Chapitre 4 – Killer's Black Kitten

Bip… Bip… Bip…
Akihito ouvrit un œil, essaya d'identifier la provenance du bruit perçant et aperçut le cadran lumineux du réveil électronique. La perplexité l'empêcha d'agir pendant quelques secondes : il ne se rappelait pas avoir acheté de réveil encore moins l'avoir programmé pour se réveiller à une heure absolument scandaleuse. Irrité, il se pencha pour tirer la prise de son bras valide et l'arracher du mur. Vite fait, bien fait. Ou presque…
— C'était quoi ce bruit ? marmonna Asami en bougeant légèrement dans son dos.
Oh, bien sûr, Akihito avait passé la nuit dans cet appartement. Et, sauf s'il avait bu entre deux jusqu'à avoir la pire amnésie de sa vie tout en réussissant à éviter la gueule de bois, ils n'avaient pas couché. C'était… inattendu et… agréable.
— Rien, rien, rendors toi…
Il ferma les yeux avec un sourire. Sourire qui se figea quand il sentit le bras d'Asami se glisser autour de ses hanches et son torse se presser contre son dos.
Ne venait-il pas de lui demander à l'instant de se rendormir ? Est-ce que ses souhaits pesaient donc si peu dans la balance ? Misère !
Le souffle d'Asami caressa sa nuque, et un frisson lui remonta le long de sa colonne vertébrale. La main de l'homme se glissa sous son t-shirt pour se poser sur son ventre, effleurant le haut de son boxer et…
Akihito se retrouva une seconde plus tard seul dans le lit.
— J'ai un rendez-vous important. Mais débrancher le réveil était bien tenté, le nargua Asami sans pour autant lui adresser le moindre regard.
Le photographe lui tira mentalement la langue et se laissa couler à nouveau au chaud sous les draps, replongeant dans un sommeil léger, bercé par le bruit de la douche. Par moment, des images de la nuit lui revenaient, dérangeant sa tranquillité d'esprit. Il se voyait entrer à nouveau dans l'amphithéâtre déserté. Mais plus que l'assassin lui-même, c'était le regard que lui avait adressé Feilong qui le terrifiait, au point qu'il n'arrivait plus à bouger.
Quelques minutes plus tard, Akihito s'éveilla en sursaut lorsqu'Asami lui secoua l'épaule. Il grogna, car bien entendu le Yakuza s'en prenait à son bras blessé. L'entaille brûlait avec une insistance toute démoniaque, il avait l'impression qu'on lui incisait le bras au scalpel avec lenteur. Mais, soit… Asami ne devait pas connaître la méthode du réveil en douceur, avec le petit déjeuner apporté sur un plateau, au lit.
— Prends ça avec toi, désormais. Tu pourrais en avoir besoin pour te défendre.
Akihito loucha presque sur le Beretta et hésita à le prendre. Il n'avait jamais eu de très bonnes expériences avec les armes à feu, même quand il se trouvait du bon côté du canon.
— C'est… Tellement gentil, railla-t-il. Mais le tueur est mort, pourquoi en aurai-je besoin ?
Les prunelles caramélisées d'Asami le fixaient avec intensité.
— Parce que Feilong est en ville ? suggéra le yakuza.
C'était formidable de voir comme le sort se plaisait à s'acharner contre lui. D'abord un tueur en série, à présent Feilong. Et Akihito se demandait lequel des deux étaient en vérité le pire. Il n'avait pas envie de le savoir et espérait que cette histoire ne se terminerait pas par un autre enlèvement. Parce que Feilong n'était pas du tout l'hôte le plus agréable et stable qui soit, loin de là. Rien que d'y penser, il avait envie de se rouler en boule et d'attendre patiemment la fin des hostilités sans mettre un orteil à l'extérieur. Si cela signifiait coucher avec Asami toutes les nuits… eh bien… aussi pathétique cette pensée soit-elle, il préférait. Parce que Feilong n'irait quand même pas le chercher jusque-là, n'est-ce pas ?
Akihito reposa son regard sur l'arme posé entre ses paumes. Il s'assit en tailleur dans le lit, les draps sur les jambes. Le pistolet était noir et froid, le canon plutôt court et la crosse couverte d'un étrange revêtement. Akihito resserra ses doigts autour et poussa un soupir. Il n'était pas vraiment certain d'arriver à s'en servir à nouveau si jamais… Mais inutile de le signaler. Asami allait encore se moquer de lui, lui rappeler qu'il n'était qu'un gosse…
Il entendit la porte d'entrée s'ouvrir et se refermer. Asami ne lui avait pas demandé s'il savait se servir d'une telle arme, ni s'il voulait qu'il lui montre, ne lui avait bien entendu pas souhaité une bonne journée ou déconseillé de se mettre inutilement en danger. Le yakuza était redevenu distant, et Akihito en venait à en regretter la soirée précédente. Lorsqu'Asami l'avait pris dans ses bras.
