Un Passé
S'il faut plus d'une heure pour se rendre à sa soirée à pieds, en moto, il ne faut que quelques minutes puisque le quartier dans lequel nous vivons se trouve proche de la limite avec Leicester. Quoiqu'il en soit, il ne nous faudra qu'une vingtaine de minutes pour rentrer, avec un trafic raisonnable, et à cette heure de la nuit, il n'y a pas grand monde.
Une part de moi souhaiterait que cette virée s'éternise. Edelgard est fermement accrochée derrière moi, ses bras m'entourant de part et d'autre comme si j'étais sa ceinture de sécurité. D'une certaine façon, c'est probablement le cas. Même à travers nos casques, je sens l'odeur de Bergamote qui m'enveloppe, et vois ses longueurs albâtres se soulever derrière nous. La chaleur que je ressens dans mon dos est plus grisante que la première fois que j'ai démarré une moto et que je me suis lancée sur les routes, à la découverte du monde, libre comme l'air.
Nous arrivons bien trop tôt à mon gout et j'ai à peine mis la béquille de sécurité latérale, le pieds au sol, que j'ôte mon casque afin de respirer. Heureusement, les nuits sont plus fraîches que le sont les journées.
—Edelgard ? On est arrivée.
Mais la fille ne bouge pas, ses bras toujours solidement fixés à ma taille, sa poitrine lovée dans mon dos.
—Edel... ?
Elle ne dit rien, elle ne bouge pas, et pourtant, c'est tout son corps qui tremble. Ce n'est qu'après de très longues secondes, alors que j'essaie de me tourner un peu plus pour tenter de lire son expression masquée par le plastique teinté, en vain, qu'elle se meut de nouveau. Et le temps, de enfin, semble reprendre son cours.
—Tout va bien ? je m'enquiert aussitôt ses cheveux libérés de la coque épaisse.
—Ca va.
Ses joues sont marquées par la présence des protections mais je sais que c'est autre chose qui ravage son visage, bien que je ne sache quoi. Elle ne me dira rien, et c'est sans m'en rendre compte que ma main se pose sur le dessus de sa tête, comme pour la rassurer, sans vraiment savoir le faire. Que puis-je faire d'autre ? Elle me parait si fière, mais aussi si fragile.
—Rentrons.
/
Je trouve la gamine particulièrement silencieuse depuis que nous avons passé la porte. Depuis qu'elle est descendue de ma bécane, pour être plus précise. Que cela soit lorsqu'on entrait dans l'ascenseur, lorsqu'il montait au onzième, lorsque j'ouvrais la porte, et même maintenant, alors que je lui tend un verre d'eau fraîche qu'elle saisit aussitôt, elle demeure... ailleurs. Si son regard est vide, ses pensées semblent bien là. Je sais que si je la questionne sur ce point, elle se braquera immédiatement, alors je tente autre chose.
—Alors comme ça, Dimitri est ton demi-frère ?
—Il demeure également mon plus grand rival, elle ouvre enfin la bouche. C'est lui que j'affronterai lors de la finale du tournoi.
—Comment peux-tu en être certaine, puisque c'est un tournoi ?
—Parce que c'est lui, le meilleur.
Je vois. Je ne pensais pas qu'elle était si modeste et la voila pourtant à vanter les talents d'un autre.
—Enfin, si je ne me compte pas dans le lot, bien sûr, elle sourit avant d'avaler une gorgée qui je l'espère, lui rafraîchie les idées.
—Je me disais bien... je souffle la reconnaissant mieux là. C'est ta mère, ou bien ton père, qui s'est marié ? j'ose ensuite demander.
—Les deux, mais concernant Dimitri, il s'agit de ma mère.
—Ton histoire parait tellement compliquée... je soupire avant d'avaler moi aussi un immense verre qui me noie littéralement la gorge.
—Ne pose pas la question si tu n'es pas prête à faire l'effort de comprendre, Byleth.
—Tu recommences.
—Recommences quoi, au juste ?
—Tu te braques.
Et la voila qui plonge son regard parme à la surface de l'eau. Un reflet qu'elle ne quitte plus, pas même lorsque j'approche.
—Explique-moi, j'écouterai.
Elle souffle, je suis plutôt du genre têtue, en général, mais elle sait également que je ne forcerai pas la discussion si elle ne souhaite point en parler. Cependant, ses lèvres s'ouvrent, et les mots s'en échappent, s'assemblant un à un comme des morceaux de sa vie.
—J'avais douze ans lorsque ma mère a épousé le père de Dimitri, nous sommes allées vivre là bas, dans le quartier de Firdiad, au nord de la ville. Ils ont divorcés trois ans après cela, mais Dimitri était fils unique, et nous sommes devenus plus proches que je ne l'ai jamais été avec mes autres frères et sœurs.
