Chapitre 3 – Killer's Bedroom
Akihito avait la fâcheuse impression que sa tête allait exploser d'un instant à l'autre, tant le sang battait fort à ses tempes. Il le savait, pourtant. L'alcool ne lui réussissait pas et l'amenait toujours à se retrouver dans des situations embarrassantes qu'il regrettait ensuite pendant des jours, voire des semaines. Surtout quand, ivre, il avait l'idée stupide d'appeler Asami pour l'insulter ou, apparemment, lui tenir des discours incohérents. La plupart du temps, il ne se rappelait même pas l'avoir fait, même si la lueur de moquerie dans le regard du yakuza lui faisait comprendre que son inconscient ne connaissait pas de limites quand il s'agissait de s'exprimer.
Heureusement ou malheureusement, il n'avait pas bu, cette fois, au point de voir son esprit le trahir et laisser un trou noir dans sa mémoire. Dommage… Peut-être… Sa vision restait floue, comme un appareil photo incapable de maintenir le focus bien longtemps sur un objet mouvant, mais il avait un peu dessaoulé, assez pour savoir qu'il éprouverait une honte encore plus grandes lorsqu'il se réveillerait et se souviendrait de son comportement. Mais, là, il ne s'en souciait presque pas. Sa mauvaise humeur avait laissé place à quelque chose d'autre… pas de l'euphorie, pas réellement. Il était juste déconnecté et excité, avec un soupçon irresponsabilité.
Akihito ferma les yeux et croisa les bras derrière la nuque d'Asami. Il ne put contenir un gémissement de plaisir au passage de ses mains sur ses cuisses, sur son bas-ventre. Il détestait la façon dont Asami arrivait à lui donner l'impression d'être torturé par ses effleurements, la façon dont il arrivait à éveiller son désir lorsqu'il se croyait réfractaire. Dans ces moments-là, même l'odeur diffuse de la cigarette et de l'eau de Cologne sur sa peau l'attisait au-delà du raisonnable.
Et pourtant… Combien de fois n'avait-il pas protesté ou dit « non » ? Montré son mécontentement face à cette intimité si dérangeante avant ou après ? Pourquoi n'arrivait-il pas à le repousser une fois dans ses bras, soumis à ses envies ? C'était comme s'il perdait toute volonté. Était-ce par cruelle habitude ? Parce qu'il avait appris à y prendre du plaisir malgré tout ? Ou bien…
C'était pitoyable dans un sens. Il ne verrait jamais une seule lueur d'amour dans le regard de cet homme-là. Tout au plus un semblant d'affection, celle que l'on portait à un animal de compagnie parfois encombrant et bruyant mais tellement distrayant quand il ne se faisait pas kidnapper.
Asami n'était pas le genre d'homme à tomber amoureux. Il jouait avec ce qu'il croyait lui appartenir, voilà tout.
Akihito ne parvenait pourtant à refréner la colère qu'il ressentait parfois à l'idée de n'être qu'une simple source de distraction comme une autre.
Saurait-il un jour si Asami l'avait sauvé de Feilong uniquement dans le cadre de leur vendetta personnelle ou parce qu'il avait réellement craint pour sa vie ? Feilong semblait croire qu'il y avait quelque chose. Mais cet homme était comme un chien enragé ne supportant pas que l'on s'approche d'Asami. Il semblait prêt à tuer ou à tourmenter tout ceux qui avaient de l'importance aux yeux du yakuza. Akihito compris. Même si Akihito ne savait pas, lui-même, quelle importance il avait exactement pour Asami.
Akihito poussa un autre cri, plus douloureux, lorsqu'il sentit Asami entrer en lui avec fort peu de préparation. Ses mains se crispèrent sur sa nuque, et ses paupières se soulevèrent légèrement pour le regarder à travers ses cils. Le rouge lui monta aux joues lorsque les lèvres voraces d'Asami s'emparèrent des siennes. Les baisers qu'ils échangeaient n'avaient jamais rien de doux ou d'innocents. Non, jamais rien. Pas plus que ses mouvements en lui, qu'ils soient langoureux ou plus rapides et brutaux, comme en cet instant. Akihito aurait dû protester, mais sa volonté se fragmenta un peu plus qu'elle ne l'était déjà sous ses coups de rein. Ses mains glissèrent sur le dos d'Asami, explorant ses muscles sous sa peau humide de sueur, et ses jambes se refermèrent sur lui.