Akihito patienta un long moment avant d'enfin se lever. Une part de lui craignait que le monde s'écroule brutalement s'il quittait le lit. Mais puisqu'il était là, autant en profiter. Il posa le Beretta sur la table de nuit et se rendit dans la salle de bain.
La douche brûlante qu'il s'était accordée l'obligea ensuite à changer son bandage, une opération guère évidente à effectuer seul. Il savait qu'il en garderait une cicatrice à vie et cela le déprimait. À l'idée qu'on le questionne, qu'on lui demande comment il avait pu se faire cela, comme pour le tatouage qui intriguait fréquemment les gens quand il oubliait de le couvrir avec des manches ou des bracelets. Qu'allait-il répondre à ces interrogations ? Qu'un tueur en série avait tenté de l'égorger et que son pire ennemi l'avait tiré d'affaire parce qu'il avait été incapable de se défendre ? Au moins, les contusions sur sa gorge disparaîtraient d'ici quelques jours.
Après s'être habillé avec les vêtements de la veille, Akihito chercha de quoi manger dans la cuisine. Mais quelle ne fut sa surprise de découvrir qu'à part du café et de la bière dans le réfrigérateur, et de l'alcool bien plus fort dans un minibar, il n'y avait strictement rien à se mettre sous la dent. Même s'il voyait mal Asami faire ses courses comme tout le monde dans la supérette du coin, et encore moins cuisiner, il était quelque peu décontenancé. Est-ce qu'Asami ne mangeait jamais chez lui ? L'appartement était déjà vide et impersonnel à ses yeux, mais là c'était le summum de l'horreur pour lui. À moins que la froideur des lieux ne fut que le reflet de son propriétaire. Ce qui n'était guère rassurant.
Akihito se laissa tomber sur le sofa du salon. Il essaya d'ignorer les gargouillis de son estomac, mais l'ennui et la faim finirent par avoir raison de ses bonnes résolutions. Il n'allait toute même pas rester là, à attendre l'hypothétique retour d'Asami à une heure indéterminée, comme… un gentil petit animal de compagnie bien dressé. En plus, quelles étaient les chances pour qu'il tombe sur Feilong dans une ville aussi grande que Tôkyô ? Zéro, tant qu'il ne s'occupait ni des affaires d'Asami ni de celles du Chinois. Et en supposant que Feilong ne se préoccuperait pas des siennes, ce qui… Merde ! Akihito n'était pas vraiment optimiste. Bien sûr que Feilong se mêlerait de ses affaires : il venait de le faire pas plus tard que la nuit précédente, et sûrement pas parce qu'il s'était soucié de lui dans un de ses très rares moments de faiblesse. Merde, ce regard… Feilong semblait le haïr à nouveau!
N'empêche, il crevait la dalle et éprouvait une irritation de plus en plus grande.
Akihito sauta sur ses jambes, passa son blouson et chercha le moyen de dissimuler au mieux l'arme après avoir vérifier une bonne dizaine de fois que le cran de sûreté n'était pas enlevé.
Une fois dehors, il se résigna à appeler un taxi, tout en sachant d'avance qu'il se ruinerait. Hélas, Asami habitait trop loin de chez lui pour qu'il puisse rentrer à pied, et il n'avait pas le courage de prendre la yamanote puis le train à une heure où tout les gens se pressaient dans les wagons comme des sardines en boîte.

Cependant, Akihito aurait dû savoir, dès l'instant où il avait quitté l'appartement d'Asami, qu'il avait pris une autre décision hasardeuse parmi une longue liste d'autres choix tout aussi irréfléchis.
Akihito se laissa presque couler le long de la banquette du taxi, avec l'impression que son corps entier s'était transformé en gelée.
De tous ceux qu'il avait imaginé, c'était évidemment le pire scénario possible qui était en train de se réaliser.
— Que se passe-t-il ? Vous ne descendez pas ? demanda le chauffeur avec un accent du kansai fort marqué.
Akihito secoua la tête tout en gardant les yeux rivés sur son immeuble, de l'autre côté de la rue. Même à cette distance, même dans ses vêtements passe-partout, il reconnaissait sans la moindre difficulté l'homme adossé juste à côté de l'entrée du bâtiment. Feilong…
Que faisait-il là ? Qu'attendait-il ? Oh, lui, bien entendu. Mais comment… comment pouvait-il savoir où il habitait ? Il n'avait tout de même pas… Interrogé ses amis ? Un poids lui écrasa l'estomac au souvenir de ce que Feilong avait fait.
