Chapitre 1 – Killer's Missive

Au moins, Akihito était sûr d'une chose dans le grand océan d'incertitude qu'était son existence : chacun des commissariats de Tokyo était bourré de son lot d'inspecteurs et de fonctionnaires incompétents. Il soupçonnait, qui plus est, que ce fait tragique était une loi mondiale. "Afin de ne pas réduire efficacement notre taux de criminalité, engageons des idiots sachant à peine que 2 et 2 font 4 et surtout reconnaître un assassin d'une personne innocente".
Cela devait bien faire cinq heures qu'il s'expliquait au sujet de sa présence sur les lieux, et il commençait à fatiguer sérieusement. Il avait aperçu, par hasard, le corps. Et comme il était photographe, il avait évidemment pris des clichés. Eh, c'était un scoop, non ? N'importe quel journal à scandale aurait adoré afficher en première page ce genre de photos bien gore.
Oh, oui, il était un peu odieux. Et il devait paraître pour un paparazzi dégoûtant couplé d'un serial killer pour la plupart des personnes qui l'avaient interrogé. Oups, c'était vrai, la police n'était visiblement pas au courant d'un quelconque lien entre ces affaires. Et Akihito, de son côté, préférait garder le silence sur ce point afin de ne pas alourdir son cas, de ne pas avoir à s'expliquer sur ce point. Ces récentes expériences avec la police avaient été tellement mémorables qu'il ne lui faisait aucune confiance.
Bien entendu, il n'avait toujours pas digéré la trahison de Yamazaki, l'homme qui l'avait pourtant remis dans le droit chemin quand il était au fond du trou. Comment aurait-il pu l'oublier ? Yamazaki l'avait mis sciemment en danger, puis avait essayé de le tuer… Et surtout… Surtout ! C'était à cause de lui si un yakuza obsédé le harcelait. Sans compter Liu Feilong…
Il avait bien plus de sympathie pour Asami que pour son confrère chinois, et ce n'était pas bien difficile. Chacun lui en avait fait baver, cependant, Feilong gagnait sur tous les plans après l'avoir kidnappé - deux fois -, séquestré - y compris dans un autre pays -, tatoué - pour le marquer comme sa putain de propriété -, violé - non pas qu'Asami lui-même lui demande vraiment son avis non plus -... et, cerise sur le gâteau de merde, Feilong avait tenté de l'assassiner bien trop souvent pour qu'il n'en ait pas des cauchemars. Même si son attitude envers lui s'était ensuite adoucie, Akihito était à des lieux de lui pardonner et encore moins de lui faire confiance. Feilong l'avait brisé, et surmonter avait pris du temps.
Asami, au moins, lui avait sauvé la vie plusieurs fois, y compris en prenant des risques inconsidérés. Akihito n'aurait pas été jusqu'à dire qu'il l'adorait - ou, disons que son adoration se limitait au fait qu'il soit allé le chercher jusqu'à Hong Kong malgré la gravité de ses blessures -, mais il éprouvait une forme d'affection pour lui. Il espérait seulement que ce n'était pas le syndrome de Stockholm qui parlait : à chaque fois, cette idée lui donnait envie de se fracasser la tête contre un mur jusqu'à en devenir amnésique. Car lorsqu'il se retrouvait en présence du yakuza, il lui était difficile d'ignorer l'ambivalence de ses sentiments à son égard. Si Asami avait été moins distant et incompréhensible, Akihito n'aurait pas été surpris que ses sentiments complexes pour lui se transforment en... autre chose.

— Takaba Akihito, quelle surprise !
Le photographe grinça des dents. Il connaissait cette voix. L'inspecteur Imamiya, l'ancien coéquipier de Yamazaki. Akihito lui avait sauvé la vie au Shion, il y avait quelques temps de cela. Pour autant, il n'était pas particulièrement heureux de le revoir, surtout dans une pareille situation. Qu'est ce que ce flic allait encore inventer pour le foutre dans la merde ? Pourquoi tout le monde voulait le foutre dans la merde ? Il se débrouillait assez bien comme ça sans leur aide !
Akihito fixa froidement l'inspecteur sans répondre, Imamiya tira une chaise et prit place à la table. Il accorda un instant d'attention à la tasse de thé froid que le jeune homme n'avait pas touché, puis releva les yeux sur lui.
