussière ou quoi ?
—Tu as aussi celui là ? demande-t-elle sans vraiment demander, avant de m'observer.
Je lui donne l'autorisation tacite de sortir le livre d'un léger mouvement de la tête et la regarde séparer le livre de poche de ses congénères. Elle l'ouvre, feuillette à l'intérieur, le referme, observe la couverture, le retourne presque dans tous les sens. Je la regarde faire faire quelques acrobaties et étirements au bouquin, une expression vide, figée sur son visage qui n'exprime pas grand chose à défaut de son éternelle indifférence.
—Tu l'as lu ? finis-je par briser le silence.
—Oui, dit-elle laconiquement avant de s'attarder de nouveau sur la couverture plus épaisse.
—Et ?
—Et ? Eh bien, elle souffle, je trouve que l'histoire n'est pas très originale, un cliché vu et revu.
Elle n'a pas tort mais je trouve néanmoins qu'elle dit cela un peu sèchement.
—Enfin... hésite-t-elle ensuite, ça aurait été un cliché si les deux protagonistes avaient fini ensembles.
—Comment ça ? je l'interroge, ma curiosité soudains sollicitée.
—Dans ce genre d'histoire, le personnage principal souffre toujours, des sentiments non partagés dans un premier temps, la moitié du contenu centré sur le psyché du personnage pris au piège dans sa tête, luttant en vain avec ce qu'il, enfin elle, corrige-t-elle, ressent pour l'autre.
Elle pose le livre sur l'étagère et le pousse lentement à sa place, comblant le vide laissé derrière lui.
—Jusqu'à la déclaration du second personnage qui accepte et avoue enfin que les sentiments sont réciproques, et puis... Happy End.
Un léger sourire, à peine visible, décore ses lèvres avant qu'elle ne reprenne :
—Ici, la protagoniste finis par se faire une raison, et décide de partir emportant avec elle les marques que l'amour à laissé. Aussi cruel cela puisse-t-il paraître, je trouve que cette touche de réalisme colle bien plus à l'histoire qu'une quelconque fin heureuse. Je suis certaine qu'Esther Lyenib a livré un pan de sa vie dans ce livre, même si elle n'a jamais dit qu'il s'agissait d'une autobiographie.
—Intéressant, je réponds simplement. Pour ma part, j'aurais aimé que les deux femmes finissent ensembles.
—Elles ont dix ans de différence.
—Et alors ? L'âge est-il si important ? je demande toute-ouïe de la réponse qui va suivre.
—Non, bien sûr que non.
—Alors quoi ?
—Leurs vies sont bien trop différentes, même si elles partagent toutes les deux des sentiments l'une pour l'autre, eh bien...
—Eh bien ? je répète, impatiente.
—Eh bien, parfois l'amour ne suffit pas.
Des mots qui font mal à entendre, je dois moi-même avouer, car ils suintent d'une cruelle vérité.
—En fait, ajoute-t-elle après quelques secondes restées en suspend, j'adore cette histoire.
Moi aussi, j'adore cette histoire, même si elle finit mal. Enfin, « mal » est à relativiser puisque la protagoniste décide de partir pour se construire une nouvelle vie. Pour oublier. Mais est-il seulement possible d'oublier d'aussi forts sentiments ? Je nourris quelques doutes à ce sujet.
—Qu'est-ce que tu fais ? demande la blanche en approchant du bureau devant lequel je manque d'inspiration.
—Je bosse.
—C'est un manuscrit ?
—Si on veut, c'est censé l'être.
—J'ignorais que tu écrivais, elle me fait remarquer avant d'ajouter : enfin, en dehors de ton travail de critique.
—J'ai toujours aimé écrire, je lui apprends, mais l'inspiration n'est pas toujours au rendez-vous.
Je ferme ma page word, pudique avec mes textes, avant de tourner sur ma chaise pour me mettre face à elle.
—Je sais ce que c'est, elle murmure lentement.
—Tu écris aussi ?
—Non, je dessine, et crois-le ou non mais ce n'est pas si différent du fait d'écrire, comme pour toute forme d'art.
—Tu aimes l'art ? je reste étonnée.
—Bien sûr, pourquoi serais-je à Saint Seiros sinon ?
—Pour le sport, je commence, le prestige, j'ajoute ensuite. Pour ton père ?
Elle fait un geste de recul et se place immédiatement sur la défensive. Je le comprends à la seule manière qu'ont ses bras de se croiser sur sa poitrine.
—Mon père n'a rien à voir là dedans, elle répond froidement, je suis capable de faire mes propres choix.
—Sujet sensible ?
—Ca ne te regarde pas.
—Je n'ai pas fait le rapprochement avec l'académie lorsque j'ai vu ton uniforme, Rhea les a fait changer il y a quelques années.
J'imagine qu'elle s'en moque, je viens de la braquer. Edelgard fait quelques pas en arrière, se tourne, et ses mains trouvent le chemin de son cou où elle défait le bouton de son col pour écarter les pans de tissu avant de tirer sur sa cravate qui refuse de quitter sa peau diaphane.
—Attends, dis-je alors en me levant.
J'approche, elle se retourne sans dire mot, sans même me regarder, et déjà mes mains s'affèrent à défaire le nœud trop serré de la cravate vermeille. Une couleur vive qui, je trouve, ne va pas à tout le monde, mais cette nuance particulière de rouge lui sied à elle parfaitement. Je tire sur le ruban et la libère, ses yeux rencontrent les miens, et déjà je me perds.
—Tu ressembles tellement à ta mère... laissé-je échapper sans le réaliser.
Et de nouveau, ce désagréable pincement au cœur qui me donne parfois envie de mourir. Il me suffit de penser à Anselma pour avoir l'impression que le monde entier me piétine, et d'une certaine façon, Edelgard me donne la sensation d'avoir de nouveau douze ans. Malgré-elle, elle porte le passé de sa mère, et donc une part du mien. Je ne devrais pas transposer l'image d'Anselma sur elle, elle n'a après tout rien à voir avec notre histoire, mais qu'y puis-je ? Dés que je croise son regard, c'est mon premier amour que je vois.
Et puis, mes yeux sont attirés par sa clavicule qui se découvre puisque les liens y sont défaits, par la petite marque linéaire éclaircie par le temps, de laquelle mes doigts s'approchent lentement. La main de la blanche attrape soudain la mienne avec une pression étonnante, et l'expression sévère d'Edelgard s'assombrit.
—Merci, Byleth.
Et sans ajouter mot, elle me tourne le dos, avant de quitter ma chambre, et cet appartement.