— Il y a quelqu'un que je n'ai pas envie de voir devant chez moi, murmura Akihito en guise d'explication.
Le conducteur haussa des épaules comme si ce point lui était tout à fait égal. Mais, après tout, il ne pouvait pas savoir que l'homme en question était tout à fait capable de tuer son client. Même si cela n'avait pas beaucoup de sens, car si Feilong souhaitait effectivement sa mort, il avait eu une fort belle opportunité la nuit précédente. Mouais. Pour autant, Akihito ne comptait pas descendre de voiture pour aller lui demander s'il venait en paix. Juste au cas où.
— De toute façon, je laisse le compteur tourner, fit le chauffeur d'une voix un peu traînante tout en fouillant dans la boite à gants du taxi.
Akihito l'insulta intérieurement de toutes sortes de noms d'oiseaux. Non seulement Feilong savait où il habitait, mais en plus le chauffeur, cette enflure, en profitait pour lui voler son argent. Alors qu'il avait encore son loyer à payer, ses factures de téléphone et d'internet, sa nourriture et tout un tas d'autres choses tout aussi vitales. Comment allait-il finir la fin du mois ? En tout cas, il n'irait jamais mendier de l'aide auprès d'Asami. Plutôt manger des nouilles instantanées et du riz blanc jusqu'à la fin de l'année !
Le photographe serra les dents et jeta un autre coup d'œil par la vitre de la voiture.
Feilong ne semblait pas près de s'en aller. Ce qui signifiait qu'il n'avait plus qu'à trouver un endroit sécurisé pour patienter ou... attendre en se morfondant devant l'appartement d'Asami, dont il n'avait, bien entendu, pas les clefs.
Tout à coup, Akihito blêmit. Ah… Ah non ! Feilong n'allait tout de même pas discuter avec sa voisine, madame Kojima, cette vieille renarde fouineuse qui suivait le moindre de ses faits et gestes pour ensuite lui rappeler ce qu'il avait fait, n'avait pas fait et n'aurait pas dû faire ! Vil démon... Comment pouvait-il montrer un visage aussi aimable ? Feilong était bien comme Asami, tiens ! Tout gentil quand il en avait besoin et terrifiant le reste du temps. Tous deux briguaient le rôle d'oni de la duplicité, et c'était pour cela qu'ils passaient le plus clair de leur temps à se nuire, avec lui au milieu en guise de balle de ping pong.
Mais alors qu'Akihito ruminait ses pensées, une idée lui vint. S'il découvrait où Feilong logeait en ville, il lui suffirait ensuite de le dire à Asami et de laisser les deux démons se débrouiller. Et cette fois-ci, il ne ferait pas la bêtise de se faire attraper. Il n'avait aucune envie d'un autre séjour à Hong Kong. Plutôt crever.
S'il avait pris la peine d'y réfléchir, Akihito aurait reconnu que son plan était aussi stupide que dangereux, et qu'il faisait précisément ce qu'il s'était juré de ne pas faire quelques heures auparavant, quand il se terrait dans le lit d'Asami. Hélas, Feilong s'éloigna enfin de chez lui pour entrer à l'arrière d'une voiture noire, qui démarra aussitôt.
Akihito ne pesa pas le pour et le contre : il devait agir.
— Suivez cette voiture ! ordonna-t-il en désignant en même temps le véhicule du doigt.
— Eh, mon p'tit gars, on n'est pas dans un film policier, je ne fais pas dans les courses poursuites !
Ah non ! Il n'allait pas s'y mettre lui aussi ? Akihito avait deux choix. Soit il lui faisait peur en utilisant son arme, au risque d'aller par la suite à l'ombre pour menace envers un pauvre chauffeur de taxi, ceci pour une durée indéterminée. Soit il…
— Je suis journaliste, si vous entravez mon enquête, je vous fais un procès !
C'était l'argument le plus idiot qu'il n'avait jamais dit et, le pire, c'est que celui-ci fonctionna. Le chauffeur démarra et s'infiltra dans la circulation pour garder en vue la berline noire.
— Vous savez que votre gars a tout l'air d'un yakuza ?
— Il fait parti des Triades, répondit laconiquement Akihito.
— Oh, et c'était censé me rassurer, ça ?
— Non.
Et l'homme se lança dans un laïus comme quoi il ne risquerait pas sa vie pour Akihito et le déposerait n'importe où si jamais ils se faisaient repérer, bla, bla, bla, et que franchement un garçon de son âge aurait dû avoir des occupations plus saines…
— Mais où est ce qu'il va ? questionna Akihito avec un froncement de sourcil.
— On dirait qu'il prend la direction d'Aoyama. Il veut p'être aller au cimetière ?
