Point de vue : Charlie
J'étais de nouveau de retour à l'hôpital. L'arrivée imprévue de Catherine m'avait aidé à reprendre pied après les retrouvailles chaotiques d'hier avec Mia.
Elle ne gardait plus aucun souvenir de nous tous et plus aucun souvenir de moi. La montée d'angoisse avait été immédiate dans sa chambre tout comme la poussée de rage et de colère contre Adrien mais surtout contre moi. Je me détestais de nouveau de n'avoir pas su prendre les bonnes décisions au bon moment, de n'avoir pas été capable de la protéger de lui et de n'avoir pas su éviter ça à Harry. Les derniers moments d'Adrien ne cessait de tourner en boucle dans mon esprit d'ailleurs. Et Harry, lui, arrivait très étrangement à prendre les choses plus sereinement. Il prenait aussi pour argent comptant le baratin hasardeux de ce neurologue. Je l'avais senti d'ailleurs à deux doigts de me le restituer à l'identique en me voyant dans tous mes états mais j'avais réagi sur une pulsion en quittant l'hôpital pour éviter ça. Parce qu'il n'avait définitivement pas besoin de me voir craquer, pas maintenant et pas après mes efforts des dernières semaines, et il n'avait pas besoin non plus d'entendre le fond de mes pensées et le flot impressionnant d'idées noires et de pessimisme qui me passait par la tête face à cette situation encore une fois totalement surréaliste.
J'avais fui pour nous épargner ça mais j'avais fini par revenir grâce à la nouvelle présence apaisante de Catherine à Glasgow. J'étais donc de nouveau de la partie, dans la salle d'attente, avec elle et en compagnie de Harry, Ricardo, Théo, Julia et des parents de Mia à écouter le diagnostic final du neurologue. Harry écoutait, rempli d'espoir et moi, j'attendais juste le pire. Encore.
"Nous avons terminé les scanners, les IRM et tous les tests psychologiques. Le cerveau de Mia est totalement sain, elle a toutes ses capacités intellectuelles et motrices. Je l'ai interrogé avec votre aide sur les différentes périodes de sa vie. Elle se souvient très bien de son enfance et de sa famille mais les choses se compliquent avec sa vie d'adulte. Elle n'a toujours aucun souvenir de son agresseur mais aussi de tout ce qui est lié de près ou de loin à votre naufrage...", il ne nous apprenait rien jusqu'ici, j'avais malgré tout une pointe au cœur très vive à ce rappel des faits difficile à accepter et je sentais au même moment la main douce de Catherine presser la mienne pour me donner du courage.
"Mia est en train de faire ce qu'on appelle une amnésie traumatique. Ce genre d'amnésie sélective est un des mystères de la science. Le cerveau de la victime disjoncte et déconnecte les circuits émotionnels de ceux de la mémoire pour se protéger du stress généré par les violences…C'est assez rare d'observer ce type de phénomène chez l'adulte et encore plus sous cette forme mais c'est compréhensible dans la situation extrême et tout à fait inédite de Mia", mon cerveau bloquait cette fois sur ces mots : "rare", "extrême", "inédit". Je butais et j'enrageais face à ces euphémismes car j'avais d'autres mots sur le bout de la langue pour décrire la situation de Mia et la nôtre aujourd'hui : "malédiction", "acharnement" ou encore "hécatombe". Je mourrais d'envie de le reprendre mais Harry lui ne s'en formalisait pas et se préoccupait du fond. Je l'écoutais donc répondre plus raisonnablement.
"On comprend tous pour Adrien et le naufrage mais pourquoi est-ce qu'elle ne se souvient pas de nous ?", la seule réponse qui me venait à l'esprit était "puisque ce ne serait pas drôle autrement…on commençait presque à s'ennuyer", mais je gardais le silence sagement en attendant la réponse professionnelle de son neurologue.
"Ce ne sont que des suppositions Monsieur Monnier mais à première vue l'esprit de Mia a occulté ses souvenirs de vous parce qu'ils ont trop de chance de la ramener à votre naufrage et son agresseur. Je ne vois que ça. Elle est certainement, malgré elle, en train de verrouiller à double tour les périodes les plus traumatisantes de sa vie", mais je ne retenais pas ma réplique acerbe cette fois face à son recours exagéré à la forme hypothétique.
