Un Choix

Je n'arrive pas à dormir. Mes yeux sont rivés sur l'écran de la télévision que je ne regarde même pas. Je commence à être lasse de ce canapé dans lequel je dors depuis plus d'une semaine, mais le lit de la gosse n'est toujours pas arrivé. Problème de stock et de livraison, mon père a dit. Ca me fait une belle jambe, à moi.

La journée m'a passablement énervée, en plus, je suis frustrée. Je ne peux m'en prendre qu'à moi même hélas, si je n'avais pas eu la tête ailleurs, sans dessus-dessous également, Mercedes et moi aurions pu passer un agréablement moment, et je n'ai aucune envie de m'adonner à de quelconques pratiques solitaires sur le canapé du salon. En plus, j'entends la porte de ma chambre s'ouvrir, il doit être minuit déjà.

J'observe les petits gestes routiniers et quotidiens d'Edelgard qui se dirige vers la cuisine. Dans cette obscurité rassurante, je ne manque toutefois pas le regard furtif qu'elle me jette quand elle retourne se coucher.

—Tu veux regarder quelque chose ? je l'interpelle avant qu'elle n'ouvre la porte.

Quelques secondes planent mais elle finit pas se tourner vers moi, et comme la dernière fois, je fais de la place quand elle s'approche.

—Qu'est-ce que tu regardes ? demande-t-elle devant l'épisode d'une série qui défile.

—Rien de très intéressant je le crains, un truc qui parle d'un virus, et d'un gamin avec des cornes.

—Tu as une charmante façon de vendre le scénario, j'espère que tu ne feras pas la même chose avec ton livre.

—Encore faudrait-il que je le termine pour cela. Qu'est-ce que tu aimes ?

—Pardon ?

—Regarder, je précise.

Elle réfléchis un instant et c'est mon regard appuyé qui lui force une réponse.

—Je l'ignore, je ne regarde jamais la télévision, mais à t'entendre on dirait bien que je ne manque pas grand chose.

—Tu n'as pas vraiment tort, je lui accorde, un film d'horreur ?

—Sans façon.

—Pourquoi ? je l'interroge, ça te fait peur ? la taquiné-je ensuite.

—Qu'est-ce que tu vas imaginer ! se froisse aussitôt la blanche. Tu n'as qu'à mettre ce qui te fera plaisir !

—T'es toujours obligée d'être autant sur la défensive ?!

—Tu es toujours obligée d'être aussi contrariante ?

—Contrariante ? je m'offusque en me tournant vers elle. C'est l'hôpital qui se fou de la charité ! Je rêve !

Ses bras se croisent sur sa poitrine et j'en fais autant. Elle est insupportable quand elle s'y met ! En fait, elle est en permanence insupportable !

—C'est dingue de se braquer pour si peu, je grommelle dans mon coin.

—Qui est braquée, ici, elle me rend la pareille. Bon, tu le lances, ton film ?

—Ca laisse tomber ses manières, maintenant ?

—Je n'ai pas de manières.

—Bien sûr que si.

Je ne suis vraiment pas aidée, décidément.

Je me tortille en tailleurs tandis que les titres défilent devant mes yeux. C'est pas comme si le catalogue manquait de films en tout genre, mais bizarrement, plus on a de choix, moins on sait quoi regarder.

—Courbaturée ?

—Un peu.

—C'est ta moto.

—J'en fais depuis plus de dix ans, t'étais pas née que mon père me mettait déjà sur un deux roues, ça n'a rien à voir, dis-je avec véhémence. C'est ce canapé.

—Je t'ai dis que tu pouvais reprendre ta chambre.

—On va vraiment avoir de nouveau cette conversation, Edelgard ? je la fixe avec insistance.

—Je l'ignore, tu es toujours aussi têtue, Byleth ?

C'est quoi ça ? Un sourire ? A peine dessiné, mais il est là, j'en suis convaincue. Un peu moqueur aussi, mais je fais avec, ça change de son indifférence, de sa condescendance ou de son agressivité.

—Si c'est pour m'éviter d'y dormir à ta place... elle soupire en se soustrayant à mon regard, ton lit est assez grand pour que tu viennes y dormir.

Que la Déesse soit louée que l'écran de la télévision soit assez sombre pour que la gosse ne me voit pas piquer un fard. Dormir avec elle ? Après tout... Pourquoi pas, elle a raison, mon lit est assez grand, et c'est une gamine, pas comme si je dormais avec une inconnue rencontrée dans la rue, non ?

—Comment cela s'est passé, avec Mercedes ?

—Je te trouve bien curieuse, dis-je en cherchant toujours un film.

—Seulement le temps que tu ne te décides.

—Impertinente aussi.

Elle étouffe un rire entre ses lèvres pincées et je dois avouer que ce son n'est pas désagréable, bien au contraire, il me met plus à l'aise.

—Compliqué, je finis par répondre.

—Je vais finir par croire que c'est ton unique réponse lorsqu'il s'agit d'elle.