— Ne dites pas de bêtises…
Feilong… Dans un cimetière… Seulement pour enterrer ses ennemis alors.

— Vous voyez, j'avais raison, se vanta le chauffeur.
Il s'apprêta à s'engager sur la route bordée de cerisiers en fleur qui coupait le cimetière en deux, mais Akihito lui demanda de s'arrêter, parce que l'autre véhicule en avait fait de même des mètres plus loin. Il se mordilla les lèvres avec indécision. Cela ne prenait pas du tout la tournure prévue. Une petite voix bonne conseillère lui souffla qu'il allait le regretter s'il décidait de suivre Feilong dans le cimetière, parce que ce n'était pas comme si leurs précédentes rencontres s'étaient bien terminées pour lui. Hélas, Akihito avait le vilain défaut de suivre son instinct, et son instinct lui disait qu'il n'arrêterait pas de se retourner dans son lit s'il ne découvrait pas ce que le Chinois manigançait.
— Euh, je serais vous, je ferais pas ça, déclara le chauffeur de taxi en le voyant descendre du véhicule.
— Je sais.
— Je veux bien vous attendre, mais ça serait bien que vous payez la course précédente, juste au cas où...
Akihito, avec un soupir d'exaspération, régla ce qu'il lui demandait.
— Essayez de ne pas vous faire tuer, lança le chauffeur au moment où Akihito refermait la portière.
Akihito s'avança jusqu'à l'allée ombragée où avait disparu Feilong et dansa presque d'un pied sur l'autre, hésitant, avant de s'y engager. Mains dans les poches de son blouson, Akihito remonta le chemin aux dalles recouvertes par de la terre et des herbes folles. Les arbres qui le dominaient bruissaient légèrement sous la brise. De temps en temps, il passait devant un emplacement fermé par une grille rouillé, la tombe d'une personne qui avait un jour possédé une certaine importance dans la société. Il ne s'y attardait guère, pressé de rattraper Feilong. S'il y parvenait. Il l'avait perdu de vue à cause de ce maudit chauffeur de taxi radin.
Au fond, c'était sans doute pour le mieux. Il n'aurait jamais dû le suivre, même s'il avait avec lui l'arme qu'Asami lui avait donnée. Après tout, ce n'était pas comme s'il avait réussi à presser la gâchette auparavant, et bien que ce qu'il avait subi l'avait sérieusement ébranlé, il n'était toujours pas un tueur.
Akihito manqua d'avoir une crise cardiaque en tournant dans une nouvelle allée. Feilong se trouvait une vingtaine de mètres plus loin, debout devant l'une des sépultures.
Mais que faisait-il donc ? Il brûlait de l'encens ? En offrande ?
OK.
Il venait de tomber dans une autre dimension où Feilong était capable de faire quelque chose qui ne soit pas terriblement inquiétant et de se comporter comme un être humain normal. Ou il avait reçu un grave coup sur la tête lorsque le serial killer l'avait agressé et il avait désormais des hallucinations.
Akihito resta à l'abri derrière l'une des sépultures, attendant nerveusement le départ de son ennemi. De qui était-ce la tombe ? Non, il valait mieux ne pas y penser, sinon il ne pourrait que céder à la curiosité d'aller voir le nom inscrit dessus pour ensuite faire des recherches. Comme s'il n'avait déjà pas pris assez de risques comme ça ! Il aurait bien mieux fait de rebrousser chemin et d'oublier cette histoire, tant que Feilong ne l'avait pas encore remarqué. Et puis, ce cimetière, aussi joli soit-il avec cette nature sauvage, restait un cimetière. C'est-à-dire un lieu angoissant, trop tranquille, où personne ne l'entendrait crier à part quelques corbeaux.
Au bout de quelques interminables minutes, Akihito se pencha sur le côté pour jeter un coup d'oeil rapide. Feilong était reparti, ce qui lui fit pousser un soupir de soulagement en se ré-adossant à la stèle.
Tout de même... Pourquoi Feilong était-il venu à Aoyama ? Et à qui appartenait cette fichue tombe ?
— Je sens que je vais le regretter.
Akihito inspecta les environs sans rien remarquer de suspicieux. Feilong semblait avoir disparu pour de bon. Quel risque courait-il à s'approcher, dans ces conditions ?
Tout en surveillant les alentours, il avança d'un pas précipité jusqu'à la sépulture et, une fois arrivé devant, fixa le bâton d'encens qui se consumait lentement. C'était vraiment trop étrange. Il s'intéressa au kanji gravé dans la stèle, mais n'eut pas le temps de les déchiffrer.
— On dirait bien que c'est moi qui me fais suivre, encore une fois.
