Point de vue : Charlie
J'avais une parfaite compréhension de la gravité de la situation avec ces dernières paroles d'Adrien. Cela faisait 24 heures maintenant qu'il nous avait laissé en l'état sur ces menaces. Nous avions tous rejoint Glasgow depuis pour être au plus près des recherches et l'ambiance était désormais plus que glauque au commissariat. Plus personne n'osait de paroles d'espoir puisque plus personne n'y croyait. Même Théo malgré son optimisme à toute épreuve, parce qu'il pensait comme nous que c'était impossible que Mia s'en sorte indemne une nouvelle fois après une telle supercherie. J'entendais malgré tout la police s'activer depuis vingt-quatre heures et ratisser le périmètre de recherche mais j'avais compris à plusieurs reprises, comme Théo et très certainement comme Harry à en juger par son teint livide, que la police ne cherchait plus forcément Mia vivante…Alors je ressentais la même angoisse déchirante à chaque sonnerie de téléphone. Et je ressentais une nouvelle fois cette boule douloureuse, cette nausée profonde, en entendant un nouvel agent de police en conversation avec Tom.
"J'ai un signalement très sérieux pour Mia...Une dame en balade à une centaine de kilomètres du dernier chalet...", l'appréhension était immédiate et généralisée au sein du commissariat à cette introduction puisque ce coup de fil était différent des autres. Le ton du policier était très grave et solennel et j'évitais lâchement le regard de Harry pendant que je voyais Tom déglutir d'appréhension.
"Ok. Redirige moi l'appel", je pouvais entendre mon cœur battre à toute vitesse et je voyais déjà ma vision se troubler à l'entente de cette voix complètement paniquée au bout du fil.
"Madame, c'est l'inspecteur Tom Green au téléphone, vous avez un signalement à nous faire concernant Mia Gauthier ?"
"...Oui je crois que c'est elle"
"Essayez de vous calmer...Qu'est-ce qui vous fait dire ça ?"
"Son tatouage sur son dos…Je vois les oiseaux sur sa nuque, les mêmes qui sont sur les avis de recherche", je me figeais et je me tendais douloureusement à cette description parce que ça ne pouvait être qu'elle. Ce tatouage était notre moyen infaillible d'évacuer les faux signalements depuis trois semaines et cette femme était la première à décrire de façon aussi fidèle son tatouage, alors je levais les yeux au ciel en redoutant le dénouement.
"Décrivez-la moi s'il vous plaît"
"Elle est inconsciente, allongée en nuisette sur le ventre au milieu du chemin", je sentais mes entrailles se resserrer un peu plus à cette description mais je faisais de mon mieux pour souffrir en silence et ne rien manquer des paroles de cette femme que je comparais maintenant à la faucheuse, sur le point de briser nos cœurs et de briser Harry définitivement.
"Retournez la s'il vous plaît"
"Non. Je ne veux pas m'approcher. Faites juste venir les secours…"
"Je sais que ça n'est pas facile Madame mais ils ne seront pas là avant plusieurs dizaines de minutes. Ses proches sont avec moi, ils attendent depuis trois semaines et je n'ai pas envie de les faire attendre une minute de plus. J'ai vraiment besoin de savoir si elle va bien…S'il vous plaît...Retournez-là"
"Très bien... je pose le téléphone..."
"Madame ?", Tom s'impatientait et de mon côté je me liquéfiais.
"Je viens de la mettre sur le dos. Elle ne bouge toujours pas...et elle est recouverte de sang…", et je me pinçais les lèvres pour retenir mon gémissement d'angoisse et ne pas l'ajouter à celui que j'entendais au même moment de la bouche de Harry. J'essayais de retenir les sons mais les larmes se mettaient à couler malgré tous mes efforts en imaginant notre merveilleuse Mia, frigorifiée, inconsciente et dans le pire des états sur ce chemin de forêt.
"Essayez de prendre son pouls ou sa respiration", j'étais ensuite dans une bulle impossible à décrire à partir de ce moment-là parce que c'était forcément terminé.
J'entendais donc à peine cette femme s'exécuter. J'attendais juste la conclusion en essayant d'anticiper ma posture et ma réaction après la sentence, pour ne pas accabler Harry. Je me disais que je devais à minima rester droit sur mes jambes, à minima retenir mes bruits d'agonie pour Harry quand je percevais la fin d'un échange avec Tom qui mettait brutalement un terme à toutes ces idées noires.
"Elle respire et je sens son pouls, inspecteur. Je viens de la recouvrir de mon manteau", j'entendais tous le monde soupirer de soulagement au même moment mais j'entendais aussi quelques cris de joies et applaudissements au poste de police à cette nouvelle et Tom reprenait après ce gros moment de stress en gardant la tête froide.
"Vous êtes merveilleuse...Les secours sont en route et en attendant Mia n'a que vous alors essayez maintenant de trouver la blessure à l'origine de ce sang"
"Il y en a partout… sur son visage, son corps, partout, je ne sais pas d'où ça vient", j'avais ressenti un soulagement infini au premier diagnostic de cette promeneuse mais je me tendais de nouveau fortement à ces précisions.
"S'il vous plaît, prenez le temps de regarder"
"JE NE SUIS PAS MÉDECIN !", les cris de cette femme avaient le mérite de me ramener un peu plus sur terre. Je voyais au même moment Tom soupirer et abandonner l'idée face à son cri d'hystérie.
