Point de vue : Charlie
Je me souviens encore de cette journée d'été, Théo avait débarqué comme une tornade chez moi quelques temps après son accident. J'avais ouvert la porte avec humeur, torse nu, forcé et contraint de quitter le lit par son entêtement et les bruits ininterrompus de la sonnette de l'appartement.
"Ohhhh Fraté !", j'avais reconnu au ton et à l'air malicieux et inquiétant de Théo qu'il avait une idée derrière la tête mais je restais impassible et renfrogné.
"Okay. Ta joie de vivre est toujours aussi rafraîchissante. Putain Charlie tu fais peur à voir. Où sont passées tes heures de gloire, mec ? Mia partirait en courant si elle te voyait dans cet état", Théo avait enchaîné plus calmement face à mon silence et après m'avoir observé de la tête aux pieds. Sur la forme, la référence à Mia provoquait une vague d'émotion désagréable. Sur le fond, je n'aurai pas osé le contredire. La faim, la soif, la fatigue de l'Ile avaient considérablement affaiblis nos corps de sportifs. Le manque, les insomnies et les angoisses du retour avaient achevés le tout. C'était un tableau à des années lumières de l'homme que j'étais deux mois auparavant.
"J'espère que tu as une bonne raison pour débarquer en fanfare à 8h du matin, un dimanche. Hormis pour te foutre de ma gueule", j'avais répondu avec humeur pendant que j'enfilais un tee-shirt et me dirigeais vers la cuisine pour me préparer un café.
"Complet. Je suis venu te chercher. Tu viens à l'appart".
"Ok. Un texto aurait suffit", je répondais en lui tendant une tasse de café.
"Non, tu n'as pas compris. Tu viens à l'appartement...de façon permanente. Tu prends tes affaires. J'en ai finis de vous voir dans cet état Harry et toi, c'est à croire que vous étiez mieux sur cette putain d'Ile", Théo me répondait en se levant d'un air déterminé. Je le voyais se diriger vers ma chambre, prendre un de mes sacs et y empaqueter quelques effets personnels.
"Ça a assez duré maintenant. On a tous pris tarif dans cette histoire. C'était sale, n'importe qui d'autre se serait certainement pendu à une corde sur cette Ile à la con ou se serait tiré une balle dans la tête au retour. Mais pas nous. On ne s'est pas crevé le cul tout ce temps, ensemble, pour mener cette vie pitoyable aujourd'hui !". Je l'entendais commenter et ruminer pendant qu'il allait de pièce en pièce. Je le regardais remplir mon sac, incrédule face à cette idée grotesque mais piqué au vif par ses paroles. Il finissait par me fourrer le sac sans ménagement dans les bras et il clôturait l'argumentaire pour parer toute objection.
"Et la vie va reprendre pour toi, avec ou sans Mia", il m'avait traîné à sa suite sans attendre de réponse. J'étais encore reconnaissant pour son soutien et son amitié indéfectible. Théo était le seul à savoir que je vivais chaque jour passé sans elle comme une pénitence.
Théo s'était arrêté ensuite chez Harry en me laissant côté passager. Je le voyais revenir quelques instants plus tard avec un Harry tout aussi muet. Harry avait pris la parole après quelques minutes de silence.
"Que les choses soient claires, je pense vraiment que c'est une idée à la con mais allons-y pour un essai. Par contre, il est hors de question que tu me fasses venir pour que je me tape tes lessives et ton ménage", Harry avait prononcé ces mots depuis le siège arrière. Il avait tourné la tête vers la vitre mais j'avais eu le temps d'apercevoir un vrai sourire qui terminait de me convaincre.
L'idée d'une colocation entre mecs, dans l'appartement haussmannien ostentatoire des bords de Seine de Théo paraissait douteuse du haut de nos trente ans mais nous en avions besoin plus que jamais. Aucun de nous deux n'avait vraiment résisté car aucun de nous deux n'était parvenu à reprendre le contrôle de sa vie. Nous avions tous échoué individuellement après un mois de tentatives vaines. Notre famille, nos amis s'étaient montrés compatissants, patients et aimants. Mais personne ne pouvait comprendre. Personne ne pouvait savoir jusqu'où cette expérience avait été traumatisante et bouleversante. Se retrouver était donc une nécessité et un premier pas vers la guérison. Théo avait fait ensuite tout ce qui était en son pouvoir pour nous faire reprendre goût à la vie. Il s'était investi de ce rôle qu'avait Mia sur l'Ile, avant sa désertion et son abandon.
