CHAPITRE 5. « Gentil »

Lorsqu'il sentait la pression s'accumuler dans ses veines et manquer de faire exploser son crâne, Harry avait pris l'habitude de fuir - un luxe auquel longtemps, il lui avait été interdit de goûter. Il transplanait dans les rues de Londres et se laissait porter au gré de ses pas, tout en évitant soigneusement les lieux sorciers. Il ne voulait pas être scruté ou montré du doigt par ses condisciples ; il ne voulait pas qu'on l'assaille de compliments ou de questions. Souvent, il avait honte de son comportement. C'était un sentiment poisseux, désagréable, qui lui rongeait le coeur. Pourtant, dès qu'il le pouvait, il cédait à l'appel de la fuite.

Ce soir-là, un rideau de pluie s'était abattu sur la capitale. Le paysage était baigné de gris. Sous ses pieds, l'asphalte semblait peinte à l'encre de Chine. Les gouttes d'eau rebondissaient sournoisement sur son crâne, s'engouffraient sous sa cape et le trempaient jusqu'aux os. Des mèches mouillées battaient ses joues. Cependant, galvanisé par le Whisky Pur Feu, Harry sentait à peine la morsure du froid. Il fixait un point droit situé trois mètres plus loin, ignorant les éléments qui se déchaînaient autour de lui. Au loin, le tonnerre grondait, zébrant d'or le ciel fuligineux.

-Monsieur ? Vous devriez entrer, vous allez attraper froid !

Harry leva les yeux. Une Moldue aux cheveux roux essayait de l'attirer à l'intérieur d'un café. Une constellation de taches de rousseur s'épanouissait sur ses pommettes et ses yeux bruns étaient bordés de douceur et d'inquiétude. Elle ressemblait à Ginny.

Etourdi par le vacarme de la tempête et par l'alcool, Harry lui obéit mécaniquement et se retrouva bien vite attablé derrière le bar, les mains nouées autour d'une tasse de thé fumante, d'où s'élevait un parfum de jasmin et de citron.

-Une goutte de cognac dans votre thé, Monsieur ? s'enquit la Moldue aux cheveux roux. Ça vous réchauffera. C'est offert par la maison.

Après un bref hochement de tête de la part de Harry, elle déboucha joyeusement une bouteille et en versa généreusement dans sa tasse. Lorsqu'elle se pencha, son tablier épousa brièvement la forme de ses hanches, et Harry eut une vision fugace des reins de Ginny ondulant sous ses doigts.

Ginny… ils étaient restés ensemble si longtemps… Après la guerre, ils s'étaient réfugiés au 12, Square Grimmaurd, afin d'y panser paisiblement leurs blessures. Ils s'étaient étreints, aimés de toutes leurs forces. Ils s'étaient mutuellement consolés, ils avaient affronté le deuil ensemble, blottis l'un contre l'autre devant la cheminée qui crépitait doucement, s'apportant la chaleur dont chacun avait besoin.

Il se souvenait de tout cet amour avec un pincement au coeur.

Il se souvenait également de leurs disputes, leurs innombrables disputes qui ricochaient froidement contre les murs de la demeure de son parrain. Ginny voulait redécorer les lieux, elle ne supportait plus les tapis usés jusqu'à la corde, les teintures décolorées, les lits à baldaquin éventrés qui vomissaient des poignées de mousse… Elle aérait les pièces, déplaçait les meubles lorsqu'il avait le dos tourné, rafraîchissait discrètement les peintures écaillées. Mais Harry était réfractaire à tout changement. Il ne voulait toucher à rien. Ces lieux, tels quels, étaient gorgés de souvenirs ; ils lui rappelaient avec précision la silhouette ténébreuse de Sirius, le parfum réconfortant du professeur Lupin, le claquement de la jambe artificielle de Maugrey Fol Oeil, le goût délicieux des repas partagés avec les membres de l'Ordre du Phénix, la chaleur des corps de Ron et d'Hermione blottis sur le canapé… Il voulait s'en imprégner, il voulait faire revivre ces instants, il ne pouvait se résoudre à « aller de l'avant », ainsi que l'en implorait Ginny.

Et puis il y avait eu la dispute de trop. La goutte qui avait fait déborder le vase dans lequel croupissait depuis trop longtemps une eau empoisonnée.