Akihito sursauta et s'écarta de la tombe. Il s'empara du Beretta qu'il avait coincé dans la ceinture de son pantalon, derrière son dos, pour le pointer dans la direction d'où provenait la voix de Feilong. Il resserra ses mains autour de la crosse pour essayer de masquer ses tremblements, ce qui n'empêcha pas Feilong de les fixer avec une sorte d'amusement cruel.
— Voilà qui est étrangement familier.
Il avança de deux pas, et Akihito recula d'autant tout en déglutissant. Stupide, il était tellement stupide. Toujours à se mettre dans les pires emmerdes.
— N'approche pas ! prévint-il.
— Tu ne pourras pas tirer, assura Feilong.
Il progressa d'un pas de plus, et Akihito sentit la pierre froide d'une autre stèle dans son dos.
— Si, je vais tirer si tu continue d'approcher, enfoiré ! Tu crois que j'en suis pas capable après tout ce que tu m'as fait ?
Feilong fronça les sourcils. Akihito avait-il réussi à causer le doute dans son esprit ? Tant mieux. Qu'il parte, qu'il parte, qu'il…
Soudain, le Chinois se mit à rire. Mais ce fut à un rire bref, tenant bien plus du ricanement railleur que de l'éclat joyeux.
— Non, tu ne pourras pas. Tu as oublié d'ôter le cran de sûreté.
Le cran de… Bordel de merde !
Feilong profita de sa stupeur pour franchir la distance qui les séparait et lui arracher le pistolet.
— Voilà une arme bien trop compliquée pour un rat comme toi, fit remarquer Feilong.
D'une main, il déchargea le pistolet et le jeta à terre.
Akihito avait peur, bien entendu. Comment ne pas avoir peur en pareilles circonstances ? Ce n'était pas comme s'il pourrait s'en sortir en souhaitant une bonne journée à Feilong, n'est-ce pas ?
Il essaya de s'écarter malgré tout et poussa un cri quand Feilong lui agrippa le bras, au niveau de ses points de sutures. La douleur eut, toutefois, un effet électrochoc, qui lui permit de décocher un regard empli de défi à son ancien tortionnaire. Merde, malgré tout ce qui s'était passé, il ne lui donnerait plus la satisfaction de baisser les yeux ou de tressaillir devant lui.
— Lâche-moi ! ordonna Akihito.
Feilong arqua un sourcil. Il n'obtempéra pas, mais la pression de ses doigts sur sa blessure lui parut moins forte.
— Pourquoi tu étais là, hier soir ? demanda le Chinois.
— Ce serait plutôt à moi de te poser cette question, rétorqua Akihito.
— Oh, vraiment ?
Akihito se retrouva agenouillé au sol, le souffle coupé pendant quelques horribles secondes. Feilong venait de lui envoyer son genou dans le ventre. Tout en battant des cils pour se débarrasser des larmes qui avaient perlé au coin de ses yeux, Akihito releva la tête, la mâchoire crispée. Il ne voulait pas lui répondre, sauf pour l'insulter. Cependant, à en juger par l'expression implacable de Feilong, il regretterait d'abuser de sa patience. Il se releva, une main contre la stèle, l'autre posée là où le coup avait été porté, essayant de masquer sa crainte par un regard noir. Il ne voulait pas lui donner la satisfaction de lui répondre depuis le sol.
— J'ai reçu une lettre me disant qu'il y aurait un meurtre à Teiou… Ce n'était pas la première fois que je recevais ce genre de messages. La police était au courant, mais elle n'a rien fait. Fin de l'histoire.
Puisque le tueur était mort. Il s'abstint toutefois de le mentionner, car cela aurait impliqué de reconnaître le rôle joué par Feilong, et il préférait recevoir un autre coup dans le ventre plutôt que de dire quelque chose qui pourrait passer pour un « merci beaucoup de m'avoir sauvé, mon cher Feilong. Est ce que ça veut dire qu'à présent on est ami et qu'on peut courir main dans la main dans un parc rempli de cerisiers en fleurs pendant qu'Asami tire la tronche ? ».
— Hum… Des lettres, vraiment ?
Son scepticisme vexa le jeune homme Akihito, bien plus qu'il ne l'aurait reconnu à quiconque. Il aurait tellement aimé flanquer son poing dans le visage si parfait de Feilong au moins une fois dans sa vie. Et la seule chose qui l'empêchait de concrétiser ce rêve sur le champ était la perspective d'avoir à son tour une stèle gravée à son nom. Alors, il se contenta de laisser sa colère éclater verbalement.
— Quoi ? Tu ne me crois pas peut-être ? T'as des informateurs non ? Et je suis sûr qu'ils peuvent savoir sur quelle affaire travaillait dernièrement Akiko Inoue.