— J'ai entendu dire qu'on te soupçonnait du meurtre d'une avocate…
Si Akihito avait été un félin, il se serait hérissé en faisant le gros dos. Au lieu de cela, il croisa les bras d'un air buté.
— Je l'ai déjà dit et répété. Je n'ai rien à voir avec cela. J'étais juste là au mauvais moment.
— Au bon moment, tu veux dire.
L'inspecteur déposa l'appareil photo sur la table tout en souriant avec une candeur agaçante. Et Akihito sentit poindre le mal de crâne à l'idée de rester encore plusieurs heures dans cette salle d'interrogatoire. Peut-être même allaient-ils le faire inculper pour meurtre. Après tout, ce n'était pas comme si les procureurs n'aimaient pas inventer des preuves de toutes pièces, à ce qu'il avait entendu dire par des connaissances.
— Tu fais à présent la rubrique des chiens écrasés ? Je croyais que ton hobby était les scoop sur les politiciens, les policiers véreux… Les yakuza… Que devient donc ton bon ami… Asami Ryûichi ?
Lorsque Akihito avait rencontré l'inspecteur Imamiya, celui-ci était persuadé que le photographe était proche du yakuza. Dans un sens, il n'avait pas tort. Après tout, Asami avait couru droit dans un repaire de la Triade pour le tirer hors des griffes de Feilong. Il l'avait encore refait récemment… Et il avait été blessé en tentant de le sauver…
Oui, Akihito voyait parfaitement l'origine de la confusion. Le problème, c'est qu'il n'avait jamais souhaité cette proximité et qu'il aurait bien aimé qu'Asami l'oublie de temps en temps. Imamiya se trompait sur le genre de relation que le yakuza entretenait avec lui. Pour l'inspecteur, Akihito n'était rien de plus qu'un gamin au courant de beaucoup trop de choses, un gamin qu'il pourrait utiliser pour faire arrêter Asami. S'il avait su que le viril Asami avait jeté son dévolu sur l'audacieux photographe, il aurait fait une drôle de tête. Non pas qu'Akihito soit réellement tenté de lui apprendre...
— Je suppose qu'il va bien, finit par dire Akihito en dévisageant l'homme avec désinvolture. Pourquoi ? Vous espérez encore que je vous serve d'indic ou d'appât comme lors de cette affaire au Shion ? Si je n'avais pas été là…
Imamiya se rembrunit. Visiblement, Akihito avait visé juste. Autant lui faire abandonner cette idée au plus vite. Le jeune homme avait déjà un sentiment de culpabilité en se rappelant qu'il avait vendu des informations à Feilong pour sauver ses amis. Il n'avait pas spécialement envie de collaborer avec la police pour nuire à nouveau à Asami. Il avait pourtant toutes les raisons du monde de le haïr… Mais il avait des dettes envers lui. Le genre de dettes qu'on ne rembourse pas en payant un bon restaurant à son créancier. Surtout au prix du restaurant et ce qui suivrait après le restaurant...
— Je pensais simplement te faire libérer puisqu'il n'y a pas de preuve attestant de ta culpabilité, mais, si tu le prends sur ce ton, je peux aussi bien te garder un peu plus longtemps ici.
Akihito haussa un sourcil. Le libérer, comme ça, vraiment ? Alors qu'on l'avait trouvé sur la scène du crime en train de prendre des photo ? Alors qu'il le soupçonnait d'être très proche d'un Yakuza ? C'était louche. Il ne pouvait pas faire confiance à un homme qui l'avait déjà piégé une fois.
— Vous souhaitez quelque chose en échange de votre bonne action ? questionna le jeune homme avec méfiance.
— Tu savais que cette avocate avait pour client quelques "amis" proches d'Asami ?
Imamiya envisageait-il l'implication d'Asami dans cette affaire ? Cela ne plaisait vraiment pas au photographe. Non, Asami n'avait rien à voir avec cette vague de meurtres… Parce que…
— Si tu apprends quoique ce soit, tu ferais mieux de me prévenir.
— Vous avez les moyens de me protéger… ?
Si Akihito avait du compter sur la police les deux fois où Feilong l'avait kidnappé, il ne serait sans aucun doute plus de ce monde. Mais il n'en fit pas la remarque à voix haute, bien entendu. Il se contenta d'afficher un sourire moqueur sur son visage. Il avait une soudaine envie de rire, à la fois contre Imamiya mais aussi contre lui-même, parce qu'il semblait avoir franchi le point où il avait perdu toute indépendance vis-à-vis du yakuza. Parfois, il se sentait tellement confus dans ses propres sentiments...