À bout de souffle lorsque le baiser cessa enfin, Akihito croisa le regard d'Asami. Les yeux du démon le fixaient encore une fois avec malice. Comme si tout cela n'était rien de plus qu'un jeu amusant pour lui. Cela attristait Akihito plus qu'il acceptait de le reconnaître. Les mois passants, ses sentiments devenaient un peu plus confus et contradictoires.
Il n'y avait aucun avenir pour ce genre de relations. Il le savait. Tellement bien.
Faible, il était faible, et il en détestait d'autant plus Asami de le rendre ainsi.
Et les deux jours qui suivirent, Akihito songea, non sans amertume et mélancolie, que ses problèmes relationnels avec Asami occupaient bien plus son esprit que le serial killer susceptible de l'assassiner prochainement.
Comme le disait Asami, il n'était qu'un gosse avec des réactions de gosse. Pourquoi baiser avec lui si ce n'était pour s'amuser ? Il était inintéressant et banal, sauf lorsqu'il se rebellait. Quand Asami serait lassé de lui, quand il ne trouverait plus aucune source de divertissement dans ses crises de colère ou ses appels grossiers après quelques verres d'alcool, il disparaît simplement de sa vie sans aucun préavis. Et bien qu'Akihito se raccrochât à l'idée qu'il ne souhaitait que cela – vivre en paix sans lui –, il souffrait inexplicablement à cette idée.
À croire qu'il devenait un peu plus dépendant encore chaque fois qu'il couchait avec lui.
Akihito n'eut toutefois ni l'occasion de ressasser bien longtemps la vacuité de sa vie personnelle, ni de se reprocher son nouveau faux pas qui semblait le conduire inexorablement vers l'addiction la plus totale pour Asami. Le mystérieux tueur se manifesta à nouveau le soir du deuxième jour, en laissant sous sa porte une nouvelle missive. Akihito s'en voulut de songer qu'il s'agissait d'une issue de secours à ses soucis. Des soucis bien ridicules en comparaison des meurtres.
La nouvelle lettre n'était, à première vue, guère différente des autres. Elle ne portait pas d'adresse, pas de timbre, pas de cachet de la poste, juste un « Dear Akihito » écrit à la main sur l'enveloppe blanche. Ce qui laissait supposer que l'auteur, ou un complice, venait la déposer directement chez lui, lorsqu'il s'absentait pour son travail ou… comme l'autre nuit.
Toutefois, la rédaction du message était différent des précédents. Alors que les premiers se contentaient de donner la date, l'heure et le lieu de l'assassinat, sans autre fioriture, le serial killer avait trahi son style sibyllin pour écrire un texte plus personnel.
Assis face au bureau de Akiko, le jeune homme relu pour la dixième fois en une heure le message. Les neuf premières pour lui-même, la dernière pour son auditrice.
— Cher Akihito, j'espère que les efforts que je fournis pour te permettre d'accéder à la célébrité en tant que photographe te plaisent. Toutefois, je suis déçu que les photo de la jeune femme n'aient pas été publiées. Si tu es toujours à l'affût du scoop qui lancera ta carrière, rends toi ce soir sur le campus de Teiou, à minuit précise.
Akihito poussa un soupir las et posa la lettre à plat sur le bureau. Puis il lança un regard interrogateur à Akiko, espérant qu'elle pourrait l'éclairer. Hélas, elle semblait plutôt perplexe.
— Teiou ? Pourquoi Teiou ? questionna-t-elle en prenant place dans le fauteuil.
— Eh, ce n'est pas à moi de décrypter ça aux dernières nouvelles, protesta nerveusement Akihito. Vous devriez plutôt demander à vos collègues d'aller piéger le serial killer ce soir !
La profiler eut une légère grimace.
— Je doute que ce soit si simple. Ne sous-estimez pas ce genre d'individus. Les tueurs en séries sont souvent manipulateurs et intelligents, assez pour qu'on leur donne le bon dieu sans confession. Le seul moyen de les piéger est de reconstituer leur personnalité et d'identifier leur signature. Par recoupement, on peut prévoir leurs réactions face à certaines choses et parvenir à les déstabiliser, pour qu'ils commettent une erreur et trahissent leur identité.
— En d'autres termes ?