— Je n'ai pas dit que je ne te croyais pas, répliqua Feilong d'un ton suave.
Il le gratifia d'un sourire… Enfin, ça ne ressemblait pas vraiment à un sourire. Plutôt au rictus d'un requin qui se dirait « miam, miam un surfer inconscient ». La réaction virulente d'Akihito l'avait amusée, mais sans doute pas dans le sens le plus inoffensif et innocent de l'amusement, plus comme s'il réfléchissait à la façon dont il allait le punir de son insolence. Akihito se demanda s'il devait prendre le risque de poser à son tour des questions ou juste se la fermer en espérant que les choses en resteraient là. Le photographe n'avait pas envie de tenter le Diable plus longtemps, surtout pas celui totalement psychotique qui portait le nom de Feilong.
— Je savais bien qu'il se passait des choses étranges, murmura Feilong pour lui-même.
Akihito serra les lèvres. Il devait se la fermer. Ne surtout pas poser de questions. Ne surtout pas céder à sa curiosité. Ne surtout pas attirer son attention alors qu'il semblait en train de perdre tout intérêt pour lui.
Il aurait vraiment dû.
Sa bouche refusa de lui obéir. Satanée bouche.
— Je suppose qu'il n'y a aucune chance pour que tu me dises par quel heureux hasard tu te trouvais là aussi ? Ni ce que tu fais dans ce cimetière…?
Feilong, qui s'était légèrement détourné de lui, lui adressa un regard oblique aussi glacial que la stèle contre laquelle Akihito s'appuyait. Malgré ses promesses à lui-même, Akihito ne put s'empêcher de frissonner et se retrouva à contempler ses pieds. Que quelqu'un rappelle en épitaphe qu'il avait toujours cherché les ennuis, jusqu'à ce que les ennuis, lassés, le tuent.
— Pour que tu ailles tout rapporter à Asami comme un bon chien ? Par pitié…
Akihito se retint de protester, ce qui n'était pas bien difficile en sentant les doigts de Feilong se glisser sous le col de son blouson et effleurer ses contusions.
— Et pour quelqu'un qui vient à peine d'échapper à la mort, je te trouve particulièrement inconscient. Ou téméraire à en être stupide.
Pour une fois, Akihito ne pouvait qu'approuver, même s'il peinait à ne pas balayer les mains de Feilong. Le contact de ses doigts sur sa peau faisait bien plus que raviver la douleur qui dormait sous ses hématomes. Elle lui rappelait aussi ce qu'il tentait d'enfouir au plus profond de sa mémoire. Hong Kong. Les menaces et les abus d'autant plus terrifiants que Feilong se conduisait de façon ambivalente, comme s'il oscillait constamment entre deux personnalités différentes. Et quand il avait cru que tout prendrait fin, qu'il rentrerait enfin au Japon, cela avait été pour tomber entre les mains d'autres mafieux.
Non, il n'avait vraiment pas envie de se souvenir, surtout pas alors que les cauchemars commençaient enfin à s'espacer.
— Je l'ai tué. (1)
Akihito mit quelques secondes à comprendre que Feilong parlait sans aucun doute du mort auquel il venait de rendre visite. Quelle charmante attention. Il apportait donc des offrandes à ses ennemis vaincus ? Mais il se garda d'en faire la réflexion à voix haute, parce qu'il n'aurait pas aimé bénéficier de la même attention.
— J'ai tué son père aussi. Et lorsque le gosse est venu pour se « venger », je ne me suis pas rendu compte que l'arme qu'il pointait sur moi n'était pas chargée. Il s'est suicidé en se servant de moi. Parce qu'il pensait que tout était de sa faute. Il aurait sans doute été plus intelligent de me tuer pour laver son honneur. Le plus amusant ou le plus pathétique, c'est qu'il n'a jamais réussi à me haïr, même lorsqu'il se vidait de son sang. Et il m'a demandé si j'aurais assez de compassion pour venir au moins une fois par an sur sa tombe. Mais je ne peux avoir aucune compassion pour une personne sans honneur capable de vendre son père à son ennemi pour ensuite ne pas avoir le courage d'assumer ses erreurs. Je ne viens que pour me rappeler que l'âme d'un lâche incapable de venger son propre père repose ici. Il ne mérite même pas d'être dans ce cimetière.
Akihito hoqueta, à la fois choqué et furieux d'entendre avec quel mépris Feilong parlait de sa victime. Pas de compassion, hein ? Ne voyait-il pas à quel point lui-même ne méritait pas ce sentiment ? Et cela le heurtait d'autant plus qu'il imaginait fort bien Feilong lui vouer exactement le même mépris. Il était comme ce garçon dans la tombe…
— Tu parles d'honneur, mais comment peux-tu prétendre en avoir après ce que tu m'as fait ?
