Aleksander leva la tête, éreinté. Autour de lui, les arbres grisâtres couverts de gel semblaient ployer sous les bourrasques. Il prit une grande inspiration, essayent de calme sa respiration haletante. Tous ses muscles, malmenés par sa cavalcade, étaient endoloris.
Ils n'auraient pas du s'aventurer aussi près des frontières fjerdiennes.
L'air frais de novembre frappait ses joues rougies par l'effort et le froid, asséchait sa gorge. Il déglutit, leva les yeux aux ciel. Des nuages menaçant continuaient à s'amonceler au dessus de leurs têtes et le ciel se teintait d'une bleu sombre tirant sur le noir, lui rappelant l'urgence de la nuit à venir. Il pesta.
Tirant sur les rennes de son cheval pour le ralentir, il jeta un coup d'œil en arrière, évaluant les dégâts. Il scruta les trois hommes qui le suivaient. L'attaque par les fjerdien avait été rude, il avait perdu un homme, son seul soigneur, et les autres avaient subis des blessures non négligeables. Il distingua Ivan en premier, le visage dur et rigide, l mine plus sombre encore que d'habitude. Il avait une des ses mains drapés autour de son torse et son visage impassible se tordaient régulièrement en une demie grimace à peine contenue à chaque pas de son cheval. Derrière lui, Karen, haletante, regardait le sol, hagarde. Enfin, sur le dernier cheval, se tenait Maksim, penché en avant, presque allongé sur l'échine de sa monture, les yeux mi clos.
Aleksander se figea.
Sur le flanc de son cheval, l'immense traînée rougeâtre ne présageait rien de bon.
—-
Elia écarta délicatement un des pans de son épais rideau pour observer les formes qui approchaient de sa cabane.
Ils étaient quatre.
Une arrivée au crépuscule, se dit elle, ils ont du dirigés par les villageois.
Sa maison n'était pas difficile d'accès, mais pouvait facilement passer inaperçue, enfouie dans les bois. Ils semblaient avoir été bien conseillés, car le premier homme, descendu de cheval se dirigea d'un pas ferme vers sa porte d'entrée enjambant sans ménagement le portillon de son jardin.
"Un Soigneur!" Une requête simple, impérative, sans appel. Une voix, un ordre qui demandait une exécution immédiat.
Elia répondit à cet appel en une fraction de seconde et devançant l'intrus, elle ouvrit grand la porte.
Elle ne connaissait pas son visage, mais son long kefta noir teinté d'éclaboussures écarlates ne laissait aucun doute. Le général Kirigan.
Derrière lui, un grisha avançait difficilement, traîné par deux autres, visiblement blessé. Le sang d'Elia ne fit qu'un tour. Elle s'avança vers celui ci d'un pas vif. Avant qu'elle ne dépasse l'homme en noir, celui ci l'interrompit, une main sur son épaule. Elle leva les yeux vers lui. De toute sa hauteur il la toisa, dubitatif :
- Vous êtes une Soigneuse ?
Le ton interrogatif la surpris. Il y avait certes des grisha dispersés dans le pays qui avaient fui la guerre, et que le Général n'avait pas jugé indispensable de poursuivre, mais elle fut surprise qu'il puisse imaginer qu'un de ceux là avait établi son refuge dans un coin aussi reculé. Elle haussa les épaule, et se dégagea.
- Non je suis médecin.
Il ferma les yeux, et sa mâchoire se crispa.
- Ce ne sera pas suffisant, dit il dans un soupir et sa voix était empreinte d'un abattement tangible.
Elia ignora sa réponse et atteignit les trois soldats. Celui du milieu était aussi pâle que la brume qui les entourait. Il semblait sur le point de s'effondrer, sa jambe droite tordue dans un angle peu physiologique. S'il continuait une seule seconde à s'y appuyer dessus, elle ne pourrait plus rien faire.
- Posez le là !
