CHAPITRE 4. Les pleurs de la belette

Drago entendit un craquement éclater dans la pièce voisine. Pas besoin d'être un génie pour comprendre que Potter avait transplané. Pour aller où ? Il s'en moquait comme de son premier elfe de maison.

L'ancien Mangemort ne savait pas quel était ce sentiment qui engluait son estomac, mais ce n'était certainement pas de la culpabilité. Certes, le comportement de Potter l'avait blessé plus que de raison, mais lorsqu'il avait vu la moquerie se répandre sur ses traits… la légèreté dont il avait fait preuve après lui avait jeté un sortilège, alors que lui-même était incapable de se défendre, qu'il pouvait uniquement se tortiller au sol comme un ver de terre répugnant…

Il s'était senti aussi touché que si Potter s'était amusé à enfoncer un poignard dans ses entrailles.

Alors il ne regrettait rien, rien, RIEN.

Il leva les yeux et contempla le mur blanc avec mépris.

Il détestait cet endroit. Il détestait être coincé chez Potter, à se terrer entre quatre murs exigus. Il passait ses journées à guetter les pas de son hôte pour ne pas se retrouver en sa présence, n'osant pas toucher à toutes ces barbaries moldues qui envahissaient son espace vital et qui paraissaient sorties de l'esprit d'une créature aussi farceuse que cinglée… D'ailleurs, il se demandait pourquoi Potter se complaisait dans ces lieux infâmes, au lieu d'utiliser son or ou ses relations pour dénicher une meilleure demeure. Il y avait sûrement une raison très noble à cela. Très stupide, aussi.

Le jeune homme en était là dans ses réflexions lorsqu'on frappa bruyamment à la porte. Il se redressa, surpris. Potter était déjà de retour ? Non, il venait tout juste de partir...

-Harry, je sais que tu es là, je vois de la lumière sous la porte ! lança une voix étouffée de l'autre côté du panneau de bois. Ouvre-moi, bon sang !

C'était une femme. Granger ? Non…

-Harry, ce n'est pas en jouant les morts que tu vas réussir à m'échapper ! Je ne suis peut-être plus ta petite amie, mais je reste ton amie, et je ne bougerai pas de là sans te voir ! Alors pour une fois, OUVRE !

Weasley fille. La petite belette rousse qui regardait Harry comme s'il s'agissait de Merlin en personne.

Drago soupira. Craignant qu'elle n'arrache la porte de ses gonds à la seule force de ses poings (elle semblait bien partie pour y parvenir), il se résolut à lui ouvrir.

Il se retrouva nez à nez avec une furie orange qui s'engouffra dans l'appartement avec la délicatesse d'un orang-outan, lui administrant au passage un coup d'épaule qui manqua de l'envoyer dans le mur.

-Goyle, sors de ce corps, marmonna-t-il en se massant le bras, foudroyant la jeune femme du regard.

Elle ne parut pas l'entendre.

-Où est Harry ? Qu'est-ce que tu as fait de lui ? glapit-elle en dégainant sa baguette.

Malefoy grimaça. Se prendre un sortilège de plein fouet était déjà cuisant, mais deux dans la même soirée ?!

-Baisse d'un ton, Weasley, je n'y suis pour rien si ton copain n'est pas là. Il a transplané il y a quelques minutes. Il n'a pas jugé utile de me dire où. Et je n'ai pas de baguette, alors ça ne sert à rien de me menacer comme ça, lui dit-il, essayant de maîtriser sa voix pour paraître aussi calme et froid que possible.

-… Oh.

Ils se fixèrent quelques secondes en chiens de faïence. Après un silence teinté de méfiance, la belette abaissa sa baguette et secoua la tête, comme pour se remettre les idées en place.

-Je… Désolée, Malefoy, je n'aurais pas dû… je ne m'attendais pas à te voir ici, lâcha-t-elle finalement, rosissant légèrement sous ses innombrables taches de rousseur.

-Moi non plus.

Elle coula vers lui un regard curieux. Toute trace d'hostilité avait quitté son visage ; elle semblait simplement intriguée par sa présence. Se souvenant de la férocité avec laquelle elle était capable d'user du sortilège de chauve-furie, Drago jugea plus prudent de laisser une distance de sécurité de trois mètres entre eux.