Car "s'il apprenait quoique ce soit" et que sa vie était menacée, ce ne serait pas l'inspecteur qu'il irait prévenir en premier.

Bien entendu, Imamiya avait gardé la pellicule de son appareil photo. Mais au moins Akihito était libre. Il pouvait respirer en paix l'air glacé et pollué de la charmante mégapole de Tokyo. C'était l'heure où les gens commençaient tout juste à s'éveiller pour partir au travail. S'il y avait malgré tout de la circulation et des piétons sur les grands axes, ce n'était pas le cas sur les petites artères de la ville, tristement désertes.
Stressé par ces quelques heures de détention, Akihito s'était égaré dans un parc avant de rentrer chez lui pour prendre un repos bien mérité.
Il avait acheté au passage le journal du matin. La Une annonçait déjà la mort d'une avocate de renom, Shimizusawa Monoe, connue pour avoir défendu nombre de politiciens impliqués dans des affaires louches et que l'on soupçonnait d'être proche de certains milieux mafieux. Décidément, Akihito voyait mal Asami se mettre à tuer des gens qui, à première vue, avaient plutôt le profil d'alliés. L'inspecteur Imamiya aurait dû comprendre sans aide qu'il se plantait de suspect. Toutefois, il n'avait pas l'air d'un type très intelligent si Akihito prenait en exemple sa mésaventure au Shion… Foncer idiotement dans les bras de trafiquants de drogue.

Alors qu'il était sous la douche, son téléphone portable sonna plusieurs fois, avec insistance. Il n'entendit pas la première sonnerie, il ne répondit pas à la seconde. Quant à la troisième, il se contenta de lâcher une injure parce qu'il avait mal réglé le robinet d'eau chaude.
Il eut le temps de regretter bien plus tard de ne pas avoir décroché son téléphone.
A peine était-il sorti de sa modeste salle de bain que deux mains s'abattirent sur ses épaules. Akihito poussa un cri concurrençant de près celui d'un gamin devant son premier film d'horreur, puis se retourna vivement. La seule chose qui l'empêcha d'envoyer son poing droit devant lui fut le regard acéré - et familier - de son agresseur.
— Asami ! Comment t'es entré ? grogna le jeune homme tout en s'essuyant énergiquement les cheveux avec une serviette.
Même s'il voulait agir le plus normalement possible - ah, ah, ah...! -, il n'aimait pas ça. Oh non, qu'il n'aimait pas ça ! Il avait le sentiment d'être piégé dans son propre appartement avec un démon prêt à bondir sur lui pour le déguster.
Heureusement, pour le moment, Asami était sagement adossé contre le bureau, ses fichues mains baladeuses à distance de sa personne. Et il semblait s'amuser de sa réaction. Il ne souriait pas, cependant ses yeux brillaient d'un éclat railleur. Il avait souvent ce même regard lorsqu'il s'apprêtait à lui rappeler tous les "côtés agréables" de leur relation. Oh, oui, c'était tellement agréable d'avoir mal au cul au réveil et d'être submergé par une honte lui donnant envie de se jeter sous un Shinkansen.
— C'est toi qui m'as invité. Tu ne répondais pas au téléphone. Et la porte n'était pas fermée à clef.
Akihito, suffoqué par son aplomb, lui jeta un regard noir de rigueur.
— Et qu'est-ce que tu veux au juste ?
— Parle-moi des meurtres, répondit Asami du tac au tac, sans sourciller.
Akihito ressentit une soudaine angoisse. Et si Imamiya voyait juste ? Et si c'était lui qui se trompait ? Peut-être qu'Asami cherchait à savoir ce qu'il avait découvert pour le faire taire ensuite. Mais… Ça ne collait pas vraiment. Parce qu'il y avait un détail qui…
— Tout ce que je sais, je l'ai lu dans les journaux ! s'exclama le photographe avec impertinence.
Mauvaise réponse : le regard d'Asami se durcit immédiatement. Avait-il perçu la légère hésitation dans la voix du jeune homme ? Akihito eut l'impression de se liquéfier sur place. Il savait très bien ce qui coûtait de contrarier le yakuza. Ce n'était pas parce qu'il lui avait sauvé la vie plusieurs fois et qu'il avait décrété qu'il lui appartenait, qu'il n'était pour autant pas capable de lui faire regretter de le mener en bateau. Et, en même temps, Akihito ressentait trop de fierté pour lui céder aussi facilement.