"Toutes ces années d'étude et vous n'avez rien de mieux à nous donner que des suppositions ? Il n'y a pas que des souvenirs traumatisants dans ces périodes de sa vie. Et si vous aviez pris la peine de creuser un peu mieux, vous auriez noté que Julia n'avait rien à voir avec ce naufrage non plus. Votre analyse n'a aucun sens", je sortais de mes gonds, incontestablement, ma réplique était dure et irrévérencieuse mais j'essayais d'adoucir ma fin de phrase en sentant Catherine me rappeler à l'ordre avec ses ongles acérés.
"C'est vrai, Monsieur Miller. Mais malheureusement il n'existe pas de discipline plus complexe que celle du cerveau humain. Donc oui, je ne peux que supposer mais ça ne sort pas non plus de ma boule de cristal. Ces analyses ont déjà été faites sur d'autres patients, dans des situations presque assimilables. Et je vous rassure, je me suis fait la même réflexion en traitant le sujet de votre amie Julia mais je pense que c'est l'assimilation très forte à Monsieur Pagnol qui lui porte préjudice. Et elle ne sera certainement pas la seule dans ce cas. Ce sera à confirmer au fil de l'eau mais Mia risque d'avoir les mêmes réactions et mécanismes de protection face à votre entourage commun", je soupirais au fil de ses explications puisque son niveau d'assurance infondé m'exaspérait.
"Donc ça aurait dû être le cas pour Ricardo aussi", je le toisais durement cette fois et je le voyais soutenir mon regard et répondre avec toujours le même flegme insupportable.
"Non. De ce que j'ai compris, Monsieur Gomez est un ami précieux et à part entière, qui n'a aucun lien avec vous et le naufrage"
"Un ami précieux et à part entière ? Vous rigolez ? ", et j'étais incapable de retenir mon rire moqueur et méprisant. Je le poursuivais dans l'indifférence totale des remontrances de Catherine ou encore du regard naturellement indigné de Ricardo à qui je venais de manquer de respect mais je notais aussi l'air étrangement désapprobateur de Harry. J'étais beaucoup trop agité toutefois pour changer d'idée ou d'humeur.
"Ricardo n'est pas un ami précieux. C'est un mec de passage, sorti de nulle part, qui s'est contenté de la divertir et de couch..".
"Ricardo est bien plus que ça. Donc tu ravales ta colère mal placée et insultante rapidement à son égard s'il te plaît", je sursautais à cette intervention tout à fait inopinée et autoritaire du père de Mia. J'étais pris au dépourvu car il était assez rare que Pierre s'adresse directement à moi, encore plus avec ce ton cinglant et j'étais encore plus étonné qu'il le fasse pour défendre Ricardo.
Son père m'avait pris en grippe dès le premier jour, sans me connaître, alors je ne comprenais vraiment pas cette lubie soudaine pour Ricardo qui n'avait rien du gendre ou de l'ex exemplaire. Mais je gardais le silence face à sa fermeté, je me contentais de soupirer et de baisser la tête mais je l'entendais ensuite s'adresser directement à Harry.
"Il n'y a personne au monde que ma fille aime plus que toi Harry mais ne fais pas la même erreur que ton copain en sous-estimant l'importance de Ricardo dans la vie de Mia. C'est son ami et c'est un excellent ami, qui a largement mérité sa place et qui était là pendant la pire période. C'est un moindre mal qu'elle se souvienne a minima de lui au réveil après ce que lui a fait ce monstre", j'étais sidéré par la défense de Pierre et j'étais suspendu à la réaction de Harry.
"Je sais...", je voyais juste Harry courber l'échine et j'en étais révolté. Révolté au point de m'indigner et d'intervenir de nouveau.
"ON A TOUS ÉTÉ LA POUR MIA", j'entendais Pierre grogner et s'emporter vivement à ma nouvelle intervention indésirable et contradictoire.
"PAS AU MEXIQUE ! Aucun de vous n'était là pendant sa dépression. Mais Ricardo, oui. Et ma fille serait morte s'il n'avait pas été présent et en soutien. Elle doit tout à Ricardo. Je ne suis pas prêt de l'oublier avec Monica et je comprends tout à fait que Mia n'ait pas non plus oublié aujourd'hui", j'étais complètement scié en comprenant l'aveu informulable de Pierre. J'étais sans voix, je me tournais vers Harry pour avoir des réponses mas il était aussi surpris que moi cette fois.
