Un Partage
Les filles discutent dans la cuisine, de tout, de rien, de la défaite d'Edelgard qui les a toutes surprise. J'essaie de me concentrer sur ce que je fais néanmoins, afin de ne pas brûler une énième crêpe. L'odeur de la pâte cuisant à feu doux me donne l'eau à la bouche mais je préfère attendre d'avoir terminée pour en manger une. Et puis, la politesse veut que l'on propose d'abord aux autres alors... Alors j'attends. Quelle plaie. Ce qui me réconforte, c'est que Lysithea est certainement bien plus impatiente que moi, elle ne cesse de regarder vers la cuisine et j'entends ses pensées qui disent « t'as pas encore fini ? » chose à laquelle je répondrais qu'elle n'a qu'à faire ses crêpes elle-même. J'imagine qu'elle est trop petite pour ne serait-ce que voir par dessus le plan de travail. Je suis si cruelle, si moqueuse, et le sourire qui s'empare de mes lèvres s'étire un peu plus lorsque je le réalise.
—Qu'est-ce qui te fait sourire ainsi ?
Lorsque je lève les yeux de ma poêle, je rencontre aussitôt les orbe parme qui me fixent. Par tous les Saints, pourquoi ne puis-je même pas me moquer silencieusement en paix ? Je vais devoir trouver une excuse, maintenant. Si j'arrive à me concentrer du moins, car Edelgard sort de la douche et elle émane la Bergamote à des pâtés de maison, c'est certain.
—Oublie ça, elle perd patience, tu as bientôt fini ?
—Pourquoi, t'as les crocs ?
—Non, je pense seulement que tu devrais être avec nous, et non dans la cuisine.
—Voyez-vous ça, elle se fait du soucis pour moi.
—N'exagère pas, Byleth.
La revoilà, cette petite once de condescendance, lorsqu'elle place l'une de ses mains sur sa hanche, et que la seconde balaye ses cheveux d'un très gracieux mouvement. Je commence à m'y faire, je commence même à l'apprécier, cette posture.
—J'ai bientôt terminé, oui.
—Bien, rejoins-nous quand tu auras fini.
Condescendante et autoritaire, la gamine.
—J'ai parlé à Dimitri, je lâche tant qu'elle peut encore m'entendre.
Elle s'immobilise au moment même ou je retourne une crêpe mais je doute que ce soit l'odeur qui la retienne.
—Pourquoi l'as tu laissé gagner ? je demande.
Ce geste aussi, je le connais par cœur : ses doigts redessinant ses sourcils avant de se rejoindre sur l'arrête de son nez.
—Alors il avait raison, soufflé-je en versant une nouvelle louche de pâte, comme si de rien était.
—Qu'est-ce que Dimitri t'a dit ? elle demande après avoir vérifié que personne ne pouvait nous entendre.
Elle fait le tour du bar pour passer côté cuisine, et son regard me brûle plus que le feraient les flammes qui séduisent ma poêle à crêpes. Si je ne choisis pas mes mots, je vais passer un sale quart d'heure. Du tact, Byleth, répète-le avec tact, me dis-je à moi-même.
—Rien de spécial, juste que tu avais volontairement perdu.
Jusque là, mes mots s'enchaînent plutôt bien.
—Il m'a montré ton oncle, aussi.
Ha, la partie concernant son oncle semble l'intéresser plus que la défaite volontaire dont je viens de l'accuser, ses lèvres se sont pincées et une marque se dessine entre ses sourcils laiteux.
—Je t'expliquerai plus tard, Byleth, j'entends alors que je termine la dernière crêpe - alléluia - que j'ajoute a ma pile bien épaisse.
Je reste perplexe devant cette affirmation, convaincue que lorsque nous serons seules, elle et moi, elle m'enverra paître si je la questionne de nouveau. Je ne vais pas la forcer, alors, que puis-je faire d'autre à part acquiescer ? Et la suivre jusqu'à la table du salon sur laquelle je dépose les précieuses tant attendues.
—Ha ! C'est pas trop tôt !
Ce reproche est censé vouloir dire merci ? Chose qui va être compliquée puisque je n'ai même pas le temps d'aller chercher Nutella et confiture que Lysithea engouffre une crêpe dont elle ne fait que deux bouchées. Et ce n'est pas une façon de parler. Je suis fascinée par ce pliage ingénieux qui lui permet de les manger en deux fois seulement. Cette fille est vraiment surprenante. Les deux autres sont plus raisonnables, ou bien est-ce seulement car elles attendent que je pose la garniture... Qu'est-ce que je suis devenue ? Après avoir joué le commis, me voila maintenant serveuse.
—Et toi, qu'est-ce que tu veux ? je demande en regardant Edelgard, la seule à ne pas s'être encore servie.
—Je peux la faire moi-même, tu sais.
—Je sais.
Elle sourit, j'en fais autant. J'aime cette tranquillité - je la sais éphémère - installée depuis la fin de la compétition.
