En fin de compte, peu importe l'heure, Paris est toujours aussi détestable à partir du moment où l'on s'y déplace en métro. J'ai bien cru finir broyée entre deux portes automatiques, simplement parce que l'on m'a bousculé pour sortir de la rame précipitamment. Les gens sont-ils sourds pour ne pas entendre le signal sonore indiquant qu'il n'est plus temps de sortir ? Cependant, si les parisiens eux-mêmes sont une plaie assez irritante quand ils se retrouvent tel un troupeau de buffles dans ces conduits souterrains, j'ai trouvé pire : les touristes.

Trente-huit millions d'individus composant cette foule hétéroclite venue de tous horizons du globe chaque année, comment peuvent-ils être si maladroits et ne pas connaitre les bases mêmes du déplacement en métro ? Même moi j'ai fait l'effort de m'adapter, et je n'ai pas eu à presque tuer quelqu'un pour savoir que pousser pour entrer dans une rame déjà pleine est inutile. Un peu de bon sens suffit à s'en rendre compte… Le résultat de tout ceci, c'est que je suis de nouveau de mauvaise humeur pour mon rendez-vous. Je vais finir par croire que ce sera le cas chaque fois que j'oserais risquer un pied en dehors de mon appartement. Je vis plus dangereusement que je ne le pensais, du moins depuis que je suis sur le sol français.

Consultant l'heure, je constate que je suis comme toujours un peu en avance. Cette fois cependant, je n'aurais pas à attendre dans le froid de la rue. Fort heureusement, puisque le soleil est toujours aussi timidement dissimulé derrière une armée de nuages alors que je pousse la porte de restaurant duquel on m'a donné l'adresse. L'hôte d'accueil s'incline devant moi, tout en me demandant le nom de ma réservation et je suis quelque peu surprise de tant de manières. L'opposé total de mon expérience sous les faïences du sous-sol parisien. Toute à ma mauvaise humeur, je n'ai pas prêté attention au fait que l'établissement dans lequel je me trouve semble assez haut de gamme.

Donnant le nom de la réservation, le jeune homme m'indique que l'autre cliente n'est pas encore arrivée et que je peux choisir soit d'aller à la table, ou bien au bar pour l'attendre. Ah, et ma première consommation est offerte par la maison aussi apparemment. Eh bien, il me semble que commencer à lever si vite le coude est plutôt prohibé vu la raison de ce rendez-vous, donc je choisis plutôt d'aller à la table. Il m'y conduit et après avoir tiré mon siège pour m'inviter à m'y asseoir, il s'en va en me laissant la carte. Le nom du lieu y est inscrit en lettres cursives dans une élégante typographie et indique « L'Impérial ». M'est avis que la note sera salée vu la somme de chichis qui sont mises en œuvre ici.

J'ai l'impression d'être passée d'un monde à l'autre, entre la salubrité douteuse du métro et le raffinement de ce lieu. Un contraste très marqué qui ne manque pas de me faire esquisser. Peut-être ai-je un peu vite jugé Paris en fin de compte. Après tout, Venise et ses canaux qui sont absolument à fuir dès que monte la température vu l'odeur qui imprègne l'air ensuite, avait elle aussi des trésors enfouis à découvrir. Peut-être la France sera-t-elle à la hauteur de l'Italie, au moins un peu.

—Une cliente ponctuelle, voilà qui me changera de Dorothea, m'interrompt dans mes pensées une voix qui s'élève soudain.

Je relève alors les yeux de la carte pour les poser sur celle qui m'a invité à venir ici la rencontrer. Ma toute nouvelle agent se présente à moi, toujours aussi bien apprêtée que la première fois que je l'ai rencontré à ce que je vois. Seulement, au lieu d'une jupe, c'est un tailleur pantalon très élégant qu'elle arbore aujourd'hui. Ses mains sont encore une fois gantées de blanc et je ne peux m'empêcher de me demander pourquoi elle les dissimule de la sorte. Peut-être pour ne pas toucher directement les barres du métro qui reluisent pas de la plus nette des propreté… Cette réflexion ne dure qu'une seconde avant que je ne lui rende sa salutation qui, à bien y réfléchir, n'en était pas vraiment une. Quelle froideur…

—Un trait de caractère que je ne suis pas la seule à avoir du mal à supporter chez elle visiblement. Mais en effet, si je suis en retard quelque part, c'est que je ne m'y présenterais tout simplement pas, car cela n'arrive jamais.

