Quatre heures de marche

La nature lui avait manqué. Après tant d'années enfermées en haut de cette tour exiguë, sentir le sol irrégulier se dérouler sous ses pieds, se laisser piquer par la fraîcheur du vent caressant ses joues et humer l'odeur du bois humide se révélait être le plus doux des plaisirs pour Guenièvre. Après tout, avant de devenir Reine de Bretagne et de séjourner à Kaamelott, elle avait grandi en Carmélide, là où les éléments étaient aussi sauvages que la faune et la flore locales. Elle aimait s'attarder sur la beauté simple des paysages. La saison n'était guère propice à la cueillette des fleurs, mais elle était trop heureuse de pouvoir toucher écorce et mousse sur le tronc des arbres, après avoir si longtemps vu ceux-ci changer, depuis la fenêtre de sa tour. Elle se plaisait à écouter le chant familier des oiseaux perchés sur les hautes branches. Tandis qu'elle marchait, l'un d'eux vînt la frôler en prenant son envol, mais elle ne cilla pas. Au contraire, elle le suivit un instant des yeux avant que ce dernier ne disparaisse à travers la forêt. Arthur l'observait du coin de l'œil, intrigué. Il ouvrait la marche devant elle, tandis qu'elle peinait à suivre quelques pas en arrière.

« Vous aviez pas peur des oiseaux, aux dernières nouvelles ? lui demanda-t-il en fronçant les sourcils.

Oh, vous savez quand vous restez autant de temps que moi enfermée à double-tour, il y a certaines choses qui vous manquent, même celles qui vous effraient le plus.

Le temps l'avait changé. À force de tourner en rond au sommet de sa tour. De se faire coiffer par Nessa. De jouer à tous les jeux possibles et imaginables. De lire des livres dont elle ne comprenait même plus le sens, Guenièvre en était arrivée à envier les pires augures et espérer retrouver la vue des oiseaux ou les cris de ses parents lors d'un déjeuner à table. Tout ce qui aurait pu la sortir de sa cage dorée, même travailler la terre de ses mains, bien qu'elle n'ait jamais été douée pour le jardinage ou quelconque travaux manuels. D'autres peurs avaient pris place dans son esprit. Lancelot s'était mué en un serpent à la stature démesurée, dont elle ne supportait plus la vue de ses yeux bleus perçants. Ce n'était plus l'orage qui la faisait frémir en pleine nuit, mais les échos étranges enveloppant les ruines, lorsque le soleil déclinait. Puis il y avait les cauchemars, récurrents qui animaient son sommeil. Comme celui du bain chaud qu'elle prenait paisiblement dans la salle de bain du château et qui finissait toujours par se remplir de sang à mesure que l'eau devenait glacée.

« Allez, dépêchez-vous ! Le soleil est presque couché, bientôt on y verra plus rien ! la houspilla Arthur, voyant qu'elle traînait le pas.

Je fais ce que je peux ! Vous n'êtes pas sans remarquer, que je ne porte pas une tenue très adaptée à la marche, lui rétorqua-t-elle sans se démonter.

Bah ça, fallait peut-être y penser avant !

Oh, désolé môsieur ! se moqua Guenièvre. Ce genre de tenue ne m'a pas vraiment été accordé par mon geôlier ! Je n'étais guère autorisée à faire des promenades, voyez-vous ! Ni à voir du monde, d'ailleurs ! On se demande bien pourquoi j'avais besoin d'être aussi apprêtée ! commenta-t-elle avec amertume, en tirant sur sa sublime robe qui ne lui servait pas à grand chose.

Arthur ralentit légèrement le pas pour l'attendre et l'aider à passer un escarpement. Elle n'en revenait pas qu'il ait acceptée de l'accompagner. Il y a encore dix années de cela, il l'aurait envoyé bouler en lui souhaitant bonne chance et aurait attendu bien sagement dans le lit conjugal, qu'elle revienne se coller à lui après avoir fait même pas une lieue à travers champs. Enfin, non. Ce n'était pas tout à fait juste. C'est probablement ce qui se serait passé au début de leur mariage, lorsqu'elle n'était encore qu'une jeune ingénue. Depuis, elle avait vécu dans la forêt et s'était enfuit de Carmélide pour rejoindre Kaamelott par ses seuls moyens. Elle avait roulé sa bosse, vieilli, pris de l'âge et gagné en expérience. Non. Arthur l'aurait probablement laissé partir seule, sans se soucier d'elle et de ce qui pouvait bien lui arriver. Pourtant, aujourd'hui, il était à ses côtés pour l'accompagner récupérer sa couronne de fleurs et ne ronchonnait pas (ou presque).

Alors qu'ils étaient revenus sur un sentier plus praticable, Guenièvre entendit Arthur prendre une grande inspiration. Il brisa le silence qui s'était installé entre eux.

