Une Histoire
Les filles sont parties en fin d'après-midi. Dorothea a reconduit Lysithea et concernant Ingrid et bien... Ce qu'elles comptent faire leur appartient même si mon imagination aime faire des suppositions, et celles-ci ne sont pas tout à fait chastes. Décidément, il faut vraiment que je trouve un moment pour penser à cela où je vais imploser, mais pour l'heure, j'ai les mains dans l'eau chaude, couvertes de mousse sentant bon la fleur d'oranger. Je dois avoir un truc pour les agrumes.
—J'ai les crocs, je soupire bruyamment sentant mon estomac gronder.
—Tu plaisantes, j'espère.
—Je te rappelle que je n'ai mangé qu'une seule crêpe puisque Lysithea a tout englouti avant même que je ne termine ma chanson. Je crois d'ailleurs qu'elle avait tout avalé avant même que je ne commence...
—Ton choix était étonnant.
—Comment ça ?
—Moderne.
—Les pianistes ne font pas seulement du classique, tu sais.
—Pourquoi avoir choisis celle-là ? Parce qu'elle te rappelle ton pre-
—Non, je la coupe avant qu'elle ne finisse, pas du tout en fait.
Je rince quelques couverts que je pose à côté, qu'Edelgard attrape aussitôt afin d'essuyer avant de les ranger dans les tiroirs. Quelle drôle de tableau l'on représente, elle et moi, à effectuer de simples corvées comme si l'on appartenait vraiment à la même famille. Dans les faits, cela ne me déplaît pas, mais quand je l'observe comme je le fais à l'instant, lorsque mes yeux se perdent sur ses cheveux neigeux, sur sa nuque diaphane quand elle tourne la tête, sur ses hanches quand elle se met sur la pointe des pieds pour atteindre les placards... Ce n'est définitivement pas comme une sœur que je la désire.
—Pour tout te dire, c'est juste parce que je l'affectionne énormément, et c'est la dernière que j'ai apprise à faire alors...
—Tes réponses sont toujours aussi simples... elle finit par sourire.
—Les tiennes toujours aux abonnés absents.
—Très bien, abdique-t-elle devant ma persévérance. Tu veux savoir pourquoi j'ai laissé Dimitri gagner ?
—Je t'avoue que je n'imaginais pas que tu étais une personne acceptant la défaite.
—Et je ne peux te contredire sur ce point.
—Je ne te suis pas.
—Je n'ai pas perdu, bien au contraire, tenir tête à mon oncle est à mes yeux la plus belle des victoires.
L'homme influent au regard semblable mais bien plus sévère que le sien ou celui de sa mère, je repense en revoyant le type dans ma tête. Je me demande quel genre de personne il est mais elle me devance et continue avant même que je ne pose la question.
—Mon père est un homme influent et mon oncle, Volkhard, travaille avec lui depuis que mes parents se sont rencontrés. Lui aussi, a toujours aimé le pouvoir, alors quand ma mère est partie, lui est resté. J'étais d'ailleurs la parfaite excuse pour cela.
Elle dit cela avec une telle indifférence qu'on dirait qu'elle est devenue imperméable à ces histoires familiales compliquées. Pourtant, si elle a souhaité « tenir tête » comme elle le dit à son oncle, c'est que cela la touche encore.
—Cela en dit long sur la considération qu'il me porte, n'est-ce pas ? Quoiqu'il en soit, il me surveille puisque la seule préoccupation de mon père est que je réussisse. Que je sois la meilleure.
Un homme détestable, donc, grosso-modo. Pire encore : une ordure.
—Je me doutais que mon oncle serait présent aujourd'hui, c'était un événement important, mais ce n'est qu'une fois mon duel avec Ingrid terminé que je l'ai aperçu. Pour tout te dire, je n'avais rien prémédité et comptais bien remporté la victoire, à l'origine.
—Et Hubert ?
—Dis moi, tu es au courant de bien des choses, je vais finir par croire que tu m'espionnes.
—Disons seulement que tes amies parlent beaucoup, je souris malicieusement devant son expression étonnée.
—Alors disons seulement que c'est compliqué pour Hubert.
—Ca, c'est mon excuse ! je fais en levant ma louche recouverte de mousse.
—Tu es vraiment irrécupérable quand tu t'y mets, tu le sais, ça ?
—Mais c'est pour ca que tu m'aimes, non ?
Ce qui ne devait être qu'une blague n'a pas tout à fait l'effet escompté puisqu'Edelgard se fige devant ma louche qui goutte maintenant sur le sol. Je suis presque sûre que ses joues ont pris une autre teinte.
—Enfin, tu sais, c'est ce qu'on dit quand...
—Je sais, elle me coupe sans que je ne finisse.
Okay, malaise, et comme j'ai pas encore commandé ma pizza, le livreur risque pas de nous interrompre pour me sauver la mise.
—C'était seulement une plaisanterie, je me sens obligée de préciser quand je constate qu'elle se renferme sur elle même.
Ses mains se lèvent, j'imagine que son réflexe est de vouloir croiser ses bras sur sa poitrine, et j'ai d'ailleurs l'impression qu'elle se retient de le faire. Elle est tellement... susceptible, ou bien fragile, qu'en sais-je, pour réagir de la sorte. Les deux, sans doute.
—On la commande, cette pizza ?
—Tu n'as pas envie de cuisiner quelque chose, à la place ?
—Je ne sais pas cuisiner, j'avoue sans honte.
—Tu nous a pourtant fait des crêpes tout à l'heure.
—Les crêpes, c'est bien la seule chose que je sais plus ou moins faire. Les crêpes et le café, je tiens à préciser.