Elle désigna un brancard devant son perron, protégé par un auvent de fortune. Les deux soldats acquiescèrent et allongèrent leur compagnon sur la surface gelée de tissus. Le blessé poussa un gémissement à peine audible, ses yeux peinant rester ouvert. Elle sortit une paire de ciseaux et tailla en deux coups une large ouverture dans son pantalon. Elle plissa le yeux, et l'un des deux autres grisha laissa échapper un juron. Une large plaie sanguinolente scindait le tibia de celui qui semblait s'appeler Maksim, d'où s'échapper un fragment nacré. Elia ne cilla pas, sortit rapidement de la poche de son tablier un ruban et une fiole. Elle la passa à un des hommes :
- Faites lui boire ça.
Puis elle s'adressa au blessé, et sa voix s'adoucit.
- Ca va aller, Maksim. Bientôt, la douleur va disparaître.
Aleksander secoua la tête et grimaça. Pas suffisant. Trop de sang, trop longtemps. Une fracture ouverte à Little palace, entouré de ses Soigneurs, aurait été chose facile. En pleine campagne, il avait déjà un maigre espoir de voir Maksim passer la nuit.
Pourtant, la jeune femme qui s'affairait autour de son Inferni avait l'air sûre d'elle. De sa voix, elle maintenait Maksim conscient, et de ses mains, elle enserra la plaie dans un tissus blanc, qui s'imbiba de rouge en quelques secondes. Elle en prit un autre et recommança, puis, entoritillant les extrémités du ruban autour de ses doigts, elle serra fort, provoquant chez son patient un glapissement de douleur. Aleksander détourna la tête, passant nerveusement sa main dans ses cheveux.
Mais la respiration de Maksim ralentit, moins saccadée et plus profonde. Il ne gémissait plus, le contenu de la fiole semblant avoir fait son effet, et le tissus qui encerclait la jambe de Maksim n'était plus nappé de rouge.
La jeune femme se leva, sa chevelure cascadant sur son torse qu'elle replaça d'un geste mécanique derrière ses oreilles.
- Il n'a pas perdu trop de sang. Emmenez le à l'intérieur.
- Attendez ! - intervint Kirigan d'une voix ferme.
Elle se tourna vers lui, plantant ses yeux pâles et interrogatif dans les siens.
- Il n'est pas question de rester ! Nous devons l'amener à l'hôpital le plus proche, sans un Soigneur il risque de perdre l'usage de sa jambe !
La jeune femme croisa les bras et le regarda avec dureté :
- L'hôpital le plus proche est à un jour de cheval d'ici. Avant d'arriver, votre soldat sera mort de ses blessures, vous le savez aussi bien que moi. J'ai le matériel qu'il faut, et suffisamment de lits pour soigner le reste de vos recrues.
Elle fit un signe de tête en direction d'Ivan, toujours le bras plaqué contre son torse, qui regardait son général dans l'expectative. Karen, quant à elle, était penchée sur Maksim et caressait son front, murmurant des prières. Tous semblaient épuisés.
Aleksander haussa un sourcil. Elle avait évalué la situation avec une rapidité déconcertante.
- Restez, reprennez vos force, le temps que je stabilise votre grisha. Vous partirez au matin.
Il la toisa de toute sa hauteur, l'évaluant, irrité. Il ne pouvait bien la dévisager, ses traits effacés par le clair obscur de la tombée de la nuit, mais quelque chose émanénait d'elle. Quelque chose qui incitait à la confiance, quelque chose de plus que son ton assuré et la maîtrise de ses gestes quelques minutes auparavant. Ils n'étaient pas tombé sur n'importe quel guerrisseur, mais il n'arrivait à percevoir ce qui lui intimait tant de considération.
- D'accord, amenez le - conceda t il enfin.
Tandis qu'Ivan et Karen soulevaient le brancard et s'éloignaient, il s'avança vers la jeune femme.
- Il est sous votre responsabilité maintenant. Faites qu'il passe la nuit.
Sa voix était ferme, se voulant menaçante, mais ses yeux brillaient d'une note de curiosité.