-Depuis quand es-tu ici ? lui demanda-t-elle.

Sans attendre de réponse, elle s'avança dans le salon et se mit à fouiller les alentours, déplaçant les fauteuils de rapides coups de baguette. Visiblement, elle vérifiait qu'ils n'abritaient pas de maléfices. Potter et ses petits potes seraient donc tous plus cinglés et paranoïaques les uns que les autres ?

-Quelques jours.

-Tu as vraiment déménagé chez Harry, alors ? Ron m'en avait parlé, mais je croyais qu'il était devenu fou. Ça me paraissait complètement dingue.

-Et pourtant, comme tu peux le constater, c'est bien vrai.

-Mmh.

-Écoute, je ne sais pas ce que tu cherches, mais je doute que tu trouves quoi que ce soit d'intéressant sous le canapé de Potter.

Weasley se figea. Un pâle sourire chiffonna son museau orangé.

-Je sais, souffla-t-elle en remettant le mobilier en place. Question d'habitude. Quand on vivait ensemble, il était devenu très fort pour planquer des trucs un peu partout. Des alarmes, surtout. Impossible de prendre une douche sans déclencher quinze maléfices. J'avais parfois l'impression de vivre avec Maugrey Fol Oeil. Désolée pour le dérangement.

Elle se laissa choir sur un fauteuil et lissa les pans de sa jupe noire, l'air soudainement abattu.

Drago Malefoy n'avait jamais pris le temps d'observer la jeune femme. Pour lui, elle n'était que la soeur de Weasmoche et la petite amie de Harry Potter - et pour lier ces deux qualités, il fallait qu'elle soit singulièrement déplaisante. Pourtant, à la lueur des lampes du salon de Harry, elle ne lui inspirait aucun sentiment négatif. Au contraire : elle dégageait une certaine vulnérabilité, presque touchante : ses épaules étaient affaissées en signe d'abandon, ses doigts trituraient avec nervosité le tissu de sa jupe et une moue désabusée tordait son visage roux.

Il fut tenté de s'approcher d'elle, mais le souvenir de ses chauve-furies s'imposa à son esprit et il jugea plus prudent de ne pas bouger.

-Je ne sais pas quoi faire, dit-elle en levant brusquement les yeux sur lui.

-Ah, fit-il, se demandant où elle voulait en venir.

-Je suis très inquiète pour Harry. Il ne va pas bien, et j'aimerais beaucoup l'aider.

Évidemment. Tout le monde se faisait un sang d'encre pour le pauvre petit héros Potter. Comme s'il était le seul, dans ce monde, à avoir besoin d'aide !

Pourtant, après avoir failli se faire atomiser par un Potter fou de terreur parce qu'il avait eu le malheur de toucher à sa boîte moldue qu'il appelait « télévision », Drago pouvait vaguement comprendre pourquoi les amis de l'ancien Gryffondor s'inquiétaient : cet homme avait très sérieusement besoin d'une cure, incluant si possible quelques poisons rigoureusement sélectionnés.

Cependant, pas question d'en parler avec cette belette orange qui s'était imposée chez lui sans demander la permission.

-Voilà qui est passionnant, Weasley, mais je ne suis pas un psychomage, alors si tu veux t'épancher auprès de quelqu'un…

-Il a été merveilleux, après la guerre, murmura-t-elle, et Drago comprit qu'elle se moquait bien qu'il l'écoute ou pas.

Elle avait besoin de se confier, que ce soit à lui, à un professionnel de la santé ou à une poignée de porte. Le jeune homme fut tenté de s'enfuir, mais quelque chose, dans le désespoir qui brûlait sous les longs cils roux de la belette, le retint. Ce regard, il l'avait vu des dizaines de fois : c'était le regard hanté d'une personne qui avait côtoyé la mort et en gardait de profondes cicatrices. Oh, celles-ci étaient soigneusement camouflées au fond de l'âme, et la plupart du temps elles n'étaient pas douloureuses… mais un rien - un mot, un geste, un souvenir - pouvait les rouvrir.

Alors Drago se tut et l'écouta.

-Il m'a aidée à traverser la mort de mon frère, ajouta-t-elle d'un air où s'entremêlaient douleur et mélancolie.