Akiko se racla la gorge avant de poursuivre et porta son regard sur la lettre.
— Notre tueur change constamment de modus operandi, ou de mode opératoire si vous préférez. Aucun de ses meurtres ne se ressemble. L'avocate a été assassinée avec l'aide d'une barre en fer, le premier avec une arme à feu… A priori, les crimes sont sans rapport. Toutefois, sa signature est particulièrement simple à trouver. Il s'agit des lettres qu'il vous envoie. Il ressent le besoin de vous prévenir à l'avance de ses crimes, pour que vous veniez photographier ses victimes et que vous fassiez publier ses clichés. Il est narcissique et a un besoin de reconnaissance. Toutefois, il insiste dans sa dernière lettre sur le fait que vous êtes peu connus dans le milieu, comme s'il voulait vous aider. Ce qui signifie que l'individu en question ne peut être qu'une de vos connaissances. Je crois même qu'il souhaite attirer votre attention et à vous rendre dépendant de lui.
— C'est bien ma veine d'avoir ce genre de fans alors que je n'ai rien fait pour.
Akihito eut un rire nerveux, qui lui valut un haussement de sourcil agacé de Akiko. Il n'eut pas de mal à comprendre qu'elle ne goûtait guère à sa tentative d'humour. Oh, ça tombait bien, il y avait un verre d'eau sur la table. Il en avala une gorgée pour se donner un semblant de contenance pendant quelques secondes.
— Je ne pense pas qu'il s'agisse d'un fan, Monsieur Takaba, fit elle d'une voix cassante. Je pensais plutôt à un rival ou à un amant éconduit.
Amant ?
Akihito s'étouffa dans son verre d'eau, au point d'être pris d'une violente quinte de toux. Son nez lui piqua, et des larmes perlèrent au coin de ses yeux.
— Oh, ne vous inquiétez pas, ce n'est pas comme si ça me choquait, reprit Akiko. Je ne compte pas le crier sur tous les toits non plus… Par contre…
Par contre, quoi ? eut envie de dire le photographe qui peinait toujours à faire parvenir l'air dans ses poumons.
— L'avocate travaillait avec certains « amis » de monsieur Asami. Je suis aussi étonnée que vous ne sachiez pas que l'université de Teiou est le lieu où il a fait ses études. Cela fait deux coïncidences…
Soudain, Akiko baissa les yeux, et, suivant son regard, Akihito vit qu'un morceau du tatouage était visible. Il tira sur sa manche et pinça les lèvres, mal à l'aise. Il devenait urgent de se débarrasser de la marque humiliante qui faisait toujours de lui la propriété de Feilong.
— J'espère sincèrement que vous et lui ne me faites pas perdre mon temps avec un serial killer qui n'existe pas, reprit Akiko. Ce genre de passe temps glauque, ça doit chercher dans la perpétuité ou la peine de mort… Vous ne cherchez pas à le couvrir d'une façon ou d'une autre, n'est-ce pas…?
— Il n'a rien à voir là dedans ! s'exclama Akihito.
Pareilles accusations le rendaient bien plus furieux qu'il ne l'aurait cru. Pourtant, Imamiya lui-même avait sous-entendu pareilles choses, et il ne s'était pas senti autant offusqué sur-le-moment. Alors pourquoi… Parce qu'on le soupçonnait lui aussi ? Parce qu'il avait l'impression qu'encore une fois on ne le prenait pas au sérieux ?
— Très bien, il n'a rien à voir là dedans, susurra Akiko avec un sourire narquois. Toutefois, n'étant pas convaincue de l'existence de ce serial killer, je ne peux demander à Imamiya d'envoyer ses hommes à Teiou.
Connasse. Il n'y avait rien de plus à dire. C'était une connasse. Et même l'impératrice des connasses. Il l'appelait pour la prévenir, alors que rien ne l'y obligeait – hormis la perspective de finir lui-même en prison, certes – et voilà comment elle le récompensait. Comment aurait-il pu avoir la moindre confiance en la police, après ça ?
Et c'était en partie pour cette raison même qu'Akihito se retrouva vers 23h du soir sur le campus de Teiou, nonobstant toute prudence.