Elle ne frémit pas, mais son coeur s'accéléra imperceptiblement. Elle acquiesça et s'engrouffra dans la maison, à la suite des grihsa.
—
Ses grands yeux noirs ne l'avaient pas quittés. Du moment où ils avaient pénétré dans l'enceinte de sa demeure, jusqu'à maintenant, alors qu'elle s'affairait à préparer un repas, Kirigan l'avait observé comme on couve le lait sur le feu. Dans l'espace réduit de sa demeure, il l'avait talonné, sans même prêter attention aux alentours.
La cabane était modeste, comprenant une petite cuisine avec une table à manger et une cheminée, au dessus duquel était accrochée un chaudron en fer. La pièce adjacente pouvait être considérée comme son cabinet. En plus des trois lits prêts à accueillir des blessés, un bureau minuscule noyé sous les papiers était installé devant un mur rempli d'étagères, sur lesquelles livres et fioles se partageaient jusqu'au plus petit espace. Le bureau était muni de quatre tiroir d'où débordaient des concoctions et instruments. Enfin, un petit escalier montait à l'étage où se trouvait sa chambre.
- Ils seront remis de leur blessure d'ici quelques jours - énonça t elle au général assis en face d'elle.
Il avait quitté son manteau, ne gardant que son kefta, profitant de la chaleur irradiant de la cheminée. Tandis qu'elle coupait les légumes pour le souper, elle lui fit un rapport détaillé de l'état de ses troupes.
Le premier grisha était allongé sur un des lits, branché à une perfusion qu'elle avait soigneusement installé, où coulait un mélange d'antibiotiques savamment choisi. Avec l'aide d'Ivan, elle avait pu remettre dans l'axe le tibia de Maksim, puis avait immobilisé tant bien que mal sa jambe. Il dormait à présent sous l'effet des morphiniques, et elle avait missionné Karen pour surveiller régulièrement son pouls et sa respiration. Était venu le tour d'Ivan. Elle avait peiné à le convaincre, mais quand il s'était enfin laissé examiner, elle comprit pour quelle raison il se tenait tant le torse : quelques lacérations à l'arme blanche avaient traversé son kefta, et sa poitrine était sillonnée de grandes plaies et de sérieuses ecchymoses.
- Elles n'étaient pas très profondes - expliqua t elle au général - quelques dizaine de points de suture ont suffit. Il n'a aucun organe noble de touché. Il faudra surveiller, mais rien de grave.
Le silence du général pour réponse l'agaça. Pas de repproche ni de remerciement depuis leur arrivée, juste une méfiance tangible. Elle avait l'habitude qu'on ne la prenne pas au sérieux : elle était trop jeune, trop inexpérimentée selon la plupart, et par dessus tout, elle était une femme. Elle essuya ses mains sur son tablier tâché de sang, puis se retourna pour faire face au général. Il la scrutait toujours, ses yeux noirs d'une profondeur effrayante. La lumière tamisée et changeante du feu donnait des reflets rouges à sa chevelure de jais, le rendent plus intimidant encore. Il était bien plus beau qu'elle ne se l'était imaginé.
Enfin, il desserra ses mâchoires, et tapota de ses doigts sur la table.
- Une fracture ouverte, dites vous ..? Commença t il - et vous avez réparé ça.
Il fit une pause. La jeune femme devant lui l'observait. Elle semblait aussi fragile qu'une plume, ses traits délicats détonnant avec la rudesse de son attitude. Quelle âge pouvait elle avoir ? Ving ans ? Ses longs cheveux d'un châtain tirant sur le blond étaient retenus par un ruban, mais quelques mèches s'en étaient échappé et encadraient son visage. Celui ci était fin, sans artifices, où deux orbites pâles, presque incolores, le fixaient. Il reprit.
- Impressionnant. Je dirais même… impossible ? J'ai vu beaucoup de blessures similaires, et elles ne sont pas soignées avec quelques rubans et une bonne nuit de sommeil…
La guérisseuse secoua la tête et croisa les bras. Elle se racla la gorge avant de répondre d'une voix assurée :
- Les personnes de votre espèce ont une capacité de réparation supérieure. Il va falloir lui fabriquer des béquilles mais il pourra marcher correctement dans quelques semaines.