« Cela fait combien de temps que vous étiez... ? commença-t-il avec gravité.

...enfermée là-bas, vous voulez dire ? qu'elle compléta aisément.

Oui.

Huit ans, je crois.

Huit ans ! s'exclama-t-il à haute voix.

Dans la tour, oui ! confirma-t-elle, sèchement. Avant ça... Elle soupira. Avant ça, j'étais à Kaamelott.

Emprisonnée ?

Consignée, si on peut dire. Oh, c'était pas très différent de mon escapade dans la forêt, sauf qu'au moins à cette époque, je pouvais profiter du grand air et je n'avais pas deux gardes qui me suivaient partout où j'allais dans le château, jusqu'à la salle de bain », raconta Guenièvre d'un ton constamment changeant.

Qu'elle avait pu être naïve en ce temps-là ! De croire qu'elle allait pouvoir trouver l'amour véritable et la liberté auprès de Lancelot. En le rejoignant dans la forêt, elle avait perdu l'un et l'autre, laissant Arthur et Kaamelott derrière elle.

« Comment vous vous êtes retrouvée dans cette tour, alors ? insista Arthur, qui n'avait obtenu que la moitié de sa réponse.

Eh bien, un jour que Lancelot était encore parti je ne sais où, et que c'était mon anniversaire... J'ai réussi à faire boire les gardes qui me surveillaient et je me suis enfui avec l'aide d'une boniche ! » dit-elle, avec une certaine fierté dans la voix.

Ne pouvant retenir l'enthousiasme procuré par le souvenir de ce jour de gloire, Guenièvre étira un sourire malicieux qu'elle jura également apercevoir aux coins des lèvres d'Arthur.

« Mais vous pensez bien, gourde comme je suis, seule je suis pas allée bien loin. J'ai marché, marché, tout droit. Il faisait nuit, je savais même pas dans quelle direction aller. Le plus loin de lui, c'était tout ce qui comptait pour moi. Je me disais que plus je m'éloignais de lui, plus il y avait de chance que je me rapproche de vous »

Lancelot avait toujours su qu'Arthur hantait ses pensées. Elle s'était enfuit de Carmélide pour aller le voir sur son lit de mort. L'annonce de sa cavale l'avait rempli d'un espoir inattendu. Malgré nombre d'efforts déployés pour recouvrer ses faveurs, malgré moult attentions témoignées et déclarations faites à son égard, l'amour intime de Guenièvre pour Arthur n'avait fait que grandir à l'instar de la jalousie de Lancelot.

« J'ai fini par m'arrêter près d'un ruisseau pour boire et là, des Saxons m'attendaient. Après ça, Lancelot m'a faite conduire dans cette tour et...

Et quoi ? demanda Arthur, toujours aussi attentif.

Et puis rien, c'est tout, voilà ! Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise de plus ? J'ai braillé pendant des jours à la fenêtre en espérant que quelqu'un m'entende ! J'avais froid, j'étais seule. Il y avait cette voix, ce spectre... dit-elle, en frissonnant.

Un spectre ? s'étonna le chevalier.

Oui, un spectre, un fantôme ! s'emporta Guenièvre. J'étais terrifiée. Je l'ai supplié de me laisser partir. J'ai refusé de manger. J'ai même menacé de me jeter par la fenêtre ! »

À ses mots, Arthur s'arrêta net à ses côtés. Guenièvre le regarda en soupirant.

« Oui, oh ça va, hein ! Vous avez pas de remarque à me faire à ce sujet, mon p'tit père ! rouspéta la reine, en dodelinant de la tête. Et puis, j'ai pas eu le courage de toute façon.

Le courage... », répéta Arthur, dans un soupir.

Cette fois-ci, ce fût au tour de Guenièvre de se figer sur place. Elle sentit les larmes se frayer un chemin aux bords de ses yeux. Elle toisa avec fermeté l'homme qu'elle avait découvert dix ans plus tôt, dans une baignoire remplie de sang. L'image de son corps blême demeurait dans chacun de ses cauchemars. Chaque jour, elle avait pensé à lui, se demandant s'il était encore en vie, s'il était heureux, s'il avait enfin trouvé la paix, où qu'il soit. Lancelot lui avait affirmé qu'il était mort, mais le prolongement de sa captivité lui avait amené à penser le contraire. Arthur mort, le chevalier n'aurait plus eu de raison de la maintenir enfermée. Car, elle n'aurait plus eu de raison d'espérer.

« Pardon, je voulais pas... balbutia Arthur, en baissant les yeux. Il soupira. Comment elle s'est retrouvée avec vous l'autre greluche, du coup ? demanda-t-il tout innocemment, en déviant le sujet de la conversation vers Nessa.