—Alors ? j'insiste.
—Byleth, tu vis avec elle depuis un mois maintenant et tu ne sais pas ce que préfère Edie ? Quelle sœur indigne !
J'arrête de répéter que je ne suis pas sa sœur puisque ça rentre visiblement par une oreille avant de ressortir par l'autre.
—La sœur indigne la voit tantôt avaler des beignets bourrés de confiture, tantôt avaler des tablettes de chocolat toutes entières !
—Qu- Qu'est-ce que tu racontes, c'est faux !
—Bien sûr que non, je réplique à la blanche, tu ne t'en rends même plus compte !
Ses sourcils dessinent des arcs de cercle et ses bras se croisent sur sa poitrine, ha, mademoiselle est offusquée, nous y voila donc !
—Sérieux, je me suis plus d'une fois demandée comment tu pouvais garder une taille de guêpe avec tout ça.
—Dit celle qui ne se nourrit que de sandwich et de pizza ! surenchérit ma chère colocataire.
—Dont certaines sont au légumes !
—Recouverts de fromages ?
—Ouais ouais, c'est pas de moi qu'on parle, là, d'accord ?
Je la braque, elle me braque, chacune essayant de faire entendre raison à l'autre mais aucune de nous n'a tort. Et puis, le silence trouve ses aises. Pourquoi personne ne dit rien, là ?
—Do- Dorothea ! Ingrid !
—Je ne prendrais pas ta défense, Edie ! J'attends cependant l'explication sur l'entretient de ta silhouette avec beaucoup d'impatience !
—C'est également mon cas, prend la peine de préciser la blonde avec une expression feignant l'indifférence.
—Ho, Ingrid, ma puce, tu es parfaite comme tu es !
Ha, quelle horreur, me voila soudain plongée dans une affreuse comédie romantique avec les deux qui se regardent les yeux en cœur. Par pitié, que quelqu'un me donne une corde, ainsi qu'un tabouret.
—Bon, ça suffit, mangez, je fais en tendant une crêpe dans laquelle j'ai mis moitié de confiture moitié de chocolat à Edelgard.
Elle est perplexe devant ma création. Une création que j'ai déjà pu tester à de nombreuses reprises et que je trouve délicieuse, pour ma part. Allons, elle va pas me faire croire qu'une petite crêpe lui fait peur, non ?
—Et si tu nous jouais quelque chose, Byleth ? demande tout à coup la chanteuse qui ne quitte plus le piano des yeux.
Elle en pose même sa crêpe avant de s'essuyer les mains afin de mieux apprécier le touché du bois lorsque ses doigts se posent sur la surface de l'imposant instrument.
—Et donc, ce secret pour garder la taille fine ? je fais à l'attention de ma « petite sœur » par alliance qui a bien évidemment déserté la table elle aussi pour rejoindre son amie, comme l'ont fait les deux autres.
—Aller, juste un morceau ! insiste Dorothea.
—J'ai pas très envie, ça fait des années que je n'y ai pas touché.
—Vraiment ? Pourtant je t'ai surprise à jouer, l'autre jour.
Tsss, elle ne m'aide vraiment pas, celle-là, bien au contraire. J'ai même l'impression que l'expression fermée sur son visage vient de balayer celle accusée de tout à l'heure. Son changement d'humeur, par contre, lui, je ne m'y fais vraiment pas.
—Tu n'as qu'à refaire la même chose.
—Hors de question.
—Pourquoi cela ? elle n'arrête plus.
—Ai-je besoin d'une raison pour refuser quelque chose ? T'as pas le monopole de tout pouvoir décider !
Je perds au moins une vie par sa seule façon de me regarder, ou plutôt, de me toiser, de ses airs supérieurs mais surtout contrariés. Elle comprend pas quoi dans le fait que je n'ai pas envie de jouer quelque chose qui me rappel ma rupture ? Et plus encore.
—Vous êtes vraiment insupportables... je lâche quand mes doigts s'écrasent sur le clavier, avant de se mettre à danser.
Et puis, les notes décollent, une à une, puis par dizaines jusqu'à résonner partout dans cette pièce où dièses et bémols ont remplacés silence et désaccords. J'ignore la fausse note que je lâche en route, ça fait longtemps que je n'ai pas joué celle-ci, et me laisse emporter par les paroles de la chanson que je joue qui elles, enveloppement mes pensées, jusqu'à son dernier mot.
—Save Your Tears... j'entends murmurer lorsque les vibrations laissées par chaque son font tracé plat.
Pourquoi Edelgard a-t-elle l'air si déçue ? Je n'arrive définitivement pas à la comprendre. Comme si cette chanson n'était vraiment pas ce à quoi elle s'attendait mais que, d'une certaine manière, elle n'était pas surprise. Ou bien déteste-t-elle seulement celle-ci... Qui sait ? Elle, j'imagine.