"D'accord...on va juste rester ensemble au téléphone jusqu'à l'arrivée des secours, vous voulez bien ? "
"Oui", et je retenais mon souffle comme tous le monde pendant des minutes interminables.
Mia montrait des signes de vie, je n'arrivais pas à y croire, et encore moins après ces trois semaines de montagnes russes insoutenables et la description terrifiante de cette femme. J'en étais là à lutter contre deux sentiments contraires quand je percevais le bruit des sirènes de l'ambulance au bout du combiné, suivi d'une nouvelle agitation et de nouvelles voix.
"Les secours viennent d'arriver"
"Est-ce que vous pouvez me les passer s'il vous plaît ?"
"Attendez, ils ne peuvent pas. Ils sont en train de s'occuper d'elle...Je vous passe une policière"
"Bonjour inspecteur Green, commissaire Alicia Fard, j'accompagne l'équipe de secours"
"Est-ce que c'est elle ? C'est bien Mia Gauthier ?"
"Oui, c'est bien elle, inspecteur. Elle est dans l'ambulance avec l'équipe médicale. Ils sont en train de l'évacuer en urgence", et je soupirais cette fois lourdement, bruyamment et sans retenue en imaginant enfin Mia entre les mains d'une équipe médicale. Elle allait enfin rentrer, être prise en charge et libérée de ce cauchemar sans fin.
J'osais cette fois un regard vers Théo, qui laissait échapper un début de sourire malgré ses yeux rougis aussi par ses larmes, et j'osais un autre regard vers Harry, que je voyais avachi, les yeux fermés, la tête penchée vers le sol et parfaitement immobile. Les larmes que je voyais s'écraser lourdement à ses pieds me confirmaient son état et je me dépêchais de me manifester cette fois, en posant mon bras sur son épaule, en même temps que Théo, pour lui confirmer qu'il pouvait commencer à relâcher la pression. Et je le voyais après ça lâcher soudainement les vannes en intégrant l'information et en acceptant ce début de libération.
"Ils l'amènent à quel hôpital ?", j'essayais de garder une oreille en parallèle sur l'échange de Tom pour ne pas manquer une miette des prochaines étapes.
"Au Glasgow Royal", je voyais au même moment Tom ordonner à son adjointe de nous trouver un véhicule pour foncer vers cet hôpital et je l'écoutais reprendre ensuite son échange avec la policière sur place.
"Et les recherches ? Vous avez repéré l'endroit d'où elle vient ? Et vous l'avez repéré, lui ?"
"Il y a une maison à trente minutes de marche. Des hommes sont déjà sur place. L'assaut est prévu d'une minute à l'autre. Je vous recontacte dès que j'ai un retour de l'équipe d'intervention", et je notais une nouvelle réaction du côté de Harry à ce moment précis. Je sentais nettement son corps se tendre de nouveau et je suivais parfaitement le fil de ses pensées. Mia venait d'être sauvée mais personne n'avait encore mis la main sur Adrien et c'était impensable d'imaginer qu'il ait pu s'en tirer, de l'imaginer encore s'échapper et inacceptable d'avoir à vivre de nouveau avec cette menace au-dessus de nos têtes. Alors je priais très fort en ce moment pour qu'il soit encore dans cette maison. Il fallait que la police le coince pour que j'enferme cet homme à vie derrière les barreaux. C'était impératif, pour que Mia et Harry puissent enfin vivre en paix et pour que je puisse aussi aller de l'avant et laisser toute ma culpabilité et mes regrets derrière moi.
"Inspecteur Green ?"
"Oui ?"
"On est au bon endroit…Et vous n'allez peut-être pas aimer ça..."
"Ne me dites pas qu'il a réussi à se faire la malle", et je sentais déjà ma mâchoire se tendre de frustration à cette pensée. Je commençais déjà à enrager.
"Loin de là..."
"Comment ça ?"
"Il est mort"
"Cet enfoiré s'est suicidé !?"
"Non...Elle l'a tué", j'avais la bouche grande ouverte de stupéfaction. J'étais sidéré comme Tom qui essayait toutefois de remobiliser ses esprits pour poursuivre l'échange.
"...Comment ?"
"A première vue d'une dizaine de coups de couteau. C'est un vrai bain de sang. L'équipe de légiste va bientôt nous le confirmer...C'est un ex dont elle n'entendra plus jamais parler..."
"..Merci Commissaire", je regardais Tom raccrocher silencieusement. Je comprenais tout à fait son étonnement et son choc parce que j'avais, le premier, beaucoup de mal à imaginer Mia, si pacifiste et altruiste, tuer un homme et son ex petit ami de surcroit. Je m'efforçais d'intégrer l'essentiel : le fait qu'Adrien n'était plus un problème à compter d'aujourd'hui mais j'étais malgré tout chamboulé et angoissé en pensant au traumatisme que cet évènement pourrait causer à Mia à son réveil. J'étais donc étrangement plus que moyennement satisfait de la nouvelle mais je devinais à l'inverse les pensées totalement opposées de Harry. Il ne se retenait pas d'afficher son soulagement et son approbation pour ce dénouement et c'était impossible de lui en tenir rigueur après toutes ces années de persécution et ces dernières semaines de supplice.
