CHAPITRE 3. Première dispute

La porte coulissa dans un concert de grincements, dévoilant une minuscule pièce dans laquelle s'entassaient difficilement une douche, un lavabo et des toilettes qui avaient peut-être été roses, dans une vie antérieure.

-Là, c'est la salle de bain. Évite d'utiliser toute l'eau chaude.

-Restrictions budgétaires ? L'Élu n'amasse pas suffisamment d'or pour traiter convenablement ses invités ?

-Tu n'es pas mon invité, Malefoy. Ça, ce sont les boutons pour régler l'eau chaude et l'eau froide. Le rouge, c'est l'eau chaude, et le bl-

-Je ne suis peut-être pas ton invité, mais je ne suis pas non plus complètement stupide, Potter. Je sais encore prendre une douche.

Harry retint un énième soupir et décida d'ignorer les sarcasmes de son ennemi.

A la place, il lui fit signe de lui emboîter le pas dans la dernière pièce de la maison : la petite cuisine ensoleillée dans laquelle Hermione avait émis la proposition de le faire vivre avec Malefoy. Quelle mouche l'avait piqué, pour qu'il accepte ? Tout en se posant la question pour la cent-vingt-deuxième fois consécutive, il esquissa un geste vague en direction des plaques de cuisson.

-Et là, c'est pour cuisiner. Tu sais aussi cuisiner tout seul, je suppose ?

-J'apprendrai à me servir de ces machins moldus barbares, si c'est ta question, marmonna Malefoy.

Il considérait la cuisine d'un air mi-dégoûté, mi-méfiant, comme s'il craignait que le micro-ondes ne lui saute à la figure.

-Super. Eh bien, euh… Voilà.

Et le silence se fit.

Harry ne savait pas quoi ajouter. Il n'en menait pas large et Malefoy ne lui était d'aucun secours : il le dévisageait avec froideur, les lèvres plissées dans une esquisse de rictus sardonique. Allez, essaie d'être poli, Harry ! lui souffla sa conscience, d'une voix qui ressemblait curieusement à celle d'Hermione.

Tout en ayant l'impression de s'enfoncer dans une semoule particulièrement gluante, il se racla la gorge et demanda, essayant d'accrocher son regard à celui de Malefoy :

-Tu… tu as des questions ?

-Où est ta belette ?

Harry écarquilla les yeux, pris au dépourvu.

-Q-quoi ? Quelle belette ? Ron ?

-Je sais qu'ils se ressemblent tous, dans cette famille, mais tu pourrais faire un effort, Potter. Je te parle de la fille.

-G-Ginny ?

-Il y en a d'autre ? Ça ne m'étonnerait pas, ils se reproduisent comme des lap…

-Elle n'est pas là, coupa Harry, d'une voix qui lui parut singulièrement lointaine. Si tu n'as pas d'autre question, tu peux… euh… vaquer à tes occupations. Même si je ne sais pas trop ce que tu peux faire… euh… tu as un travail, au moins ?

Malefoy le contempla comme s'il venait de lui demander d'exécuter une pirouette de ballerine au beau milieu du Chemin de Traverse.

Cinglé, Harry, tu es cinglé, répéta une voix narquoise au creux de son oreille.

-Un travail ? Où veux-tu que je trouve un travail, Potter ? Tu sais qui je suis, au moins ?

Un étrange sifflement émana de ses lèvres.

-Tu crois qu'il suffit de traverser le Chaudron Baveur pour trouver du travail ? Tout le monde n'est pas toi, Potter. Tout le monde n'obtient pas un poste haut-placé en claquant des doigts.

-Je n'ai pas un poste haut-placé, je suis…

-Personne ne voudra donner du travail à un ancien Mangemort, l'interrompit froidement Malefoy. Même si ce Mangemort vit sous le toit du petit chouchou du monde sorcier.

Harry se mordit la langue. Pour une fois, Malefoy n'avait pas tort. Lorsqu'il avait annoncé aux autres étudiants Aurors qu'il s'était désigné volontaire pour cohabiter avec un ancien Mangemort, leurs visages s'étaient figés dans un masque d'horreur. Ils avaient échangé un regard gêné, mais personne n'avait osé émettre de commentaire. Ils avaient probablement attendu qu'il tourne le dos pour chuchoter entre eux, non sans rouler des yeux indignés : Potter est fou ! Alors que ce sont les Mangemorts qui ont tué toute sa famille et ses amis ! La guerre lui est monté à la tête… il faudrait peut-être l'envoyer quelques temps à Sainte-Mangouste, pour qu'ils vérifient que son cerveau n'est pas fêlé ? Oui, c'était exactement ce qu'ils devaient penser de lui. Et comment pouvait-il leur en vouloir ?

-Potter, tu m'écoutes ?

Harry cilla. Dans sa cuisine, Malefoy le dévisageait d'un air où se mêlaient méfiance et… inquiétude ? Non, il devait rêver.