Drago dut faire un effort de mémoire pour se souvenir du prénom du rouquin qui avait succombé aux assauts des Mangemorts. George… non, Fred. Fred Weasley.

-Il n'avait même pas besoin de me parler, il suffisait qu'il me prenne dans ses bras, et je savais qu'il me comprenait. C'était tout ce dont j'avais besoin. Les autres… ils essayaient de me réconforter, ils me disaient qu'ils étaient désolés, qu'ils seraient toujours là pour moi, mais leurs mots sonnaient creux. On ne peut pas savoir ce qu'est la mort avant de l'avoir vécue. Toi aussi, tu le sais, hein ?

Drago acquiesça lentement. Ginny lui sourit tristement.

Dehors, l'averse tombait à verse, ponctuée de temps à autre d'un violent coup de tonnerre.

-Il y avait bien mes frères, mais ils devaient déjà gérer leur propre deuil, surtout George… Il n'y avait qu'avec Harry que je pouvais craquer. Je savais qu'il comprenait ma peine, ma douleur, et c'est tout ce dont j'avais besoin. Il me regardait, et je savais ce qu'il pensait : « C'est dur, c'est injuste, tu vas en baver, tu vas passer par plusieurs étapes, tu vas te relever, rechuter, te relever encore, jusqu'à ce qu'un jour tu te réveilles et que tu te rendes comptes que la brèche dans ton coeur est toujours là, mais qu'elle ne fait plus mal. Et tu sais comment je le sais ? Parce que je l'ai vécu ». Il m'a tellement aidée… mais je n'ai pas pu en faire de même pour lui.

Sa voix se brisa.

Un nouvel éclair fit frémir les volets de l'appartement.

-J'avais l'impression qu'il était… ailleurs… dans un autre monde, séparé de moi par des centaines de kilomètres. J'ai essayé de le ramener vers moi, crois-moi, j'ai vraiment essayé… Mais je n'arrivais pas à le sortir du gouffre dans lequel il était, j'avais l'impression que nous n'avancerions jamais, que si je restais avec lui, je finirai pas tomber à mon tour, que tout le chemin que j'avais parcouru serait à recommencer… Nous nous disputions de plus en plus souvent… Il refusait d'avancer, de me suivre hors de l'eau… Alors je suis partie. J'ai été faible, dit-elle d'une voix étranglée. Si faible.

Drago sursauta lorsque la belette bondit sur ses pieds et fondit sur lui pour sangloter sur son épaule. Désarçonné, il tapota maladroitement son dos, comme il l'aurait fait à un petit enfant, tout en essayant d'esquiver ses larmes. Peine perdue ; elles s'écrasaient partout, dans son cou, sur son épaule, sur ses bras. Pathétique

-Weasley, bon sang, je ne suis pas un mouchoir… Weasley ? Euh… Ginny ?

Elle ne l'écoutait pas. Elle enfonçait ses ongles dans les pans de sa chemise avec la férocité d'un chat sauvage, la poitrine agitée de soubresauts, en laissant échapper de temps à autre des gémissements emplis de détresse qui n'étaient pas sans lui rappeler son ancien elfe de maison.

Alors c'était ça, un coeur brisé.

Quelque part, au fond de lui, quelque chose remua. Non sans horreur, il constata qu'une brèche s'ouvrait à l'intérieur de lui et qu'une vague chaude, un peu visqueuse, s'engouffrait dans ses veines. De la pitié ? J'ai pitié de la belette ?

Il cueillit sa nuque d'un geste gauche pour tenter d'apaiser ses pleurs. Elle émit quelques hoquets, et il comprit qu'elle avait oublié leur vagues inimitées passées. Qu'est-ce que l'hostilité naturelle entre un Serpentard et une Gryffondor pouvait faire face aux séquelles laissées par la guerre ?

Elle enfouit son visage contre lui, cherchant à s'imprégner d'un peu de chaleur et de tendresse.

-C'est ça… marmonna-t-il, en se sentant parfaitement stupide. Pleure, belette, pleure…

Il lui pressa gauchement l'épaule.

Ce fut à ce moment qu'un craquement retentit à deux doigts de son oreille gauche, et que Harry Potter se matérialisa sous leurs yeux écarquillés, la cape ruisselante d'eau.