"De quoi est-ce que tu parles…", je notais le niveau de douleur très perceptible dans sa voix. Harry avait peur de sa propre question et moi aussi.
"De sa très malheureuse tentative de suicide. Ce "mec de passage" est arrivé à temps par miracle mais il a surtout fait en sorte que ça ne se reproduise plus. Il s'est plié en quatre pour elle. Il a été là pour Mia pendant des mois, jusqu'à ce qu'elle se sente prête à rentrer à Paris avec vous", j'étais parfaitement sans voix maintenant. Je cherchais le regard de Ricardo et je le voyais baisser la tête pudiquement pour seule réponse. Je prenais l'information de plein fouet et j'étais profondément remué parce que je n'avais soupçonné aucune profondeur dans cette relation charnelle entre Mia et Ricardo mais aussi parce que je pensais inévitablement à mon comportement, mon infidélité, mes indélicatesses de l'époque et surtout à sa grossesse et son avortement qui avait dû peser très lourd dans son état. Alors je m'écrasais après ça, lamentablement, puisque je savais que j'avais fait bien plus qu'être absent, j'avais été en partie responsable de sa détresse. J'en étais donc là de mes tourments quand j'entendais Pierre s'adresser de nouveau à Harry et m'ignorer.
"Ne me regarde pas avec cet air. Tu n'étais pas en état d'encaisser la nouvelle. On ne voulait pas t'accabler davantage"
"M'accabler davantage ? J'aurai pu être là pour elle, vous m'avez privé de ce droit et vous l'avez laissé gérer seule"
"Non, je l'ai laissé entre les mains de Ricardo et j'ai pris une excellente décision puisque tu n'aurais été d'aucune aide à cette époque. Tes parents étaient du même avis que moi"
"Mes parents étaient au courant…"
"Bien sûr que oui. Je ne me serai jamais permis de décider sans eux...Et dans tous les cas, un point partout, balle au centre, fiston. On est quitte côté cachotterie ?", je voyais en effet Harry ravaler et se taire. Il le faisait péniblement et je le devinais en train de se torturer aussi avec la même culpabilité que la mienne. Il s'était tellement mordu les doigts d'avoir tenu rancune et ignoré Mia pendant tous ces mois au Mexique alors je pouvais juste imaginer son état après cette révélation accablante. J'imaginais aussi que cet aveu tombait au pire moment. J'aurai définitivement paniqué à sa place de découvrir cette face cachée de la relation entre Mia et Ricardo. Ces premières révélations laissaient beaucoup de place à l'imagination et Harry avait beau être tout sauf jaloux, il détestait plus que tout de se faire voler la première place dans la vie de Mia. Encore plus sur ces sujets qui faisaient appel à ses pires instincts protecteurs. Il devait forcément détester d'être le deuxième homme, de savoir que Ricardo avait tenu ce rôle à sa place et d'être relayé aujourd'hui au stade d'inconnu et à la deuxième place auprès de Mia. Je me sentais donc profondément mal pour lui et le blanc qui suivait prouvait que je n'étais pas le seul à le penser. J'entendais toutefois Julia intervenir et nous sortir de l'impasse.
"Très bien, Mia ne se souvient plus de nous, du naufrage, ni d'Adrien. Et est-ce qu'elle a gardé quelque chose de ses semaines de captivité ?", je sentais mon cœur tambouriner d'angoisse après cette question de Julia au neurologue.
"Non. L'amnésie est complète sur les dernières semaines. Mia n'a pas su confirmer ce qui ressort de ses examens médicaux et des conclusions de la police", j'avalais de travers et je me maintenais dans le déni, comme Harry.
"Et vous avez un protocole pour lui faire retrouver la mémoire ?"
"Il y a plusieurs méthodes à essayer en effet : la psychanalyse, les médicaments, l'hypnose, les mises en situation...Mais je ne recommande rien de tout ça pour l'instant puisque ce n'est pas possible de faire le tri entre les bons et les mauvais souvenirs. C'est un choc émotionnel que je lui déconseille pour le moment et encore plus avec son passé. Il pourrait être à l'origine de comportements autodestructeurs, suicidaires, de troubles graves du sommeil et de l'alimentation. Je vous invite chaudement à la laisser se remettre doucement de tout ça avant de chercher à raviver ses souvenirs"
"On doit attendre combien de temps ?", je craignais la suite à cette question de Harry.
