Point de vue : Charlie
Lorsque nous avons aperçu ce bateau au large après nos dix jours de naufrage, nous n'y avions pas cru. Nous sommes restés muets, émus aux larmes qu'un tel miracle puisse se produire, puis paralysés par la peur d'un retour à la réalité après cette parenthèse infernale.
Le retour à la civilisation a été difficile pour tous et pour certains, il s'est avéré être dévastateur.
Harry était rentré de cette croisière sans sa femme Victoria, morte pendant le naufrage. Il était ainsi devenu veuf, à 30 ans, au lendemain de sa lune de miel, pendant leur tour du monde, alors que tout lui souriait avant l'Île. Harry était revenu en épave, incapable d'affronter la succession des jours, étouffé face au deuil de ses proches, accablé au quotidien par les détails absurdes qui lui rappelaient sans cesse la vie sans Victoria. Il était parvenu malgré tout au fil des semaines à imprimer ce sourire discret sur son visage, en gardant les apparences sous contrôle comme à son habitude. Harry d'habitude animé, intrépide et tempétueux est devenu terne et renfermé mais sans toutefois se laisser aller aux pleurs et à la dépression en public. Il laissait croire à qui le voulait qu'il reprenait le dessus. Nous savions avec Théo, qu'il n'en était rien et qu'il hurlait intérieurement et sans Mia à nos côtés, la tâche était des plus difficile, si ce n'est impossible. Elle avait été sa bouée sur l'Île, celle qui l'avait protégé de lui-même après la découverte macabre, celle qui l'avait convaincu de se battre à nos côtés sur cet îlot désert et mort mais surtout, elle était son amie de toujours. Sans l'amitié profonde de Mia, nous savions qu'il ne retrouverait pas ce sourire sincère et qu'il ne se donnerait pas une nouvelle chance. Cette amitié qui les liait m'avait tant de fois fait souffrir et brûler de jalousie pourtant, mais je priais maintenant pour qu'elle revienne le sauver une nouvelle fois.
Théo, lui, est rentré en laissant sur l'île l'insouciance et la cupidité qui le caractérisait. Avant, il était ce gosse de riche, abonné aux nuits parisiennes et accrocs aux parisiennes. Tout était tourné à la dérision. Il aimait renvoyer cette image d'homme futile qu'il n'était pas vraiment. Théo avait aussi toujours les mots et l'attitude pour faire rire avec son accent chantant du sud, autant qu'il savait se faire détester et savait nous embarquer à sa place dans des affrontements musclés de fin de soirée. Théo était rentré révolté de l'Île. Il avait tenté par tous les moyens de résister au reflet du nouvel homme qu'il voyait dans le miroir tous les matins. Il avait lutté pour retrouver son ancienne vie. Depuis notre retour, il enchaînait les conquêtes, les nuits blanches et les excès. Je ne compte plus le nombre de soirées desquelles j'ai dû l'extraire avant que les choses n'aillent trop loin. Un jour, c'est allé trop loin. Un appel téléphonique, un accident qui m'avait sorti en trombe du lit et mené jusqu'à son lit d'hôpital. Il s'en était fallu de peu encore pour lui et j'ai compris à son regard au réveil qu'il était enfin prêt au changement. Du jour au lendemain, Théo a cessé son jeu d'acteur. Il avait été le premier à tomber et le premier à se relever.
Et il y a Mia. Mia qui n'est jamais rentrée. Lorsque le sauvetage a eu lieu, nous nous sommes retrouvés à huis clos dans cet hôpital du Pacifique à subir tous les soins et interrogatoires imaginables dans ces circonstances. Nous avons été mis en isolement sanitaire individuellement pendant deux semaines avant notre rapatriement à Paris. Si nous avons continué pendant cette période à communiquer tant bien que mal avec Harry et Théo; Mia, elle, est entrée progressivement dans un mutisme inquiétant et inexplicable. Mon premier réflexe en sortie d'isolement a été de gagner sa chambre, mais elle n'y était pas. Je n'y ai trouvé que ces quelques mots griffonnés à la hâte et abandonnés sur son lit : "Laissez moi le temps. Tendrement. Votre Mia". Elle était partie, je ne sais où et pour je ne sais combien de temps. Mia nous abandonnait, elle m'abandonnait et surtout elle abandonnait Harry. C'était un comble venant d'elle, elle qui avait été notre ancre et garde-fou pendant dix jours, elle qui n'avait jamais manqué de mots et de gestes pour nous éviter la folie et l'impardonnable dans ce cauchemar éveillé. Elle avait été la seule à garder l'espoir d'un sauvetage et pourtant, elle s'éclipsait aussitôt le miracle exaucé. Cela n'avait aucun sens. J'avais digéré très péniblement l'information, je m'étais persuadé qu'il ne lui faudrait pas plus de quelques jours pour rentrer mais un mois s'était écoulé depuis le retour et je restais toujours sans nouvelle d'elle. Je savais juste grâce à ses parents qu'elle se portait bien et qu'elle nous "saluait". J'étais donc passé en un mois de la chaleur constante et réconfortante de ses bras à la froideur sidérale de son absence et de son indifférence. Un mois interminable mais je patientais encore et m'obstinais à lui trouver des excuses pour pardonner sa disparition.
Pendant ce temps, je faisais de mon mieux pour soutenir à sa place Harry, qui était au plus mal. La vie devait continuer, sans elle. Et pendant qu'Harry s'accrochait du mieux que possible pour faire le deuil de Victoria et que Théo continuait sa folle cavalcade vers l'accident, j'obtenais la signature du protocole avec la compagnie maritime qui nous avait permis d'obtenir chacun les dommages et intérêts qui nous permettraient de fuir pour de bon la réalité. J'avais aussi mis un terme à la relation que j'avais débutée avec Catherine deux ans avant le naufrage. Avant ces dix jours sur l'Île avec Mia.
Quand Théo s'est ensuite repris en main après l'accident, c'était à mon tour de lâcher prise. J'ai laissé les idées noires, le manque et les atrocités subies sur l'Ile prendre le dessus. Mes journées étaient solitaires et interminables.