— Et donc tu te trouvais tout à fait par hasard sur cette plage parce que...?
Akihito serra les lèvres. Principalement pour ne pas exprimer à voix haute les insultes qui lui traversaient l'esprit.
— Tu me crois aussi stupide que ces policiers ?
Le cillement de paupières d'Asami le fit tressaillir, une nouvelle fois.
— Je... J'ai reçu des lettres, fit le jeune homme en croisant les bras pour se donner une contenance. Il y avait à chaque fois le nom de la future victime, le lieu et l'heure de sa mort. Ça a commencé dès le premier crime.
— Tu en as parlé à la police ?
Akihito faillit laisser échapper un ricanement de dérision, puis opta pour un simple signe négatif de la tête. Non, bien sûr que non. Pas seulement à cause de sa méfiance à leur égard, mais aussi parce qu'il craignait les conséquences. Il avait vu assez de films sur les serial killers pour le savoir.
C'était pour cela qu'Asami ne pouvait pas être responsable. Il le voyait mal s'amuser à lui écrire ce genre de choses et trucider des gens. Non, son rayon, c'était plutôt de le kidnapper dans son lit et le manipuler jusqu'à ce qu'Akihito ne sache plus vraiment s'il était contre ou pour.
— Alors, que cela reste entre nous, ordonna le yakuza avec un froncement de sourcil. Si tu reçois autre chose, appelle-moi.
Akihito resta tout d'abord sans réaction lorsqu'Asami se dirigea vers la porte. Visiblement, le (court) entretien était terminé, et l'homme n'avait plus rien à lui dire. Akihito ne put s'empêcher de ressentir une certaine colère. Venir chez lui sans être invité. L'interroger jusqu'à ce qu'il se sente obligé de lui avouer. Tout ça pour lui dire de... se taire et de le tenir au courant ? Même pas un "fais attention" ? "Je tiens à toi, Akihito" ? Ou "je t'envoie une armée de gardes du corps" ?! Connard !
— Et c'est tout ?
Asami ne s'arrêta pas et posa la main sur la poignée de la porte, prêt à l'ouvrir. Toutefois, il eut la bonté de lui adresser un regard interrogateur, même s'il ne lui répondit pas.
— Aux dernières nouvelles, c'est encore moi qui reçois ces lettres, reprit le photographe en essayant de ne pas hausser le ton et de ne pas s'énerver face à l'équivalent d'un mur en béton armé de 2 mètres d'épaisseur. Et il serait normal que je sois un peu au courant de ce qui se trame. Est-ce que Feilong pourrait être derrière tout ça ? Tu ne crois pas que tu devrais me le dire ?
Ah, visiblement, c'était non si on en jugeait par le regard façon Hiroshima du yakuza. Bien, bien, au moins il aurait essayé. Akihito conserverait juste l'espoir que celui-ci se faisait, simplement, à sa façon, du souci pour lui et ne souhaitait pas le voir plus en danger qu'il ne l'était peut-être déjà.
— Pourquoi prendre cet air de chien battu ? demanda Asami avec un sourire en coin.
Hein ? Quoi ? Lui, un air de chien battu ? Sûrement pas ! Stockholm, salaud.
Il lâcha une exclamation de surprise lorsqu'Asami agrippa son poignet pour l'attirer à lui avec fermeté. Akihito nota l'odeur familière de cigarette imprégnant son costume trois pièces. Il était toujours bien habillé, il avait tout de l'homme d'affaire honnête et n'ayant rien à se reprocher. Un beau vernis.
Akihito voulu reculer, mais l'autre main d'Asami se glissa derrière son dos, l'attirant un peu plus contre lui.
— Je ne sais pas encore ce qui se trame. Cependant, ces lettres me permettront sans doute de le découvrir, chuchota l'homme à son oreille. Le responsable de cette mascarade va vite comprendre qu'il ne faut pas me défier.
Akihito fit la moue. Peu importait les paroles d'Asami, il avait le sentiment de n'être qu'un simple outil. Pour les flics, pour les mafieux de toute espèce. Et ce n'était pas les lèvres d'Asami venant se poser sur les siennes qui allaient lui faire changer d'avis facilement.