—Nous verrons cela, répond-elle, dubitative en s'asseyant en face de moi. Vous avez commandé ?

—Non, je vous attendais, dis-je avec un léger rictus.

Elle n'est pas en retard non plus, tout juste à l'heure même. Cette petite pique n'est qu'un prêté pour un rendu, de la monnaie de sa pièce datant de notre tout premier entretient d'il y a quelques jours à peine. Je n'ai évidemment pas pu échapper à son œil d'aigle, qui a bien repéré que je n'étais pas des mieux habillée. Cela dit, il aurait fallu être aveugle pour ne pas le voir, ça n'a donc rien d'un exploit de m'en avoir fait la remarque. Remarque que je n'ai pour autant pas particulièrement appréciée, je dois l'avouer. Ou peut-être était-ce le ton défiant sur lequel elle me l'a faite, avec cette petite moue un tantinet agaçante qu'elle portait.

J'ignore de ce fait si je dois à mon aplomb, ou bien à mon CV, d'avoir tout de même été prise comme cliente par l'un des agents les plus renommé de cette prestigieuse boîte d'impresario. Mais bon, l'habit ne fait pas le moine comme on dit, et encore moins l'acteur ici.

Une fois nos commandes passées – et j'ose espérer que malgré l'apparence très gastronomique de ce restaurant, j'aurais de quoi manger dans mon assiette – elle entame ce pour quoi nous sommes ici aujourd'hui : un entretient de travail. J'ai beau avoir l'habitude depuis quelques années que je fais ce métier, mais il est vrai que je garde toujours une certaine « surprise » quand je vois les lieux où agents et clients se rencontrent parfois. Ici un restaurant étoilé par exemple.

—Très bien Mlle Eisner, puisque nous allons travailler ensemble j'ai quelques questions à vous poser. Il est capital que vous y répondiez en toute sincérité si nous voulons obtenir les meilleurs résultats possible, c'est-à-dire vous décrocher les contrats les plus intéressants selon votre profil et vos désidératas.

—Et je vous répondrais avec plaisir, Mlle Hresvelg, appuie-je à mon tour sur son nom de famille en prenant un certain plaisir à en faire rouler la sonorité. A moins que je ne juge l'une de vos questions comme trop personnelle éventuellement.

Elle relève alors le nez de son dossier – le mien je suppose – pour me fusiller de ses iris que je trouve toujours aussi fascinants à observer. Habituellement, je ne suis pas du genre à faire de l'humour. Je laisse ça à Dorothea à qui cela va bien mieux. Ici pourtant, je ne sais pas trop ce qui me prend. J'en suis presque aussi étonnée qu'elle-même semble vexée.

—Je suis quelqu'un de professionnel. Aucune limite personnelle ne sera franchit sans votre consentement explicite. Que ce soit avec les producteurs ou bien entre nous.

Tentant de ne pas entendre de double-sens dans cette phrase, je conserve un air impassible et hoche la tête en silence, l'invitant à poser lesdites questions. Questions d'ordre plutôt banal par ailleurs et auxquelles je réponds sans problème, tandis que le vin et notre déjeuné nous sont servis. Je ne suis d'ailleurs pas déçue, mon assiette est plutôt correcte. Je suis en train de mâcher une bouchée lorsqu'elle me pose une nouvelle question.

—Avez-vous des cicatrices ou bien des tatouages sur le corps ? prononce-t-elle, son stylo prêt à noter ma réponse comme pour les précédentes.

J'avale doucement, puis prends le temps de boire un peu avant de lui répondre.

—Je ne crois pas que l'on m'ait déjà posé une telle question auparavant, dis-je, un peu perplexe.

—Je dois le savoir, si jamais vous deviez apparaître pour des scènes de nus où ce genre de marques distinctives ne seraient pas les bienvenues. Il faudrait alors prévoir un budget maquillage en conséquence pour les masquer éventuellement.

—J'ai dû oublier de vous le préciser, mais je refuse catégoriquement d'apparaitre nue à l'écran, je déclare calmement.

Cette fois c'est à son tour d'être perplexe face à ma déclaration. Je peux comprendre pour quelles raisons, car aujourd'hui il est assez rare de voir un film où les protagonistes, du moins les rôles principaux et parfois même secondaires, ne s'envoient pas systématiquement en l'air. Et bien évidemment, on peut compter sur les caméras pour filmer cela sous toutes les coutures, avec tous les angles possibles. Cependant, à mon sens, le sexe n'est définitivement pas le plus intéressant à voir dans un film. La romance oui, mais le reste, exposé sans la moindre pudeur, sans la moindre délicatesse… J'avoue que ça me laisse de marbre quand ça ne m'agace tout simplement pas.