Les doigts de Feilong se resserrèrent comme des griffes autour de sa gorge, et Akihito glapit à la fois de douleur et de peur. Il ne se souciait plus que de deux choses désormais : survivre… Et survivre.
— Je ne crois pas que la pute d'Asami mérite un quelconque respect.
La pression se relâcha, mais seulement parce que Feilong lui attrapa le bras pour lui remonter la manche.
— À moins que tu sois toujours la mienne ? ajouta le Chinois en passant le pouce sur le tatouage.
Akihito libéra son bras d'un geste brusque et tira sa manche pour cacher à nouveau la marque infamante. Ses joues lui brûlèrent alors qu'un mélange de honte et de culpabilité l'envahissait.
— Dis-moi, est-ce que tu as baisé Arbatov aussi ? Est-ce pour ça que tu as réussi à t'enfuir ? Il aurait sans doute été préférable que quelqu'un d'aussi pitoyable que toi meure hier soir, tu sais ? Je ne referai pas la même erreur une seconde fois, susurra Feilong à son oreille avant de s'écarter.
Feilong lui jeta un dernier regard amusé avant de disparaître dans une allée.
Cette fois, Akihito ne chercha pas à le suivre, en partie parce qu'il n'allait pas commettre deux fois la même erreur, en partie parce qu'il était trop occupé à rassembler les morceaux de sa fierté fracassée. Toujours adossé contre la stèle, il essaya de lutter contre le sentiment d'humiliation qui grandissait en lui. Que Feilong puisse insinuer qu'il ait couché avec ce Russe pervers... Il s'était battu pour sa survie et avait presque failli y laisser sa peau ! Merde, ses yeux lui brûlaient à nouveau. Il était capable d'endurer bien des choses, mais être considéré comme un moins que rien, une prostituée, était pire que tout. Il aurait peut-être préféré que Feilong le frappe à nouveau, car ses mots étaient bien plus intolérables que les coups.

Éreinté et mortifié comme jamais, Akihito s'écroula dans son lit. Son ventre criait à nouveau famine, mais il l'ignora totalement. Même s'il l'avait voulu, il n'avait de toute façon plus le moindre yen à dépenser dans le conbini du coin de la rue. Summum de cette splendide journée de merde, il avait fallu qu'il se fasse arnaquer par ce chauffeur de taxi sans scrupule. Comme s'il n'avait pas déjà assez avec tous ces gens qui en voulaient à son cul ou à sa vie – c'était déjà récurrent avant, mais, ces derniers jours, c'était entrée gratuite pour les tueurs. Et le pire dans tout cela, c'est que s'il parlait du moindre de ses problèmes à Asami, puisqu'il ne pouvait s'épancher auprès de ses amis, celui-ci en profiterait sans aucun doute pour l'attirer dans son lit. Quoi que pense Feilong, il n'était pas une pute.
Akihito releva légèrement la tête quand son téléphone portable vibra sur la table de nuit. Il ne voulait parler à personne, alors il laissa le bruit irritant s'éteindre avant de prendre l'appareil et d'écouter le message laissé sur son répondeur.
Il s'attendait à entendre Asami, qui avait sans doute eu vent de sa bêtise du jour. Il n'aurait pas été étonné qu'il l'ait fait surveiller. Ou peut-être que Feilong lui-même lui avait appris comment Akihito avait réussi à le faire sortir de ses gonds, comme si Akihito était responsable du comportement sociopathe du Chinois. Oui, il imaginait fort bien Feilong conseiller à Asami d'acheter une laisse ou quelque chose comme cela pour l'empêcher de vagabonder n'importe où.
Mais ce n'était pas Asami, et son moral se suicida pour de bon lorsqu'il entendit ce qu'Akiko avait à lui dire.
Alors que vous pensiez avoir au moins éliminé une des causes faisant de votre vie un parcours du combattant pour masochiste unijambiste, voilà qu'un bon samaritain vous prévenait que ladite cause était toujours bien en vie et, eh, les emmerdes, ça arrive ! C'était à se demander s'il n'était pas un putain d'aimant à psychopathes et s'il n'aurait pas plus vite fait de mettre un panneau « servez-vous, sexe gratuit » devant sa porte. Manquez plus que cette chère profiler lui apporte la bonne nouvelle que ledit psychopathe était homosexuel ou bicurieux et qu'il cherchait par ses actions à l'attirer dans son lit. Parce que, franchement, quoi de mieux que quelques meurtres et manquer de perdre la vie pour l'exciter ? Après tout, c'était l'histoire de sa vie ! Au moins, contrairement à Asami ou Feilong, il lui offrait des cadeaux avant de le violer.