Mens moi encore, petite.
Aleksander sentit une vague familière l'envahir. Un mélange de colère, d'excitation et de défi. La personne qu'il avait en face de lui avait visiblement joué son rôle tant de fois que ses réponses mécaniques étaient d'une assurance déconcertante. Mais il n'était pas dupe. C'étaient dès premiers instants, quand il s'était approché d'elle, le picotement le long de son échine qui l'avait traversé. C'était les quelques mots qu'Ivan lui avait glissé à l'oreille, après les soins qu'elle lui avait prodigué.
Quelque chose cloche.
- Quel est votre nom jeune fille ?
Elle hésita quelques secondes.
- Elia.
Encore un mensonge ? Dès la première phrase qui s'était échappée de sa bouche, tout n'avait été qu'artifice.
"Non, je suis médecin"
- Asseyez vous, Elia - invita t il.
Elle tiqua, prise au dépourvu. Puis elle s'avança, et s'installa devant lui. De près, il pouvait distinguer les quelques tâches de rousseur qui parsemaient ses joues et son nez. Ses yeux étaient d'un vert délavé tirant sur le gris, magnétiques. Il ne se laissa pas distraire et prit une inspiration avant de continuer.
- Pourquoi parlez vous de "votre" espèce ?
- Pardon ?
Il pencha sa tête et la regarda avec intensité.
- Pourquoi ne parlez vous pas plutôt de "notre" espèce ?
Elle resta interdite quelques instant, une lueur de stupeur passant sur ses traits.
- Je ne comprend pas ce que vous insinuez… Je ne -
- Peu importe que vous le compreniez ou pas. Vous avez quelque chose qui vous rapproche plus des hommes qui sont dans cette pièce que de tous les villageois que vous avez croisé durant votre courte vie. Et vous le savez autant que moi.
Elle se tut et ses yeux brillèrent un instant. Il sourit intérieurement. Il avait vu juste. Il se pencha en avant :
- Vous avez peut être pu berner les citoyens en déguisant votre science sous des airs de médecine, mais pas moi. Je sais qu'une fracture ouverte ne se répare pas aussi rapidement et que ce soldat serait estropié à vie si nous étions tombés sur un rebouteux ordinaire.. Hors, vous m'assurez le contraire.
Il s'interrompit, attendant d'elle une protestation, mais Elia resta coite. La surprise avait été passagère et elle le dévisageait maintenant avec un calme olympien. La frêle figure d'auparavant s'était imperceptiblement muée en quelque chose d'autre. La tête plus haute, les épaules dégagées, son regard opalescent vibrait avec une ardeur nouvelle. Le masque tombé, la mesure et les précautions s'étaient envolées, et la jeune femme qui se tenait à présent devant lui dégageait une aura délicieusement séduisante.
- Et je vous crois. - reprit il - Cependant… Sans les mouvements, le soin grisha ne peut être prodigué. Comment faites vous ?
Elle esquissa un fin sourire.
- Pourquoi gaspiller toute cette énergie en faisant voler ses mains ? J'ai toujours cru que vos chorégraphies n'existaient que pour le théâtre.
Sa voix était subtilement moqueuse.
- Moi je n'ai besoin que de toucher - glissa t elle, et dans ses yeux brillait quelque chose qui ressemblait à du défi - Sous mes mains je ressent le corps et ce qui le traverse. La douleur, d'où elle vient, et comment la faire taire.
Aleksander haussa les sourcils. Soigneuse ou Fondeuse ? Ni l'un ni l'autre ? Sa tête pullulait d'interrogations qui ne cessaient de se multiplier. Par dessus toutes les émotions qui le traversaient, une prédominait : l'envie. La grisha qu'il avait devant lui n'était pas une Soigneuse ordinaire, il en était intimement convaincu. Elle possédait quelque chose de rare et d'indéfini, qu'il ne parvenait pas encore à saisir. L'obsession de le savoir grandissait de minute en minute avec le besoin impérieux de la posséder. Comme une nouvelle carte à ajouter à son jeu, il se délectait d'en découvrir toutes les aptitudes.