—Rien ne vaut le café de ton père, et donc le tiens également, je ne peux le nier, elle sourit de nouveau ma blague déjà et heureusement à cent-mille lieux d'ici.
—Lui, ne sait même pas faire la pâte à crêpe, je préfère la prévenir. Une des nombreuses choses que je ne tiens pas de lui... j'ajoute injustement.
—Tu devrais profiter de la présence de ton père, tu en as un, au moins.
—Et toi tu as une mère, mais je ne te fais pas la morale sur ta façon de te comporter avec elle.
Mes mains se posent brusquement sur les rebords de l'évier mes paroles à peines prononcées mais pas pour autant envolées. L'écho de mes mots résonne encore dans ma tête, et certainement dans la sienne.
J'en ai marre de nos échanges qui ne mènent jamais nulle part. Un coup chaud puis froid, de nouveau chaud avant qu'elle ne devienne même glaciale. Est-ce vraiment impossible que l'on arrive à s'entendre ? A discuter sans se provoquer, sans piquer, sans avoir quelque chose à se reprocher ou redire ?
—Tu as raison, excuse-moi, je ne suis personne pour te dire comment tu dois te comporter, elle murmure sérieusement. Et je suis certainement aussi mauvaise cuisinière que toi alors tu devrais commander ta pizza.
—A quoi ? je m'adoucis de nouveau.
—Pardon ?
—Tu la veux à quoi, la pizza ?
Je retrouve mon calme, elle aussi, puis approche lentement tandis que j'ouvre déjà la carte de la pizzeria du quartier sur l'écran de mon téléphone. J'ai toujours les crocs après tout.
—Décidément, dés qu'il s'agit d'une pizza, c'est la seule et unique chose qui t'obsède.
—Une grande histoire d'amour comme tu peux le voir, je lui confirme sans vergogne.
Son épaule se colle à la mienne tandis qu'elle jette son dévolu sur mon écran où défilent des pizza toutes plus alléchantes les unes que les autres. Sa main se lève devant mes yeux comme si le temps s'écoulait au ralenti, puis ses doigts font remonter la page sur laquelle les différents mets sont décrits. J'ignore ce qui m'interpelle le plus, son odeur qui n'a jamais paru si intense et qui s'engouffre dans mes poumons dévorant tout sur son passage, ou bien ses mains marquées qu'elle n'a pas pris la peine de ganter après avoir terminé d'essuyer et de ranger la vaisselle.
D'un petit mouvement à peine perceptible, je verrouille l'écran et mes doigts glissent lentement sur les siens jusqu'à saisir entièrement sa main. Elle se laisse faire, étonnant, quand mon pouce caresse l'intérieur de sa paume. Elle ne peut plus le cacher, maintenant, ce passé gravant sa peau et pour toujours imprimé.
—Qu'est-ce qu'il s'est passé, Edelgard ?
Ses doigts se referment comme si elle tentait d'échapper à des réponses que mes caresses imposent, emprisonnant les miens dans ce même geste.
—Un accident.
Elle inspire profondément avant de souffler très lentement, et cette fois, je peux affirmer que ce n'est pas parce que je l'exaspère. Alors, je la laisse se confier, car rares sont les fois où elle se livre de la sorte.
—La voiture dans laquelle mon père et moi nous trouvions à quitté la route, elle s'est renversée plusieurs fois, ma ceinture a été arrachée sous le choc et... elle inspire de nouveau, souffle encore plus lentement, et reprend. Et, je suis passée au travers du pare-brise, lorsque les secours sont arrivés, j'étais à une dizaine de mètres du véhicule.
—Je... n'arrivé-je plus à articuler
Des liens se forment dans ma tête et les mots de Lysithea me frappent. Je repense alors à toutes ces fois où Edelgard a préféré marcher plutôt que de rentrer avec moi, à tous ces refus tandis que j'insistais, encore et encore, sans chercher à voir plus loin que ce que je voulais voir. J'ai encore mis les deux pieds dans le plat. J'ai l'impression que le souvenir de ses bras qui m'étreignaient resurgit, mais surtout celui de son corps tremblant.
—Tu ne t'es jamais demandée pourquoi mes cheveux étaient blancs ? La peur que j'ai ressentie, ce jour là, a été si forte qu'ils ont perdu leur couleur...
Alors c'était donc ça, la raison. Je m'étais en effet questionnée, mais imaginais que comme pour toutes autres choses très banales, elle ne répondrait pas, prétextant que cela ne me concerne pas. Finalement, les réponses viennent d'elles-mêmes.
—Avant cela, je ressemblais encore plus à... mais elle ne finit pas.
A sa mère, je pense donc. Pourquoi n'a-t-elle pas terminée sa phrase ?
—Quoiqu'il en soit, c'est après cet accident que ma mère a pu récupérer ma garde, mon père s'en est sorti mais garde de très lourds séquelles de tout cela, c'est aussi pour cette raison que c'est mon oncle se fait si... présent, elle s'arrête une demi-seconde, dans ma vie, pour mon plus grand drame toutefois.
Je ne sais plus quoi dire, alors mon seul réflexe est de la prendre dans mes bras, et d'accepter les battements de mon cœur qui s'emballe quand je les referme sur elle.
—Tu n'es pas obligée de faire cela, c'était il y a longtemps maintenant, je n'ai nul besoin d'être réconforter.
—Je sais, dis-je avant de laisser la vraie raison sortir, mais j'en avais envie.
—Toi et la simplicité de tes réponses...
Je souris en enfouissant mon visage dans sa chevelure albâtre qui décharge toute sa fragrance sur et en moi.