-Euh… oui ?

-Je te demandais si tu avais autre chose à me dire, avant de pouvoir retourner dans mon cagibi.

-Euh… oui, tu peux entrer et sortir d'ici à ta convenance, je ne vais pas m'amuser à surveiller chacun de tes faits et gestes, mais… évite de transplaner au beau milieu du salon. Je préfèrerais que tu le fasses sur le paillasson et que tu frappes avant d'entrer. Je… ça serait mieux comme ça.

Drago plissa les yeux.

-Ils m'ont retiré mon permis, Potter.

-Ton permis ? Quel permis ? s'étonna Harry, qui imaginait mal Malefoy déambuler dans les rues de Londres à califourchon sur un scooter.

-Mon permis de transplanage.

-Ah, d'accord…

Malefoy n'avait pas l'air particulièrement touché par cette perte. Il était cependant difficile de lire la moindre émotion sur son visage ; ses traits semblaient taillés dans le même marbre que ses prunelles nimbées de gris.

Cet homme n'était pas un iceberg : c'était une statue.

-B-bien, soupira Harry. Je crois que tout est bon.

-Ok.

-Tu peux… tu peux y aller, si tu veux.

Malefoy le dévisagea un bref instant puis s'éloigna. Il allait refermer la porte de la cuisine lorsqu'il se figea et se tourna vers Harry.

-Merci, lâcha-t-il à voix basse.

Harry crut avoir mal entendu.

-De… de quoi ? balbutia-t-il.

-Ne me force pas à répéter, Potter. Tu m'as très bien compris.

Et la porte claqua.

Harry inspira une grande goulée d'air. Les choses s'étaient finalement moins mal passées que prévues… mais pour combien de temps ? Il réalisa alors que sa main droite était agitée de tremblements nerveux et il s'empressa de l'enfoncer dans sa poche.


Les premiers jours, Malefoy ne fut pas un colocataire si désagréable que cela.

En vérité, Harry ne le voyait presque jamais. Hermione avait eu raison sur un point : il n'était presque jamais chez lui. Il suivait consciencieusement sa formation d'Auror et passait le plus clair de son temps au Ministère de la magie. Lorsqu'il rentrait dans son appartement, le ciel était déjà rose, strié de traînées d'or et de bronze. Drago était généralement enfermé dans sa chambre, trafiquant il-ne-savait-quoi dans un silence religieux. Une fois, cependant, Harry l'avait surpris dans le salon, en train de tapoter sur le magnétoscope en fronçant les sourcils. Lorsque Malefoy avait remarqué sa présence, il avait haussé les épaules avec dédain et était reparti se calfeutrer dans sa chambre. Il profitait visiblement de son absence pour prendre sa douche ou déambuler dans l'appartement, désireux de partager le moins d'air possible avec lui. Harry avait l'impression de vivre avec une espèce de chat particulièrement sauvage.

Après sa journée de formation, afin de détendre les noeuds qui s'emmêlaient dans son estomac, Harry se servait un verre de Whisky Pur Feu. Il le savourait lentement, enfoncé dans son canapé, devant la télévision moldue qu'il avait achetée en emménageant ici. Parfois, le whisky faisait naître de petites pointes d'espoir dans son coeur ; d'autres jours, il se contentait de déposer du coton sur les plaies qu'il s'imaginait pulser sous sa peau. Dans tous les cas, c'était le seul moment durant lequel il s'autorisait à relâcher la pression. L'esprit légèrement embrumé, il se laissait alors doucement dériver au gré des voix qui piaillaient dans le téléviseur, peu à peu englouti par les flancs moelleux de son canapé.

La présence de Malefoy, de l'autre côté du mur, était un peu dérangeante, mais il était très facile d'oublier son existence. Il était très discret - peut-être trop.

Jusqu'à ce soir.

Après avoir accompli son rituel post-journée de travail, Harry s'était rendu dans la cuisine, se demandant vaguement ce que pouvait manger Malefoy. Parfois, certains aliments disparaissaient des placards, mais on ne pouvait pas se nourrir exclusivement de céréales et de toasts, non ? Savait-il seulement faire griller du pain ? Il aurait peut-être dû lui donner quelques leçons de cuisine… Mais après tout, si Malefoy avait besoin de lui, il était assez grand pour le demander.

Alors qu'il avait le nez plongé dans le frigo, il entendit un grand claquement qui lui fit exécuter un bond. Les sens aussitôt en alerte, il s'empara de sa baguette et se précipita dans le salon. Son coeur battait la chamade. Quelque chose est arrivé. Quelqu'un a attaqué Malefoy.

-EXPELLIARMUS ! cria-t-il par réflexe, visant la silhouette qui se tenait au beau milieu de la pièce.