- Intéressant… Mais il y autre chose - reprit il- Il y a les légumes d'été avec lequel vous cuisinez en plein hiver. Il y a les six oeuf encore chauds sur le comptoir alors qu'à notre arrivée votre garde manger était vide. Je vous ai vu, dehors. Cueillir les herbes qui fleurissaient sous vos mains. Vous aviez le même air concentré que quand vos avez enveloppé la jambe de Maksim.
Et je l'ai sentie, dans l'air, cette tension. La même qui règne dans cette pièce.
- Alors qu'êtes vous vraiment, grisha ? Parvenez vous à créer la vie ?
La voix du général était grave, comme un murmure. Elle avait imperceptiblement rougit. Il l'avait appelé par le nom qu'elle se refusait d'admettre depuis des années. Kirgian la regardait avec une convoitise à peine mesurée. Une vague de plaisir coupable la traversa. C'était la première fois qu'on la regardait ainsi, et son estomac se tordit.
- Je ne crée par la vie - le contredit elle - Je l'accélère.
Elle le regarda. Elle avait tant de fois pratiqué ce discours dans sa tête. Elle avait redouté et attendu ce jour de trop nombreuses années, isolée dans cette cabane, exortée par ses parents de fuir et faire profil bas. Elle s'était convaincue du bien fondé de cet ermitage, mais quelque chose en elle désirait cette rencontre. Cette furieuse envie battait dans ses tempes, mais sa voix ne trembla pas quand elle reprit.
- Vous avez entraîné vos grisha à la guerre, utilisant et entraînant seulement les capacités de réparer les humains. Mais si l'on peut ressouder une plaie, solidifier des os, recoudre des tissus, c'est simplement en accélérant la cicatrisation naturelle. Un coup de pouce vers la direction que l'on souhaite. Accélérer les battements de cœur, la production de sang, le système immunitaire pour combattre une infection.. Avez vous seulement songé à appliquer le pouvoir grisha pour autre chose que le combat ?
Elle haussa les épaules.
- Je ne fait qu'appliquer la même impulsion pour les plantes. Elle fleurissent plus vite, et les fruits mûrissent plus tôt. Rien de plus. Et même si certains plants résistent à ma manipulation, je ne peux faire pousser des tournesols en hiver, car ils ont besoin du soleil de l'été. Et je ne peux défaire le cours du temps.
Elle lanca un regard au vase osé sur la table, où quelques roses coupées reposaint.
- Voyez ces fleurs ? Elles sont coupées, vouées à faner et s'eteindre.
Elle approcha sa main et toucha le vase. Les fleurs s'ovrirent complètement puis se flêtrirent et ler pétales se déposèrent délicatemetn sur la table en bois.
- Accélérer leur tempo, même si je le voudrai autrement, c'est les faire mourir prématurément, rien de plus.
Le général regarda les fleurs, et pris une des pétales dans sa main. Il l'observa longuement puis la regarda à nouveau.
- Je crois, Elia, que vous avez bien des choses à apprendre. Oui, nous avons entraîné nos grisha à la guerre, mais pas que. Nourrir les troupes a toujours été un sujet épineux que nous n'arrivons pas à résoudre. Depuis des générations nous essayons de maîtriser l'art de la culture… Sans succès aucun. Et vous, il ne vous a fallu que quelques maigres années pour y parvenir. Je crois que vous avez un don exceptionnel dont vous même ne connaissez pas encore les limites.
Il se racla la gorge et plongea son regard dans le sien.
- Mais vous avez essayé de le cacher, et de m'échapper… Pourquoi ?
Elia se redressa dans sa chaise.