—Tu en as beaucoup d'autres ? je lui demande alors.
—J'imagine.
Je lève un sourcils curieux sur elle, pas certaine de comprendre, et face à mon expression qui l'interroge, elle décide donc de continuer.
—Nous étions onze, autrefois, du moins pour ceux que je connaissais, de près ou bien de loin, mais mon père n'a jamais été le genre d'homme qui se contente d'une seule femme, pour dire les choses ainsi.
—Ils se sont mariés quand ? je la questionne, incrédule.
—Jamais, dit-elle laconiquement, m'interpellant vivement. Je suis l'un de ses nombreux enfants illégitimes. Ils se sont aimés, elle poursuit sans me laisser réagir, mais... Mon père a fait un mariage arrangé, et ma mère n'a plus supporté de vivre dans l'ombre de sa femme, ni dans celle des autres.
—Tu avais quel âge, quand vous êtes parties ?
Chacune de mes questions me rend un peu plus coupable, un peu plus égoïste. Une part de moi désire sincèrement découvrir sa vie, la découvrir elle, mais une autre cherche également à trouver des réponses que je n'ai jamais eues...
—Je ne suis jamais vraiment partie, c'est lui qui a eu ma garde.
Et tout fait sens, tout s'emboîte parfaitement, tout fait écho. Et je comprends. Je comprends pourquoi l'existence même d'Edelgard m'échappait, à l'époque. Elle échappait aussi à Anselma.
—Si tu me trouves maniérée, elle ajoute en me faisant cette fois parfaitement face, c'est sans doute car j'ai grandi dans un « palais doré ».
—Un palais doré, tu dis ? J'ai pourtant bien du mal à y croire.
—Ca aussi, sourit-elle à peine, c'est la première fois que l'on me le dit.
Edelgard et moi ne venons pas du tout du même monde, ils sont d'ailleurs plutôt aux antipodes. Moi, j'ai toujours eu soif de liberté, j'ai toujours aimé faire ce que j'avais envie de faire, et mon père partageant cette philosophie m'a toujours laissée faire. On est pareil, lui et moi, et puis quand ma mère nous a quittés, nous avons tous les deux eu besoin de revivre... Pour moi, cela est passé par beaucoup de choses, le sport, la musique, la moto et aujourd'hui encore, je passe mon temps à chercher un moyen d'échapper à la cruauté que le monde met parfois dans nos vies. C'est pour cette raison que j'aime lire, mais surtout écrire. Pour échapper à tout ça.
Je longe le bar de la cuisine pour le contourner et retourner côté séjour, où la gamine est assise sur une chaise haute à hauteur dudit bar. Mon regard plonge dans l'océan parme à peine je croise ses yeux, c'est fou, il suffit vraiment d'un rien pour qu'il m'emporte. Il est si... profond, que même en m'y noyant, je ne pourrais en mesurer la profondeur, ni y trouver les trésors qu'il recèle. Et ces quelques pensées ? Elles me volent un sourire.
—Tu n'ignores sans doute pas que mon père est un homme très puissant...
En fait, je l'ignorais il y a peu encore, mais inutile de l'interrompre pour cela.
—Lorsque je suis retournée vivre avec ma mère, il n'a pas cessé de me faire suivre.
Je comprends mieux pourquoi cette sensation d'être suivie, et d'être surveillée, en permanence, lui déplaît à ce point. Et ce n'est bien sûr qu'un euphémisme. J'ignore si elle me croit, quand je lui affirme que ce n'est pas mon cas, car la vérité, c'est que...
—Je voulais seulement être avec toi, je pense tout fort.
Ses yeux s'agrandissent et j'ai l'impression de me prendre chaque vague de plein fouet. Je n'ai qu'à peine le temps de réaliser mes mots mais surtout leur sens, que je sens déjà mes joues devenir rouges. Par tous les Saints, pourquoi lui ai-je dis cela ?
Assise sur la chaise haute, elle fait presque ma taille et sans que je ne m'en rende compte, sans que je ne le contrôle, sans même que je ne l'ordonne, mes doigts remontent le long de ses mèches céruses devant son regard stupéfait. Que suis-je en train de faire ? Qu'importe, il est déjà trop tard et les battements de mon cœur éprouvent ma poitrine. Il bat si fort que même Edelgard ne peut l'ignorer. La seconde d'après, nos souffles sont si proches, et un peu plus quand je me penche vers elle jusqu'à rencontrer la surface duveteuse de ses doigts gantés qui se posent sur mes lèvres.
—Ne fais pas ça... elle murmure de façon à peine audible. Allons dormir, Byleth.
Il bat si fort, mais fait si mal. A quoi suis-je bien en train de penser pour m'égarer ainsi ?