—Si j'avais voulu apparaître nue aux yeux de milliers de gens, c'est dans l'industrie de la pornographie que j'aurais postulé, pas dans celle du cinéma, je lui explique.

—Dois-je donc en conclure que vous ne voudrez pas signer tout contrat de film avec ce genre de scène explicite au script ?

Une lueur d'intérêt semble s'être allumée dans ses iris. Ce qui n'empêche pas qu'elle reste toujours aussi professionnelle, ne m'interrogeant pas plus sur ma déclaration. Déclaration plutôt surprenante, j'en conviens. La lueur disparaît bien vite cependant, alors que je lui réponds de nouveau.

—Vous concluez bien en effet, j'acquiesce. A moins que la scène ne présente éventuellement un intérêt pour le scénario. Autre que de simplement permettre aux moins chanceux de se rincer l'œil, à défaut de pouvoir vivre l'expérience par eux-mêmes j'entends.

—Vous êtes assez catégorique, dit-elle en fronçant les sourcils.

—C'est un problème ?

—Je suppose que non. Cependant, d'après ce que je lis de vos préférences de script, ce sera difficile de faire de ne pas faire quelques concessions. Il serait donc souhaitable que vous ayez une certaine tolérance à ce que vous apparaissiez au moins partiellement déshabillée.

J'hoche la tête en signe d'assentiment, convenant que certes, conserver tous mes vêtements à chaque film serait plutôt difficile. Quoique j'en dise et qu'on en pense, les acteurs ne sont pas choisis que pour leur jeu. Le physique est aussi un critère important et avec lequel il faut savoir composer. J'en veux pour preuve le rôle qui a visiblement été refusé à son autre cliente en raison de son âge assez marqué sur ses traits. Un constat et un jugement plutôt tristes, voir même cruels, mais ainsi en va le monde télévisuel hélas.

—Vous êtes curieuse ? j'interroge soudain, alors qu'elle est en train de prendre une gorgée de son propre verre de rouge.

—Je vous demande pardon ? hausse-t-elle un sourcil.

—De savoir pourquoi je ne suis pas très « tolérante » sur ce point je veux dire.

Je n'ignore pas que ma question pouvait parfaitement être comprise avec un tout autre sens. Un autre sens parfaitement assumé, même si je ne le lui avouerais pas. Je joue avec le feu et c'est plutôt exaltant depuis le temps que ça ne m'est plus arrivé. Mais sa froideur attise ma propre curiosité à son sujet paradoxalement. Enfin je m'égare, ce n'est guère le moment pour ça. Pas encore en tout cas.

—Peut-être que je vous expliquerais un jour, pourquoi je refuse de m'exposer autant à l'écran. Pour le moment, cette question-là est un peu trop…

—Personnelle ? termine-t-elle ma phrase à ma place. Je comprends, et vous n'êtes pas obligée de me l'expliquer. J'en ai pris bonne note.

—Vous êtes en effet très professionnelle, je commente à haute voix devant sa non-instance pour savoir en dépit de l'étincelle que j'ai cru voir briller dans ses yeux précédemment.

—Ne soyez pas étonnée, je vous l'ai dit, je respecte votre vie privée. La confiance entre un agent et ses clients est une chose primordiale pour moi.

Je ne réponds rien, prenant à la place une nouvelle bouchée de mon plat, songeuse. Sous cette façade froide et détachée, j'ai comme l'impression que cette jeune femme cache quelque chose de bien plus sensible qu'elle ne veuille bien le montrer. Son souci de sa clientèle, même avec l'hystérique quarantenaire de l'autre fois, le montre assez bien. Elle maintient certes une distance professionnelle, mais elle n'en demeure pas moins concernée. Elle s'intéresse vraiment à ses clients et c'est plutôt plaisant je dois dire.