- Général, la raison vous la connaissez, elle est la même pour tous les exilés. J'ai utilisé mes pouvoirs toute mon enfance, puis un jour on m'a dit que si je ne les cachait pas, des inconnus viendraient m'enlever de chez moi, loin de ceux que j'aime, pour être asservie par un homme puissant vêtu de noir, qui ferait de moi de la chair à canon.
Elle pencha sa tête.
- Qu'auriez fait à ma place ?
Il tiqua, et secoua la tête.
- Vous ne pouvez fuir la guerre. Vous êtes obligés de la servir, soit dans les rangs des grisha soit dans ceux de la seconde armée.
- Pas si vous êtes guérisseur. Si vous soignez suffisamment bien, les villageois refusent de vous voir partir. L'armée n'y oppose pas trop de résistance, elle n'a que faire de médecins civils, quand elle a ses Soigneurs. Ils sont trop lent, trop inefficaces. Qu'ils restent avec la populasse !
- Donc vous êtes restée.
- Oui. Parce que la guerre décime aussi bien les villages que les armées. Tous les jeunes s'en vont, et restent les autres, les infirmes, les femmes enceintes, les enfants, les vieux. Ceux que l'armée abandonne, la guerre revient toujours les reprendre. Pilleurs, troupes ennemies ou amies, fjerdiens.. la guerre s'abat sur ceux qui restent et ils n'y opposent pas de résistance. On les décime, et je recolle les morceaux.
Elle soupira et secoua la tête.
- J'ai vu des choses abominables faites aux plus faibles par les plus forts. Alors non, je n'ai pas envie de prendre part à votre guerre, j'ai vu de trop près ses conséquences.
Qui voudrait prendre part à ce cauchemar ? Elle se l'est répété tant de fois, pour se convaincre. Mais l'homme qui la dévisage en silence etait loin d'être cauchemardesque. Il était certes grand, intimidant, mais le noir lui allait à merveille. Sa barbe négligée, sa chevelure de jais lui et l'air féroce avec laquelle il la dévisage réveillait en elle quelque chose d'impardonnable. L'homme qu'elle avait appris à haïr se tienait devant elle, et elle ne peut taire le désir qu'il provoquait en elle.
Il prit la parole, sa voix grave pénétrante résonnant dans la pièce.
- Vous êtes une pacifiste… Je l'ai été un jour… J'ai fait ce qu'on m'a ordonné de faire, par vocation, par droiture.
Sa mâchoire se contracta.
- Puis on m'a volé tout ce qui m'était cher, et plus encore. Il n'y a pas de paix dans un monde qui tue ceux qui sont différents. Il n'y as pas de repos possible pour ceux que l'on chasse. Votre quête est inutile, les morceaux que vous tentez de recoller sont ceux d'un vase brisé il y a déjà trop longtemps.
Il soupira et passa la main dans ses cheveux, laissant une mèche retomber sur son front.
- Vous avez tort, je n'ai pas crée le Little Palace pour asservir les grisha, mais pour les libérer. Pour les protéger de ceux qui les chassent. Pour les aider à être ce qu'ils sont detiné à devenir.
Il se pencha en avant.
- Ne souhaitez vous pas savoir ce que vous auriez pu devenir ? Vous avez négligé votre pouvoir, en l'usant avec trop de modestie vous l'avez amoindri. Vous l'utilisez comme vous respirez, mais vos respirations sont courtes et saccadées, erratiques. Vous avez tort : la discrétion ne sied pas aux grisha.
Il avait une dureté dans sa voix. Une reproche, un défi. Elle aimait ce que ce ton provoquait en elle.
- Si je vous avait trouvée avant, ces années n'auraient pas été perdues. Je vous aurait arrachée à votre apnée, je vous aurait montré comment respirer à plein poumons.
Son coeur s'accelera. Elle n'avait jamais eu besoin de personne, mais elle était soudaint prêter à avoir besoin de lui. Quelque chose lui avait toujours manqué, mais elle ne savait pas que c'était justement ce qu'elle avait toujours fui. L'homme devant elle n'était pas simplement un homme, mais une promesse, l'appel d'un futur différent, grandiose et exaltant.