"Je ne sais pas. C'est la première fois de mon côté que j'ai affaire à ce type d'amnésie. J'ai appelé plusieurs de mes confrères pour avoir leur retour d'expérience. Il va falloir y aller à taton en fonction de l'état d'esprit de Mia"
"Comment est-ce qu'on est censés agir avec elle dans cette situation ?"
"Éviter de la torturer avec le passé et faire le maximum pour qu'elle se sente en sécurité et à son aise. C'est en général quand le patient est en confiance que la mémoire revient. A votre place, j'essaierai de privilégier Ricardo comme point d'entrée et intermédiaire à partir d'aujourd'hui", et je voyais Ricardo lever la tête vivement et intervenir pour la première fois.
"Et jusqu'à après demain seulement. Je dois rentrer à New York, je ne vais pas pouvoir rester", et je voyais Harry hocher la tête et approuver. J'entendais de nouveau les mouches voler ensuite et je me décidais de nouveau à prononcer la seule question qui me trottait à la tête depuis hier. Je le faisais calmement cette fois, plus raisonnablement et très sérieusement.
"Combien de temps ça prendra pour lui faire retrouver la mémoire...une fois qu'elle aura récupéré ?"
"...C'est complètement aléatoire d'un patient à l'autre. La mémoire pourrait revenir totalement ou bien partiellement, les souvenirs peuvent remonter en bloc ou bien revenir progressivement. Elle pourrait aussi se souvenir dans 2 jours, 2 semaines comme dans 2 mois. Dans certains cas, l'amnésie peut même durer plusieurs dizaines d'années voire être définitive ...C'est impossible à dire. Ce sera Mia et sa chance", je voyais Harry se lever brusquement, s'éloigner et se retourner pour contenir sa réaction à cette réponse terrorisante du neurologue. Théo et Julia essayaient quant à eux de rester neutres. De mon côté, je prenais un violent coup de massue. J'étais scié alors même que le neurologue venait aussi de dépeindre un bon scénario mais mon cerveau restait bloqué sur le pire. J'imaginais le pire : celui de Mia et de sa chance légendaire, celui dans lequel elle ne retrouverait jamais la mémoire. Et je n'arrivais pas à me projeter et à visualiser nos vies dans ce pire scénario. Je n'arrivais pas à me projeter sans cette partie d'elle, sans cette histoire commune ni ce lien unique et indéfectible entre elle et nous. C'était impensable et encore plus pour Harry avec leur relation vieille de plus de dix ans. Et j'avais le pressentiment terrible que c'était la seule suite logique. Ça devenait évident et routinier, l'horreur et le drame étaient devenus notre lot quotidien et je n'arrivais plus à croire aux jours meilleurs. Je n'y arrivais plus depuis son enlèvement. Donc j'étais aux abois. Je sentais la prise de Catherine se raffermir sur mon bras et j'entendais à peine les conclusions réconfortantes du neurologue.
"Je suis sincèrement désolé. Je sais que c'est un coup dur mais dans la majorité des cas, l'amnésie est provisoire. Dites-vous aussi que Mia est bien mieux comme ça pour l'instant...Ne perdez pas de vue le fait que les dernières heures de captivité ont été particulièrement violentes et elle vient de tuer un homme à mains nues... C'est une bonne chose qu'elle n'ait pas à gérer une situation de détresse psychologique en plus de sa convalescence. Et même sans ses souvenirs, c'est toujours elle. Elle est en vie et je vous assure que ce n'était pas gagné d'avance quand elle a franchi la porte de cet hôpital. Alors essayez de vous réjouir de ça et de ne pas vous projeter trop loin", ses paroles étaient censées bien sûr mais il n'arrivait pas à m'en convaincre parce que contrairement à lui, je connaissais parfaitement Mia et je savais qu'elle aurait préféré mille fois traverser une nouvelle dépression ou mourir plutôt que de vivre une vie sans ses souvenirs de Harry. J'étais toutefois beaucoup trop épuisé pour rétorquer et c'était dans tous les cas parfaitement inutile.
Je voyais ensuite, avec étonnement, Harry se diriger vers Ricardo et l'amener discrètement à sa suite en direction de la sortie. J'assistais de loin à l'échange inaudible mais visiblement très sérieux entre les deux hommes. Je voyais Harry rester très calme face à Ricardo et ce comportement me prouvait qu'il avait une longueur d'avance sur moi moi à propos de la relation de Mia et Ricardo.