Le sortilège fusa et heurta sa cible de plein fouet. Celle-ci s'effondra dans un bruit mou, alors que l'objet qu'elle tenait dans sa main s'élançait dans la paume tendue de Harry… qui plongea immédiatement dans un abîme de perplexité.

C'était une télécommande.

-MAIS TU ES COMPLÈTEMENT DÉRANGÉ, POTTER ! hurla Malefoy au sol, luttant pour se redresser.

Le sortilège avait décoiffé ses mèches blondes, qui retombaient piteusement sur son visage d'une pâleur de craie. Il ressemblait à une figurine de porcelaine ayant pris vie. Empêtré dans les pans de sa chemise, il roula sur lui-même, dévoilant à Harry une bonne partie de son flanc.

Le jeune homme ne put s'empêcher d'être surpris par la vision de cette peau pâle, satinée, sur laquelle il semblait qu'il suffisait de promener les doigts pour sentir la morsure froide des os. Puis Malefoy se redressa, lissa d'un geste rageur les pans de sa chemise et la vision s'estompa, remplacée par le visage brûlant de rage de l'ancien Serpentard.

-Qu'est-ce qui ne va pas chez toi ? siffla-t-il furieusement.

-Qu'est-ce qui ne va pas chez toi ! rétorqua Harry. Qu'est-ce que tu fichais ? J'ai entendu du bruit, j'ai cru que quelqu'un t'attaquait !

-J-je…

A sa grande surprise, le teint de Malefoy vira au rouge.

-J'essayais d'allumer ce machin, ok ?

Alors Harry s'aperçut que le téléviseur gisait au sol. C'était donc ça, qui avait fait ce bruit… Malefoy avait tenté de s'en servir et l'avait fait tomber. Tout simplement.

Envahi par une vague de soulagement, Harry ne put s'empêcher de rire, imaginant Malefoy administrer des coups de télécommande au pauvre écran de télévision.

-Ça t'amuse ? grinça Malefoy.

-Ça va, ce n'était qu'un accident, personne n'est mort.

Le visage de Malefoy s'allongea.

-C'est vrai, personne n'est mort, cracha-t-il. Tu dois être affreusement déçu.

Harry fronça les sourcils.

-Je ne voulais pas te tuer, Malefoy, ne sois pas ridicule.

Malefoy partit dans un éclat de rire qui n'avait rien de bienveillant.

-C'est ça. C'est moi qui suis ridicule.

Le mépris qui ourlait ses lèvres fit naître une pointe d'irritation dans la poitrine de Harry. Il ouvrit la bouche, mais Malefoy le devança.

-Tu sais, si tu ne voulais pas de moi ici, Potter, il fallait dire à Granger d'aller se faire voir, tant qu'il en était encore temps, au lieu d'attendre que je te tourne le dos pour m'attaquer.

-Je ne…

-Mais non, bien sûr, tu n'as pas pu résister à l'envie de te faire mousser auprès d'elle, et auprès de tous tes petits collègues Aurors qui doivent être tellement touchés par ta générosité et ta grandeur d'âme, toi qui accueilles sous ton toit un être vil et lamentable comme moi… je suppose qu'ils t'ont donné une médaille pour ça ? Pour avoir eu pitié de Drago Malefoy ?

-Personne ne m'a donné de médaille, et je n'ai pas pitié de toi, Malefoy.

Harry ne riait plus du tout, désormais. Un nouvel éclat s'était mis à luire dans les yeux de Malefoy, si froid qu'il lui coupait presque le souffle. Il resserra sa prise autour de sa baguette, s'attendant au pire.

Le jeune homme s'avança vers lui, plongeant ses iris argentées dans les siennes. Harry se refusa à bouger ou à détourner les yeux ; son ennemi ne s'arrêta qu'à quelques centimètres de son visage, projetant son souffle contre ses lèvres. L'espace d'un battement de cils, il crut qu'il allait encore s'approcher, mais il n'en fit rien. Il se contenta de le fixer, avec un mépris si intense qu'il le sentait presque brûler contre sa peau.

-Moi, j'ai pitié de toi, Potter, lâcha-t-il alors dans un murmure glacial.

Et il fit volte-face, repartant se réfugier dans sa chambre sans accorder le moindre regard au Harry tremblant de colère qu'il laissait derrière lui.

Harry fut pris d'une violente envie de le rattraper, de l'attraper par le col de la chemise et de le plaquer contre un mur, jusqu'à ce qu'il se répande en excuses, qu'il retire ce qu'il avait dit, qu'il cesse d'arborer son fichu sourire moqueur…

Il devait se calmer. Comment Hermione aurait-elle qualifié cette réaction ? D'extrême ? Il avait l'impression d'être pris dans une montagne russe, et cela n'avait rien d'agréable.

Afin d'apaiser les battements furibonds de son coeur, Harry se resservit un autre verre de Whisky Pur Feu, qu'il engloutit d'une traite - sans ressentir autre chose qu'une sourde brûlure dans la poitrine.