- Elia, j'ai entrainé des milliers de grisha, des centaines de Soigneurs. Aucun ne peut soigner au toucher. Aucun ne fait fleurir les jardins… Et aucun ne peut sentir la douleur.
Il posa sa main sur la table en face d'elle. Elle la regarde sans comprendre.
- Donnez moi la main.
C'était un ordre. Elle plaça sa paume dans la sienne. C'est presque indécent, le plaisir qu'elle ressentit quand il la serra sensiblement.
- Que sentez vous ?
Elle regarda dans le vide quelques secondes, essayant de se concentrer.
- Lombalgie, une côte fêlée, sans doute ancienne. Plusieurs plaies en cours de cicatrisation aux bras, des ampoules et…
Elle baissa ses yeux et rougit.
- Je pense que vous n'avez pas été en présence d'une femme depuis un certain temps.
Les pupilles du général se dilantèrent, il esquissa un sourire admiratif.
- Ah, donc vous ressentez les émotions également !
Elle retira vivement sa main.
- Non, je ne peux lire dans la tête. Les émotions ne sont pas mon champ de bataille. J'écoute le corps, et le corps seulement.
Silence.
- Je ne peux vous convaincre à rejoindre ma guerre, mais je peux vous faire appercevoir ce qui vous attend, auprès de moi.
Sans prévenir, il avaçae sa main vers la sienne encore sur la table, et la captura d'un geste vif puis y enlaça ses doigt. Elle frémit, et sentit tout son corps résonner d'une sensation indescriptible. Un doux souffle apaisant la traversa, une certitude si pure qu'elle en était douloureuse. Au fond de son ventre un désir qui lui transperça les entrailles.
- Maintenant, touchez à nouveau le vase.
Elle le regarda, interrogative, puis avança sa main et toucha le vase.
- Fermez les yeux et laissez vous aller.
Elle s'exécuta. Les yeux fermés, elle ressentait sa présence pesante. Le souffle court, elle se relâcha imperceptiblement, se concentrant sur son toucher seulement. Elle entendait son cœur battre dans ses tempes, puis soudain quelque chose d'inconnu la traversa comme une vague. Il retira sa main. Elle lâcha un gémissement, surprise. La sensation de vide qu'il laissa sur sa peau fut immédiate et cruelle. Elle rouvrit les yeux.
Devant elle, le général tenait un bouton de rose blanche, qu'il fit tourner entre ses doigts. Elle regarda le vase : il est rempli de fleurs à peine écloses. Il lui tendit la rose, qu'elle récupéra dans ses doigts, admirative. Jamais elle n'était parvenu à un tel résultat.
- Qu'en dites vous ?
- Comment avec vous fait ça ? s'étonna t elle
- Je n'ai rien fait. Mais à travers moi votre pouvoir a été amplifié. C'est quelque chose que vous parviendrez à maîtriser seule après un peu d'entraînement, sans l'ombre d'un doute.
Il se leva, fit un pas en avant pour l'atteindre. Elle ne leva pas les yeux de la fleur qu'elle avait dans ses mains, mais sa corps si proche la fit frémir. Il la dominait de toute sa hauteur, semblant immense.
- Vous avez vécu trop longtemps recluse, cachée, brimée. Vous vous êtes créé votre propre prison, en vous persuadant d'avoir fait le bon choix, mais vous n'êtes pas à votre place. Médecin, villageoise, ermite. Vous n'êtes aucun de ceux là. Vous êtes une grisha et vous êtes unique.
Il tendit la main et la plaçant sous son menton, souleva son visage jusqu'à ce que leur yeux se rencontrent. Ses pupilles étaient dilatées et immenses, elles vibraient d'une exaltation effrayante.
Elle soutenait son regard, et ses yeux pâles étaient fiévreux. Elle était magnifique.
- Votre place est auprès des vôtre- reprit il - Votre place est auprès de moi.