Elle lui avait reproché de s'accrocher au passé, et le sentiment qui s'était reflété dans l'ambre de ses prunelles lui avait donné l'impression d'avoir avalé une brique. Ce n'était pas de la haine, ni de la colère ; ça, il aurait pu le supporter.

C'était de la pitié.

De la pitié… le même sentiment que Malefoy éprouvait à son égard. Pourquoi les mots de l'ancien Mangemort lui avaient-ils fait aussi mal ? Pourquoi ne parvenait-il pas se les ôter de l'esprit ?

-Vous devriez retirer votre cape, Monsieur, vous allez être trempé. Vous pouvez la faire sécher sur le radiateur, si vous le souhaitez. Vous devriez aussi essuyer vos lunettes, vous ne devez pas y voir grand-chose, tenez, prenez une serviette…

Harry sursauta. De l'autre côté du comptoir, la Moldue lui tendait un grand tissu à carreaux dans lequel aurait pu se perdre Hagrid.

-M-merci.

Il s'en empara et essuya ses lunettes, bien que cela soit particulièrement inutile - elles étaient soumises à un sortilège d'imperméabilité.

-Il fait un temps de chien, vous ne trouvez pas ? demanda la Moldue, visiblement désireuse de faire la conversation.

-Euh… Oui.

-Vous êtes courageux d'avoir bravé la tempête, sans même un parapluie ! Vous aviez un rendez-vous ?

-Euh… non.

-Oh…Vous rentriez peut-être chez vous ? Je peux vous appeler un taxi, si vous le désirez. Ce serait peut-être mieux ?

Elle avisa sa tassé noyée de cognac et retroussa légèrement le nez. Harry se doutait qu'il dégageait un parfum léger, mais tenace, d'alcool, et eut soudainement conscience de la vision qu'il lui offrait : un poivrot paumé, trempé par la pluie, qui n'allait nul part et se perdait en chemin dans des bars. Voilà un glorieux tableau du célèbre Harry Potter !

-Est-ce que je vous fais pitié ? demanda-t-il sans réfléchir.

Juste après avoir formulé sa question, il se sentit complètement stupide. Déjà, un sourire navré prenait place sur les lèvres de la Moldue, qui ne savait visiblement pas quoi lui dire. Après un bref silence teinté de gêne, elle répéta, plus doucement :

-Vous devriez vraiment retirer votre cape, Monsieur. Attendez, je vais vous aider…

Elle tendit la main et effleura son épaule. Harry s'arracha vivement à ce contact, comme s'il lui avait électrocuté la peau.

-N-non, ce n'est pas la peine. Merci pour le thé, mais j-je dois y aller.

Il jeta quelques pièces sur le comptoir et s'esquiva, laissant derrière lui sa boisson à peine entamée.

Dehors, fut accueilli par des trombes d'eau glaciale. Un frisson grignota son échine.

Il était temps de rentrer dans ce qui lui tenait lieu de maison.


En transplanant dans son salon, Harry ne s'était pas attendu à une telle vision : Ginny, le visage rougi par les pleurs, dans les bras de Malefoy.

Ginny et Malefoy étaient deux notions totalement incompatibles. C'était comme accoler dans la même phrase « hippopotame » et « baguette magique » : cela n'avait aucun sens. Peut-être qu'il s'était désartibulé, et qu'il avait laissé un morceau de son cerveau sur un trottoir humide de la capitale. Privé de son hémisphère droit, il nageait en plein délire. Pourtant, lorsque Ginny se mit à parler, sa voix lui parut très réelle.

-Harry ! Par le caleçon de Merlin, où étais-tu ? Tu es trempé !

Harry cilla. Il était trop perplexe pour réagir.

-Enlève ta cape, avant d'attraper froid ! ajouta-t-elle en se dégageant de l'étreinte de Malefoy. Laisse-moi faire…

-Mais qu'est-ce que vous avez TOUTES avec cette foutue cape ?

L'exclamation lui avait échappé. Lorsque Harry ne comprenait pas quelque chose, la colère prenait rapidement le pas sur tout le reste - et en particulier sur sa raison. Cependant, il regretta immédiatement son éclat impulsif, et il se sentit rougir de honte en voyant les yeux de son ancienne petite amie se remplir dangereusement de colère. Mais avant qu'il ait eu le temps de s'excuser…

-Descends un peu de tes grands hippogriffes, Potter, ta belette a raison : tu ressembles un chien mouillé. Tu devrais te sécher, avant qu'on ait à se cotiser pour t'acheter un nouveau poumon, lâcha Malefoy avec dédain.