Teiou était le genre d'université où il n'aurait jamais pu rêver d'aller en tant qu'étudiant. Même s'il avait réussi à en passer les concours d'entrée, il n'aurait jamais pu se payer les frais d'inscription et les quelques aides existantes n'auraient sûrement pas suffi à les couvrir. Comme Todai, il s'agissait d'un endroit inaccessible pour les gens comme lui, ceux qui n'étaient pas nés avec une cuillère d'argent dans la bouche ou des parents ayant assez le sens du sacrifice pour financer la chose. De toute façon, il n'était pas assez intelligent, comme son propre père le lui en avait fait remarqué, non sans mépris.
Compte tenu du chaos de son existence et de son incapacité à couper les ponts avec Asami malgré toutes ses récriminations, il commençait à croire qu'il avait raison.
Et, pourtant, Akihito se retrouvait à déambuler en pleine nuit à travers les allées de l'université, espérant passer pour un étudiant comme un autre. À vrai dire, il n'y avait de toute manière pas grand monde à cette heure. Personne ne viendrait l'arrêter dans son exploration des lieux en lui demandant ce qu'il pouvait faire là. Même s'il aurait adoré avoir un guide pour se diriger dans l'immensité du campus…
L'heure du crime approchait à grands pas, et Akihito ne trouvait pas le moindre petit indice pouvant lui indiquer où exactement il aurait lieu. Avec si peu d'indications, il ne pouvait que marcher au hasard en espérant – façon de parler – trébucher sur un cadavre.
Il voulait comprendre. Pourquoi. Pourquoi donc lui ? Il ne voyait pas qui dans ses connaissances auraient pu faire ça. Ses amis n'en seraient pas capables, son entourage professionnel non plus. Quant à Asami, il était du genre direct, il ne s'embarrasserait pas de pareils subterfuges. Quand il souhaitait quelque chose, il n'y allait pas par quatre chemins. Il agissait, forçait et recueillait avec satisfaction le fruit de son action brutale.
— Cette profiler, quelle idiote ! ragea Akihito entre ses dents. Mode opératoire, mon cul.
Bonne résolution numéro 1 de l'année : ne plus jamais collaborer avec la police. J.A.M.A.I.S !
Mauvaise idée numéro 5500 de l'année : taper du poing dans un arbre pour se défouler.
Ça… Faisait… Mal…
Il entendait presque Asami lui susurrer qu'il était terriblement ridicule dans sa rage.
Tout en essayant de ranimer sa main douloureuse, le photographe jeta un regard autour de lui. De la pelouse, un arbre, de la pelouse, des logements universitaires, de la pelouse, des buissons… Eh bien, lui qui avait espéré pouvoir surprendre le tueur et le photographier, il n'était pas à jour.
Akihito frôla la crise cardiaque en entendant soudainement un pas de course derrière lui. Faisant volte face, prêt à affronter sa mort prochaine, il se retrouva face à une terrifiante jeune fille au look BCBG, à peine sortie du lycée. Il cligna des yeux et tenta de cacher sa frayeur malvenue.
— Vous êtes Takaba Akihito ? demanda-t-elle un peu essoufflée.
Le photographe arrondit les yeux, se demandant avec méfiance pourquoi elle connaissait son nom. Son cœur n'était pas près de retrouver un rythme normal et menaçait même de bondir hors de sa poitrine en défonçant sa cage thoracique.
— Euh, oui...?
Elle ne sembla pas percevoir le doute dans sa question et la crainte sur son visage, sans doute parce qu'elle était trop occupée à reprendre son souffle, penchée en avant, les deux mains sur les genoux. Quand elle se redressa, il avait réussi à se composer une expression plus neutre alors que l'inquiétude faisait courir un doigt glacial le long de sa colonne vertébrale.
Pourquoi s'entêtait-il à prendre les pires décisions qui soient, à commencer par se rendre sur ce campus ?
— On m'a demandé de vous dire qu'Il vous retrouvera dans l'amphithéâtre… F… C'est dans le bâtiment, là bas, fit-elle désignant du doigt l'un des nombreux blocs disséminés dans le campus. Vous êtes vraiment journaliste ? Vous allez interviewer et photographier le professeur Taminishi ? C'est son nouvel assistant qui me l'a appris. Oh, je savais que le professeur était plutôt réputé, mais une interview, wah… Vous travaillez pour quel magazine ?
Akihito se sentit pâlir, et son cœur commença à danser le tango dans sa poitrine.
— Son nouvel assistant, vous avez dit ?