Depuis le temps que je « roule ma bosse » pour ainsi dire, j'ai eu l'occasion d'être suivie par divers impresario. Peu d'entre eux se sont révélés être aussi impliqués, ou en tout cas pas sans chercher le profit au mépris d'une certaine humanité. C'est agréable de ne pas être vue uniquement que comme une pile de billets sur pattes pour une fois. Je crois commencer à comprendre pourquoi Dorothea a autant l'air de l'apprécier, au point qu'elles en soient devenues des amies. Elle semble être une personne très intéressante…

Nous poursuivons tranquillement le repas, alors que se succèdent durant un petit moment encore ses questions. Lorsqu'elle n'en a plus, je crains un bref instant qu'un silence inconfortable ne s'installe, faute de sujet de discussion. Je n'ai d'ordinaire aucun problème avec ça pourtant, n'étant pas particulièrement bavarde à la base. C'est même à se demander comment notre brune amie commune a pu me supporter vu comme nous sommes opposées sur ce point. Peut-être pas que sur ce point d'ailleurs.

Cependant, je m'en fais pour rien, puisque nous glissons assez naturellement vers une conversation normale et plutôt agréable. Conversation durant laquelle elle me demande comment je vis mon arrivée dans ce beau pays qu'est la France. J'hésite peut-être une seconde ou deux à mentir en disant que tout se passe pour le mieux. Dès fois qu'elle porte dans son cœur cette contrée, il ne serait peut-être pas très bienvenu de ma part de la critiquer.

Mais mon tempérament naturel revient au triple galop, en plus de la pensée que mentir est parfaitement stupide et inutile. Or donc, je fais ce que je fais de mieux depuis que j'ai mis les pieds sur le tarmac il y a quelques semaines : je râle. Sur le temps affreux, la chaleur inexistante, les gens ô combien pénibles, et surtout – principalement en fait – sur le métro parisien que je hais tant.

Une petite part de mon esprit se dit que, peut-être, elle va en avoir marre de m'écouter littéralement me plaindre. Que ça va la faire couper court pour me fuir comme si souvent cela m'arrive. Mais même si c'est ce qu'il se produit, quelle importance ? Je suis comme je suis et râleuse en fait partie, bien que Paris ait tendance à exacerber depuis quelques temps ce point précis de ma personnalité.

C'est comme pour ma coiffure « négligée » sur laquelle j'ai aussi eu une remarque bien placée la fois passée. J'ai peut-être fait un effort sur ma tenue vestimentaire aujourd'hui, en évitant ma veste en cuir qui n'est plus de première jeunesse, je l'admets volontiers. Pour autant, ma crinière bleuet est toujours aussi indisciplinée. Elle n'a rien dit à ce sujet quoiqu'il en soit. Je gage donc que pour le moment, soit ça ne lui semble pas une priorité, soit elle a laissé tomber l'idée de me corriger. Je ne doute pas qu'elle oserait sinon, puisqu'elle ne semble pas s'encombrer de manières non plus pour dire ce qu'elle pense sans prendre de gants. Voilà d'ailleurs qui est assez ironique, pour quelqu'un qui semble en porter quotidiennement.

J'observe justement l'une de ses mains enveloppée de blanc passer et se confondre dans sa chevelure neigeuse. Je ne détache mon regard de ce spectacle, et de la danse des rubans violets au milieu de la poudreuse immaculée, que lorsque le serveur nous apporte l'addition. Je tends alors ma propre main, afin de m'enquérir de la somme à régler. J'ai dans l'intention honorable de l'inviter lorsque, plus rapide, elle s'en empare en premier.

—Ne vous en faites pas pour la note, c'est sur le compte de l'agence qu'elle sera mise.

—C'est très généreux de votre part, fais-je pour tout commentaire, vaguement déçue de n'avoir pu l'inviter.

—C'est un peu une tradition pour moi, de venir ici avec mes clients. C'est un lieu que j'affectionne particulièrement, ajoute-t-elle en déposant une carte de crédit dorée par-dessus l'addition.

Lorsque le serveur revient une dernière fois pour encaisser le paiement, j'ai tout juste le temps d'apercevoir brièvement le montant qu'aura coûté ce déjeuner. Paris, capitale de la gastronomie, pratique vraiment des prix exorbitants. Cela me parait bien cher, même à moi qui pourtant gagne plutôt bien ma vie. Finalement, je m'estime heureuse de n'avoir pas dû payer la note du restaurant. J'essaie de me souvenir de ce que nous avons consommé qui puisse expliquer un tel montant. La bouteille de rouge peut-être ?

Eh bien, si c'est cela, c'est à se demander si la TVA qu'ils pratiquent ici ne s'élève pas plutôt à 25% vu leurs tarifs indécents...