Harry tourna vivement le visage vers lui.

-Et toi, qu'est-ce que tu faisais avec Ginny dans les bras ? riposta-t-il, piqué au vif.

-A ton avis ? Tu veux un dessin ?

Harry ouvrit la bouche, ébahi. Malefoy leva les yeux au ciel.

-Qu'est-ce que tu imagines, Potter, que ta belette et moi vivons une passion cachée ?

Il eut un rire méprisant.

-Elle est venue te voir, toi, mais tu étais trop occupé à te lamenter sous la pluie pour l'accueillir, alors c'est moi qui ai dû me charger du sale boulot et la consoler pendant qu'elle pleurnichait sur mon épaule.

Une grimace dégoûtée se dessina sur son visage. Il n'aurait pas affiché une expression différente s'il avait dû embrasser une araignée géante.

-Maintenant, si ça ne vous dérange pas, je vais retourner dans ma chambre. Il n'y a pas écrit Sorcière Hebdo sur mon front : vos petites histoires de couple ne m'intéressent pas.

Et il s'exécuta, sans un regard en arrière.

Ginny renifla. Harry se passa la main dans les cheveux, gêné.

-Euh… Ginny ?

-… Harry ?

-Tu.. tu veux boire quelque chose ? proposa-t-il faiblement.

Elle haussa les épaules, ce qu'il décida de prendre pour une réponse affirmative. Soulagé d'avoir de quoi s'occuper les mains, Harry se précipita dans la cuisine, Ginny sur les talons, et leur servir deux petits verres de Whisky Pur Feu. Ginny engloutit le sien d'une traite, puis posa sur lui l'un de ces regards incandescents dont elle avait le secret. Lorsqu'elle le fixait ainsi, il était difficile de savoir si elle souhaitait le serrer dans ses bras ou encastrer sa tête contre un mur. Probablement un mélange de ces deux propositions.

-Pourquoi es-tu venue ? demanda finalement Harry en soutenant difficilement les iris de la jeune femme.

-Je voulais voir si tu allais mieux, et si tu avais arrêté de passer la moitié de ton temps libre à essayer de te tuer à petit feu en te promenant dans les rues pluvieuses de Londres sans le moindre parapluie ou sortilège d'imperméabilité. Je crois que j'ai la réponse à ma question.

-Désolé de te décevoir.

Elle balaya ses excuses d'un geste vague. Harry crut qu'elle allait le sermonner, mais elle se contenta de se mordre l'intérieur des joues, l'air pensif. Puis, soudainement :

-Comment ça se passe, avec Malefoy ?

-Euh… Je crois que le bref aperçu que tu as eu résume bien la situation. Il est toujours aussi… aussi…

Harry se tut, ne trouvant pas de mot assez fort pour décrire le chaos de leur relation (ou de leur absence de relation). Ginny plissa les paupières.

-Il a l'air d'avoir changé, dit-elle.

-On a tous changé.

Elle esquissa un sourire dépourvu de joie.

-C'est vrai. Sauf toi. Tu restes aussi impulsif, imprévisible et tête de mule que dans mes souvenirs.

-Moi, tête de mule ? Tu ne parles pas de toi, là ?

Elle rit, non sans malice. Puis elle posa sa main sur la sienne, avec une douceur désarmante.

-Tu me manques, dit-elle.

Harry eut soudainement la gorge sèche.

-Toi aussi, souffla-t-il très rapidement. M-mais…

-Je sais.

A certains moments, ils se comprenaient au-delà des mots.

Ils échangèrent un nouveau regard et leurs doigts s'entrelacèrent furtivement. Il avait oublié à quel point Ginny avait les mains fraîches, apaisantes, et à quel point il pouvait être agréable de se perdre dans ses prunelles sombres. Il les avait tant aimés, ces yeux, naguère… ils avaient fait battre son coeur comme un fou… désormais, il n'éprouvait pour eux qu'une tendresse brute, dénuée d'aspérités et de reliefs. Il l'aimait, mais plus comme avant. Il en conçut un mélange assez douloureux de tristesse et de soulagement.

-Je suis désolé que ça n'ait pas marché entre nous, souffla-t-il.

-Il fallait qu'on essaye… je ne regrette pas d'avoir essayé. Et toi ?

-Moi non plus.

Ils se sourirent tendrement.