— Oui, je ne l'avais encore jamais vu. Il m'a dit qu'il venait tout juste d'être nommé à son poste. Qu'est ce qu'il est mignon en plus ! Pourquoi ? Il y a un problème ?
Ne pas céder à la panique, ne pas céder à la panique. Akihito sortit son portable et le glissa entre les mains de la jeune fille. Il lui confia aussi son appareil photo. Il n'en avait plus besoin, pour le moment.
— Appelez la police, dites leur que quelqu'un s'apprête à tuer monsieur Taminishi.
Elle sembla tomber des nues et le fixa comme s'il n'était rien de plus qu'un fou. Mais Akihito ne s'en préoccupa guère. Il y avait bien plus urgent que de discuter avec une étudiante sur la véracité de ses propos.
Sans se soucier de savoir si elle allait effectivement appeler la police ou non, il piqua un sprint, manquant de glisser par moment sur l'herbe humide. Quelle heure était-il déjà ? 23h40 ? 20 minutes, cela devait être suffisant. Mais l'assassin, lui, allait il respecter son horaire ? Akiko l'avait dit, les serial killer étaient des hommes intelligents. Peut-être avait-il tout prévu par avance… Peut-être avait-il déjà tué le professeur. Peut-être l'attirait-il dans un piège.
Mais, non, il ne pouvait perdre du temps avec pareilles questions. Il devait agir, car il ne se pardonnerait pas d'avoir peut-être causé la mort d'un homme par son indécision.
Si seulement il avait eu une arme.
Akihito poussa la porte du bâtiment, elle n'était heureusement pas fermée à clef. Courant comme un dératé dans le couloir, il faillit percuter deux étudiants qui n'hésitèrent pas à l'insulter pour son manque de prudence.
Son regard saisit l'inscription recherchée sur un panneau. L'amphithéâtre F était là.
Sans prendre le temps de réfléchir à la marche à suivre, Akihito fit irruption dans l'immense salle.
Elle était vide et mal éclairée.
A première vue, personne ne se trouvait dans les rangées de siège et seule une lampe posée sur le bureau en contrebas offrait un peu de lumière. Où était le professeur ? Akihito avala difficilement sa salive et descendit quatre à quatre les marches menant au bureau. Il était terriblement tendu. Surtout, il avait peur.
Le jeune homme se glissa derrière le bureau. Aucun cadavre. Mais une sacoche était posée sur la chaise, sans doute celle du professeur Taminishi. D'autres papiers étaient éparpillés sur la table. Des notes de cours et des copies d'élèves à première vue.
Akihito poussa un soupir. Sa tension se relâcha, et il respira à nouveau.
Jusqu'à ce qu'il sursaute en entendant la porte claquer. Relevant la tête, il aperçut dans la pénombre un homme apparemment d'âge mûr.
Le professeur sans aucun doute. Elle avait dit que l'assistant était mignon. Sûrement jeune.
Akihito gravit les marches pour rejoindre Taminishi tout aussi rapidement qu'il les avait descendues, bien décidé à enjoindre l'enseignant à quitter les lieux pour se mettre en sécurité. Il le prendrait sûrement pour un fou, mais il s'en moquait. Ce n'était pas comme s'il avait une réputation, pour commencer.
— Professeur, vous devez partir d'ici, commença-t-il d'un ton précipité.
Le photographe eut le souffle coupé durant plusieurs secondes lorsque le genou du réputé professeur percuta son ventre.
Akihito bascula contre la rangée de sièges la plus proche tout en essayant de repousser le tueur qui se jetait à présent sur lui.
Quel idiot il était… Piégé si facilement…
Une main s'abattit sur sa gorge, lui écrasant la trachée pour l'empêcher de respirer. Akihito vit briller du coin de l'œil l'éclat glacé d'une lame, et ses intestins se liquéfièrent de terreur. Il saisit la main qui l'étranglait pour tenter de se soustraire à l'étreinte meurtrière. L'air lui manquait déjà. Une sensation de brûlure éclata dans son bras, l'obligeant à relâcher le poignet de son agresseur.
Il n'arrivait pas à se libérer… Il n'arrivait pas à résister… Il n'arrivait pas à respirer. Et la douleur dans son bras lui parut tout à coup risible comparée à celle de ses poumons réclamant de l'oxygène. Le monde se couvrit d'un voile rouge et ses oreilles bourdonnèrent. Il se débattit encore, mais plus par réflexe que parce qu'il le voulait vraiment.