Il n'y avait que ses amis qui étaient normaux. Il aurait aimé aller les voir pour se rassurer et se dire qu'il y avait au moins une chose de bien dans sa vie. Cependant, il ne tenait pas à les mettre en danger encore une fois. Par ailleurs, il aurait sans doute vomi et/ou pleuré en se retrouvant devant eux. Il était au bord de la crise de nerfs.

C'est alors que l'on frappa à la porte. Il se leva en se demandant qui, encore, pouvait bien lui rendre visite. Peut-être un autre horrible oni cherchant pitance. Ou alors le fantôme d'une des victimes lui demandant de le venger. Ou Feilong qui, pris de remords, avait décidé d'être dans la phase positive de... quelle que soit exactement sa maladie mentale, même s'il votait pour la sociopathie psychotique passive-agressive. Ou peut-être était-ce Asami, tout simplement.
Mais non, ce n'était que sa charmante voisine et ses bigoudis, sa charmante voisine fouineuse qui avait osé discuter avec Feilong, la traîtresse. Quoi ? Elle ne savait pas qui était Feilong ? Aucune importance, c'était une traîtresse quand même.
— Qu'y a-t-il madame Kojima ? soupira-t-il en appuyant son épaule contre le chambranle sans la moindre manière.
— Oh, vous avez si mauvaise mine Akihito. J'espère que vous allez bien ? Un de vos amis est passé, il y a une ou deux heures, vous savez, celui qui a des longs cheveux et qui ressemble à un top modèle ? J'ai oublié de lui demander son nom. Mais vous voyez sûrement qui. Il est vraiment aimable ce jeune homme. Aimable et charmant.
Pitié ! Akihito avait envie de se fracasser la tête contre un mur pour ne pas entendre ça.
— Mouais, je suis souvent choqué aussi par son amabilité. Qu'est-ce qu'il voulait ?
— Vous parler de ce qui s'est passé hier soir.
Et si Akihito n'avait pas décidé de le suivre impulsivement, peut-être qu'ils en auraient juste parlé courtoisement devant un thé.
Non.
Aucune chance.
Feilong serait revenu et se serait montré tout aussi aimable que dans le cimetière.
— Oh, j'allais oublier, j'ai quelque chose pour vous, déclara madame Kojima.
Elle tendit vers lui la boîte qui se trouvait entre ses mains, et qu'il avait sciemment ignorée. Madame Kojima adorait lui refiler des choses à manger... la plupart du temps parce qu'elle voulait en savoir plus sur ses fréquentations ou tout simplement s'infiltrer dans son appartement. Sauf qu'à bien y regarder... la boîte bougeait et miaulait.
— Ne me dites pas qu'il y a un chat là dedans ?
— Un chaton, plus précisément. Mon fils l'a trouvé, mais je ne peux pas le garder. Alors je me suis dit qu'il serait de charmante compagnie pour vous. Puisque vous n'avez toujours pas de petite amie.
Quel était le rapport entre un chaton et une petite amie ? Le croyait-elle désespéré au point de rechercher la compagnie de tout et n'importe quoi, chaton inclus ? Non, il préférait ne pas y penser. En plus, il n'avait absolument pas l'argent pour s'en occuper. Super, une galère de plus. Il ne pouvait vraiment pas le garder. D'abord, il n'aimait pas les chats, na, même s'il venait de décréter ça à la seconde, il n'aimait pas les chats. Mais quand il s'apprêta à refuser, sa voisine lui coupa la parole.
— Si vous ne pouvez pas vous en occuper, vous pouvez toujours le donner à l'un de vos charmants amis. Je sais que vous avez quelques difficultés financières certains mois. Peut-être devriez vous trouver un travail plus stable, vous aurez un jour une femme et des enfants à faire vivre.
Akihito ne put contenir sa grimace. De quoi elle se mêlait, celle-là ? Il avait l'horrible envie de se jeter sur cette bonne femme pour l'étrangler et lui dévisser la tête.
— Merci beaucoup, murmura-t-il entre ses dents tout en récupérant la boîte vivante.
Il referma la porte, à clef, à double tour même, et alla poser son cadeau non-désiré sur le bureau. Il soupira tout en se grattant l'arrière du crâne avant de se décider à l'ouvrir pour découvrir un… Euh… Un splendide chaton noir aux poils longs et soyeux. Avec des yeux verts perçants. Il avait l'air d'un Lucifer. Ou d'un Asami. Ou d'un Feilong. Ce qui revenait au même à bien y réfléchir.
Sa réflexion amena une idée saugrenue dans son esprit et un sourire sur ses lèvres. Peut-être, après tout, allait-il parvenir à tirer profit de la situation pour son amusement personnel.

(1) cf Finder no tamashii