Je pose la télécommande sur le coussin et croise les bras derrière ma tête. Mon regard se perd sur le plafond assombrit par la nuit, je n'arrive plus à réfléchir.

—Elle est si gentille, et m'aime tellement...

—N'est-ce pas censé être le cas lorsque l'on est en couple ? m'interroge la gamine.

—C'est une pensée un peu naïve, je lui fais remarquer. Belle, mais très naïve...

Je soupire et place cette fois mes coudes sur mes cuisses tout en me penchant en avant comme pour enfouir ma tête entre mes mains, afin de disparaître. Il fait sombre, mais je sens son attention portée sur moi, des réponses que je n'arrive à livrer mais qui sont pourtant là, qui ne cessent de frapper.

—J'aimais quelqu'un, autrefois, je souffle non sans peine. J'aimais tellement cette personne que chaque fois que je la voyais, je disparaissais un peu plus. J'avais l'impression que mes sentiments pour elle prenaient tant de place qu'il n'y avait plus rien d'autres autour de moi, autour de nous. Mes pensées se dirigeaient vers elle au matin, sans me quitter au soir. Elles me hantaient la nuit.

—Et ? m'interroge la blanche en se tournant un peu plus vers moi.

Ses mèches immaculées contrastent dans cette obscurité ambiante, et son regard parme me transperce de part en part, comme pour me plonger un peu plus dans ce florilège de souvenirs. Edelgard l'ignore, mais elle n'illustre que trop bien ces souvenirs qui me torturent, me rendant encore plus coupable que je ne le suis déjà.

—Elle t'a brisé le cœur ?

—Je l'ai brisé moi-même.

Ce tiraillement est des plus insupportables, j'ai l'impression que mon cœur saigne, mais mieux vaut ça que des larmes dont j'ai depuis longtemps fait le deuil après tout.

—Aimer, c'est aussi savoir lâcher prise. Moi, j'articule difficilement, j'ai refusé de le faire.

—Tu n'es pas amoureuse de Mercedes, je me trompe ?

—Je l'aime, mais... je ne termine pas. Je suis ignoble, n'est-ce pas ?

—Humaine.

Je souris entre mes mains qui masquent l'expression marquée de mon visage reflétant la dualité de mes lourdes pensées. Pourquoi je me confie de la sorte à cette gosse que je ne connais point ? Peut-être parce que c'est plus simple, peut-être ai-je l'impression de me livrer à la femme à qui je ne peux le faire. Je suis horrible.

—T'as pas quelque chose de plus joyeux à raconter ?

—Hélas, je crains ne pas avoir grand chose d'intéressant à dire, rien qui ne pourrait te remonter le moral du moins.

—Et avec ça, tu prétends ne pas avoir de manière ? je me moque soudain tandis que se creuse une marque à la commissure de mes lèvres.

—S'il n'y a que mon phrasé pour te faire penser cela.

—Ton caractère, ton attitude, aussi.

—Tu ressembles à ta mère, mais tu as vraiment celui de ton père en ce qui te concerne, aussi bourrue que lui.

—Voyez-vous ça, ne ce sont guère des compliments sortant de la bouche de mademoiselle-la-maniérée.

—Je ne vois pas comment te dépeindre autrement, si tu trouves que j'ai des manières, laisse-moi te dire que tu ne t'en encombre d'aucune.

J'ai envie de répliquer mais me ravise finalement. Edelgard marque un point, encore.

—Comment sais-tu à quoi ressemble ma mère, au fait ?

—Son portrait est sur le bureau de Rhea.

—Tu vas à l'école demain ? je change soudain de sujet.

—J'ai entraînement en début d'après-midi.

—De quoi ?

—Escrime.

Surprenant, je trouve, mais je me garde de lui faire remarquer à moins de voir encore s'abattre sur moi pléthore de remarques venant de cette petite prétentieuse très hautaine qui se mettrait à coup sûr sur la défensive.

—Tu veux que je t'y emmène ?

—Sur ta moto ? m'interroge-t-elle cette fois plus calmement que lorsque je lui ai proposé la première fois. Ca ira, je préfère marcher.

—On peut prendre la voiture si c'est ça, le problème.

—Qu'est-ce que tu n'as pas compris dans « ca ira » ? me fusille-t-elle soudain. Je... reprend-telle sans attendre une réponse de ma part, ses doigts redessinant ses sourcils laiteux avant de se rejoindre sur l'arrête de son nez. Excuse-moi, je suis fatiguée.

—Alors va te coucher.

Je me love dans le canapé quand elle se lève, elle fait un demi pas en avant, avant de se retourner vers moi.

—Qu'est-ce qu'il y a ? je demande devant son regard qui me toise.

—Tu attends quoi ? Qu'il neige ?

Je lève un sourcils curieux, pas très sûre de comprendre. Quant à la neige, je la vois danser chaque fois qu'elle se meut. Un tableau magnifique que je ne lui ferai certainement pas remarquer non plus.