Soudain, deux détonations éclatèrent à ses oreilles.
Quelque chose d'humide et de poisseux éclaboussa son visage, mais ce n'était pas son sang. Non. La pression sur sa gorge se disparut abruptement, sans qu'il puisse toutefois se libérer, car le corps sans vie du tueur l'écrasait sur les sièges de l'amphithéâtre. Peu importe. Sa trachée lui faisait si mal qu'il avait l'impression qu'il ne lui serait plus jamais possible de respirer normalement. Il toussa, aspira l'air frais par goulée, et eut l'impression que ses poumons se déchiraient à chaque fois. Lentement, le voile qui recouvrait sa vision se déchira, puis le flou laissa la place à une silhouette masculine, penchée au-dessus de lui.
Les paroles de l'étudiante lui revinrent soudainement à l'esprit. Un nouvel assistant. Un assistant mignon. Bon sang !
Akihito tenta de soutenir, en vain, le regard méprisant du Chinois aux longs cheveux noir qui le dominait, le Beretta encore à la main mais non-pointé dans sa direction. Le genre de regard qui pouvait vous foudroyer sur place de terreur encore plus facilement qu'un tueur fou cherchant à vous étouffer.
— Tu es pitoyable, cracha Feilong.
Il s'éloigna en rangeant son arme à l'intérieur de sa veste.
Quelques instants plus tard, la porte de l'amphithéâtre claquait à nouveau.
— Est-ce qu'il va mieux ? demanda Imamiya en s'adossant contre la porte du bureau, un café à la main.
Akiko réagit à peine à la question de son collègue. Elle n'avait pas levé le regard à son entrée et elle continuait de remplir ses papiers avec un air concentré.
— Il a été ramené chez lui… Je pense qu'il s'en remettra, il en a visiblement vu d'autres. Par contre, il a eu le bras sérieusement entaillé. Je pense qu'il en gardera une cicatrice.
— Le plus important, c'est que le tueur ait été… Arrêté.
Akiko cessa d'écrire et garda son stylo suspendu en l'air. Son visage se contracta, manifestant une colère qu'elle peinait à contenir.
— Vous plaisantez j'espère ? A cause de mon erreur de jugement, un éminent professeur a été assassiné et un jeune homme a failli y passer aussi. De plus, nous ne savons pas qui a sauvé Takaba de ce tueur. Je ne suis pas certaine que cette affaire soit terminée. Il y a trop de choses qui ne collent pas ! Avez-vous trouvé l'identité notre assassin ?
Imamiya se décolla de la porte et sa passa la main derrière la nuque d'un air embêté.
— Oui, bien entendu, c'était un tueur à gage plutôt renommé…
La profiler se crispa un peu plus qu'elle ne l'était déjà, puis elle se leva violemment de son bureau et plaqua ses main à plat dessus.
— Un tueur à gage ? Et c'est seulement maintenant que vous pensez à me le dire ? Mais vous êtes tous des abrutis dans la police japonaise ou quoi ? J'y crois pas !
Akihito n'arrivait pas oublier le visage de Feilong, son regard dédaigneux, la façon dont il l'avait toisé dans l'amphithéâtre après avoir abattu le meurtrier comme s'il se serait débarrassé d'un simple insecte sur le dos de sa main. Une balle dans le dos, une autre dans la tête. Bien qu'il se soit lavé depuis, il avait encore l'impression que le sang coagulé de son agresseur lui collait au visage. Et chaque fois qu'il y pensait, son estomac se révulsait. Malgré tout ce qu'il avait déjà vécu. Malgré les contusions autour de sa gorge qui témoignaient de la violence de l'agression.
Le professeur Taminishi était déjà mort lorsqu'Akihito avait rejoint le bâtiment. Égorgé devant un distributeur. En voilà un qui avait payé cher son café. Les deux étudiants qu'il avait bousculés en se rendant à l'amphithéâtre l'avaient découvert alors qu'il était lui-même au prise avec l'assassin. Akihito n'avait jamais eu la moindre chance de le sauver, et la police avait fait comme s'il n'avait pas tenté de les prévenir, comme s'il n'aurait pas pu empêcher ce désastre.