À force de brailler que j'étais seule, il a fini par m'accorder "une faveur", ironisa Guenièvre en échappant un petit rire. "Ça vous fera de la compagnie", m'a-t-il dit. Pff, quelle compagnie !

J'imagine, oui »

Guenièvre accorda un regard à Arthur et tout deux échappèrent un léger rire. La fidèle Nessa devait avoir les oreilles qui sifflaient à cet instant.

Après plus d'une heure et demie de marche sans pause, le couple décida de s'arrêter quelques instants pour se désaltérer et Arthur en profita pour retirer un caillou qui s'était glissé dans l'une ses bottes. La nuit était à présent tombée. Au-dessus d'eux, la voûte céleste offrait ce qu'il y avait de plus beau à voir dans l'univers.

« Et vous, où est-ce que vous étiez pendant toutes ces années ? demanda soudain Guenièvre, qui contemplait les étoiles.

À Rome, avoua Arthur.

Je vois. Vous êtes allé retrouver vos premiers amours ?

Pas vraiment. Après quelques mois, j'ai été fait esclave et vendu à un marchand pour lequel j'ai travaillé pendant pratiquement autant de temps que vous êtes restée enfermée dans cette tour. J'ai tanné des peaux de chèvre sur les bords de la Mer Rouge, en Sassanide.

Oh... lâcha la reine, embarrassée.

Quoi ? Vous pensiez pas que j'étais mort ?

Si, si. C'est ce que vous aviez voulu après tout ! »

Guenièvre resta un instant silencieuse, elle sentait l'émotion l'envahir de nouveau. Mais cette fois-ci, son cœur était rempli de mélancolie.

« Non, c'est faux, dit-elle en secouant la tête. J'ai toujours pensé que vous étiez en vie. Je me disais que vous aviez trouvé un petit coin quelque part au soleil, loin d'ici. Que vous éleviez des moutons dans une bergerie.

Des moutons ? répéta Arthur en levant un sourcil.

Oui, des moutons, des oies, peu importe. Que vous aviez trouvé une petite femme, une petite maison tranquille, que vous aviez p't-être enfin des enfants qui galopaient dans les champs. Que vous étiez heureux ! Que vous étiez libre... » dit-elle en soupirant.

Elle se retourna vers Arthur. Ses yeux bruns la regardaient avec étrangeté. Comme s'il découvrait le visage de quelqu'un d'inconnu. Guenièvre lui sourit gauchement, le regard empli de compassion. Qu'il était beau avec ses longs cheveux encadrants son visage vieilli, se mit-elle à penser avec tendresse. L'une de ses mains vînt caresser la joue d'Arthur, qui se laissa faire sans opposer de ré

« Eh bien, non. Pas de moutons, pas de maison, pas d'enfant et pas de femme, corrigea finalement Arthur en rechaussant sa botte.

Pas une seule ? s'étonna Guenièvre en faisant la moue.

C'est vous ma femme.

Oui enfin, ça vous a jamais empêché d'en regarder ou d'en aimer d'autres !

Non, personne », affirma-t-il, tout en se redressant.

Il lui tendit la main pour l'aider à se relever. Guenièvre la saisit et ils reprirent activement la marche.

Après quatre heures à arpenter les chemins escarpés et routes secondaires, Guenièvre sentit la fatigue la gagner. La température avait prodigieusement baissé et les bruits nocturnes, comme des hurlements de loup au loin, commençaient à l'inquiéter. Plus ils se rapprochaient de l'édifice, plus le doute l'étreignait.

« On devrait peut-être rebrousser chemin, dit-elle en se mordant les doigts.

Quoi ?! On est presque arrivé ! Vous vous foutez de moi ?! s'insurgea Arthur en bondissant sur place.

C'est que, je suis plus sûre que ça soit une bonne idée...

Non, mais je rêve ! C'était votre idée, j'vous signale ! C'est vous qui avez voulu revenir ici pour chercher votre foutue couronne ! D'ailleurs, comment ça se fait que vous l'ayez encore ?

Elle était dans la malle de vêtements que Lancelot a fait apporter du château. Elle est restée enveloppée dans ma robe, celle que je portais ce jour-là. J'ai tout gardé. Je sais que ce mariage n'avait pas vraiment de signification pour vous, mais pour moi si ! J'y tiens énormément !

Si ça a tant de valeur à vos yeux, raison de plus pour pas rebrousser chemin et aller chercher cette vieille guirlande !

Cette couronne ! La vôtre ! » corrigea Guenièvre, qui se rendit compte de la duplicité du symbole que représentait son porte-bonheur.

Arthur avait raison. Ce n'était pas le moment de flancher ou de laisser les tristes souvenirs de cette froide tour l'envahir. Elle devait récupérer sa couronne de fleurs pour en coiffer son seul et unique roi légitime : son époux.