-Désolé pour l'accueil, murmura finalement Harry. Je ne pensais pas que tu viendras ce soir, sinon je ne t'aurais pas laissée toute seule avec Malefoy.

-Ça ne m'a pas dérangée. Il a été étonnamment… gentil ?

-Gentil, Malefoy ? répéta-t-il, incrédule. Il t'a accusée d'avoir pleurniché sur son épaule !

Ginny pouffa de rire.

-Mécanisme de défense de base.

-Quoi ?

-Il m'a insultée pour que je sois vexée et que j'oublie la gentillesse dont il a fait preuve mon égard. Il préfère que je le déteste, plutôt que je me sente redevable et que je dise à tout le monde que derrière sa façade de glaçon, Drago Malefoy possède un coeur. Ça me fait penser à quelqu'un.

-Ah ? A qui ?

La jeune femme lui décocha un clin d'oeil amusé.

-Tu devineras tout seul.


Après le départ de Ginny, Harry sentit une vague d'épuisement le submerger. Il se défit de ses vêtements trempés avant d'aller se réfugier sous une douche brûlante.

Leur conversation lui avait fait du bien. Ce devait être la première fois, depuis plusieurs semaines, qu'ils arrivaient à communiquer sans se hurler dessus comme des putois. Au moment de se quitter, ils avaient échangé un regard gêné, puis Ginny s'était dressée sur la pointe des pieds pour embrasser sa joue. Ce geste avait scellé la fin de leur conversation, mais aussi - et définitivement - la fin de leur relation.

L'eau brûlante ruisselait sur son épiderme sans parvenir à le réchauffer. Harry grommela comme un scroutt à pétard affamé, puis se résolut à s'envelopper dans une épaisse serviette de bain rose. Il aurait pu se sécher à l'aide d'un sortilège, mais le contact du coton sur sa peau avait quelque chose de réconfortant, quelque chose que ne lui apportait plus la magie.

Il sortit de la salle de bain et s'arrêta net. Sur le canapé, Malefoy feuilletait distraitement un livre qu'il devait avoir trouvé dans l'une des étagères du salon. Au bruit de ses pas, le jeune homme aux cheveux nacrés redressa le nez.

Par réflexe, Harry resserra les pans de la serviette autour de son corps nu. Nom d'une goule en déshabillé à dentelles, pourquoi fallait-il que Malefoy ait eu l'idée de sortir de sa tanière ?

-Elle est partie ? demanda-t-il d'une voix traînante, tout en promenant un regard moqueur sur la silhouette de son ennemi, s'attardant sur les replis douillets de la serviette rose.

-Oui.

-Tant mieux. Ses couinements commençaient à me taper sur le système.

Un éclair de nervosité parcourut Harry, bientôt suivi d'un léger frisson.

-Ne parle pas d'elle comme ça. Et d'abord, qu'est-ce que tu fais là ? s'enquit-il en s'accrochant de plus belle à sa serviette.

Malefoy haussa les épaules.

-Je n'arrivais pas à dormir. Sympa, le livre.

Il leva l'ouvrage qu'il lisait afin que Harry puisse en discerner le titre. Il s'agissait d'un manuel de survie en milieu aquatique, à destination des apprentis-Aurors.

-Le Ministère compte vous envoyer faire un pique-nique dans l'océan ? Il n'a pas trop peur que ses précieux petits Aurors se fassent dévorer par des sirènes ?

Un reniflement dédaigneux lui échappa.

-Remarque, ça ne serait pas une grande perte.

Harry eut envie de l'étouffer dans sa serviette de bain.

Les paroles de Ginny résonnèrent alors dans son esprit, aussi absurdes qu'étonnantes. Gentil… elle avait qualifié Malefoy de « Gentil ».

Saisi d'un doute, Harry fronça les sourcils.

-Tu n'aurais pas jeté un sortilège de Confusion à Ginny, par hasard ?

Malefoy leva les yeux au ciel.

-Bien sûr. Et avec quoi ? Mes supers-pouvoirs télépathiques ? Je n'ai pas de baguette, Potter, il faut te le dire dans quelle langue ? La langue des idiots ?

L'idée de l'étouffer dans sa serviette de bain était de plus en plus tentante.

-Pourquoi cette question ? ajouta Malefoy en se remettent à tourner nonchalamment les pages du livre. Elle t'a fait un compliment ?

-Elle a dit que tu étais devenu genti- ATCHAAA !

-A tes souhaits, Potter.