Pourquoi Feilong se trouvait-il là ? Cela ne pouvait pas être un simple hasard, n'est-ce pas ? Akihito était convaincu que c'était lui et non le serial killer qui l'avait invité à se rendre dans l'amphithéâtre. Mais pour quelle raison ? Tuer un professeur, lui tendre un piège... et le sauver avant de disparaître en l'insultant ? Cela n'avait aucun sens ! Sauf s'il avait rêvé ? Peut-être était-ce quelqu'un d'autre ? Peut-être avait-il eu une hallucination ? A cause de la panique ? Parce que l'autre l'avait presque étranglé à mort ? Et pourquoi Feilong l'avait regardé avec tellement de mépris ? Cela n'était pas bon signe, pas du tout…
— Tu as besoin de quelque chose ?
— Asami… Tu me trouves pitoyable ?
Allongé dans le lit, le bras encore douloureux malgré les calmants, Akihito jeta un regard fatigué sur l'appartement luxueux du Yakuza… Luxueux mais désespérément impersonnel, du moins à ses yeux. Trop propre, trop ordonné, trop parfait, pas une seule photo… C'était, désespérant et… un peu triste.
— Prends un café, se contenta de répondre Asami d'un ton froid en posant une tasse fumante sur la table de nuit.
— Tu pourrais au moins faire semblant d'être inquiet pour moi, grommela le jeune homme.
Comme lorsque tu es venu me chercher sur ce paquebot, fut-il tenté d'ajouter avant de fermer les yeux.
Il enfouit son visage contre la couverture. L'odeur de la cigarette avait même imprégnée la literie.
Le yakuza n'avait presque rien dit quand il était venu le chercher à l'hôpital et s'était montré aussi stoïque et muet qu'une pierre tombale sur le trajet. C'était à peine s'il lui avait adressé un regard. Akihito avait l'impression qu'il le punissait pour avoir manqué de bon sens, et il détestait cette façon de le faire culpabiliser alors qu'il avait failli se faire tuer. Il se demandait pourquoi Asami avait pris la peine de l'emmener chez lui s'il éprouvait une telle irritation à son égard. Il aurait pu tout aussi bien abandonner Akihito dans son appartement, pour ce que cela aurait changé…
— Tu aurais dû me prévenir… déclara tout à coup Asami.
Akihito secoua la tête et se contenta de grogner avec mécontentement. Il ne voulait pas d'une leçon de morale alors qu'il s'y prenait déjà très bien tout seul pour s'insulter de tous les noms.
— Je serais venu avec toi, ajouta-t-il en s'installant au bord du lit.
— Venir avec moi ? Pour me protéger ? Ah oui, c'est vrai, je ne suis qu'un gosse qui ne sait pas se défendre !
Asami haussa un sourcil mais garda le silence.
— Tu veux savoir ce qui complète cette journée de merde, hein ? C'est que Feilong était dans CETTE salle, AVEC MOI ! Et maintenant, je suppose que tu vas aller chercher tes hommes pour lui courir après à travers toute la ville ? C'est vrai, il est tellement important.
Akihito avait conscience que ses jérémiades n'avaient aucun sens et il enfonça son nez dans l'oreiller en devinant qu'Asami devait être un peu plus furieux encore après lui. Quand la main du yakuza tapota le sommet de sa tête, il roula brusquement sur le dos en plissant les paupières. Peu importe que ce soit une façon ou pas de le calmer : il avait l'impression d'être un chien.
— Et qu'est ce que je gagnerai à poursuivre Feilong ? questionna Asami sans se formaliser.
Akihito ouvrit la bouche mais la referma, ne trouvant pas quoi dire. Il se redressa pour s'asseoir sur le lit et jeter un regard courroucé au Yakuza… Et le sourire qui apparaissait sur les lèvres railleur de celui-ci ne lui échappa pas.
— Tu es un gamin insupportable, Akihito. On dirait que tu vas te mettre à pleurer.
— Quoi ? Sûrement pas !
Le salaud avait raison, pourtant. Ses yeux lui piquaient atrocement.
— Tu vas m'obliger à te consoler ? Tu sais pourtant que je ne suis pas doué pour ça.
Pourtant, Asami passa le bras autour de ses épaules, et Akihito se laissa glisser contre lui, le nez dans son cou.
C'était peut-être la première fois qu'il trouvait l'odeur de cigarette étrangement rassurante.
