Je suis en colère.
Non, c'est même pire que ça encore, j'écume littéralement de rage. A tel point que je voudrais frapper quelque chose pour faire passer. Je l'ai d'ailleurs fait, il y quelques instants seulement, mais ce n'est pas suffisant. Ce n'était qu'un geste réflexe, je n'ai pas vraiment pu savourer de coller mon poing dans la figure de cette…
—Mais quelle conne celle-là alors ! Je te jure, si je la revois, je l'encastre dans le fond vert si profondément qu'elle n'apparaîtra même plus à l'écran, je prononce froidement alors que je suis dans ma loge.
Devant mon miroir, j'observe mon faciès qui se colore doucement de rouge. Le rouge de la colère certes, mais pour l'une de mes deux joues c'est le rouge de la douleur qui s'y épanouie. La douleur cuisante de la gifle que je viens tout juste de recevoir et à laquelle j'ai répondu par un coup donc. Excessif ? Je ne crois pas non…
—Calme-toi Byleth. Je te connais, si tu continues tu vas frapper autre chose et finir par te faire vraiment mal, tente de me temporiser Dorothea qui est entrée dans ma loge à ma suite.
—Ne me dis pas de me calmer ! C'est l'autre cinglée qui a dépassé les bornes cette fois ! Non mais sérieusement ? Une gifle ? Elle la sort d'où celle-là ?
—Je sais bien, mais tu n'étais peut-être pas obligé de répliquer en la frappant si durement…
—Tu rigoles ? Je trouve que j'ai été gentille moi. Ce n'était qu'un réflexe en plus, sinon crois-moi qu'elle ne se reconnaîtrais même plus dans une glace cette salope…
—Vous êtes bien grossière quand vous êtes énervée, intervient soudain une voix.
Je me retourne, quittant mon reflet pour tomber sur deux orbes parme qui me foudroient de leur mécontentement. Elle se tient dans l'embrasure de la porte, bras croisés, comme si j'allais me faire remonter les bretelles alors que je ne suis pour rien dans tout ça. Ah non, je ne suis pas d'humeur pour jouer à ça. Vraiment pas.
—Ne commencez pas, vous ! Je vous avais dit qu'elle était insupportable sur le tournage à chaque scène que nous devions jouer ensemble. Et si vous saviez toutes les insultes avec lesquelles elle me qualifie loin des oreilles indiscrètes, vous comprendriez comme je reste relativement polie encore. Et puis merde ! C'est justifié !
—Dorothea, tu peux nous laisser s'il te plaît ? demande mon agent à l'actrice brune.
—Vas-y doucement Edie, Byleth n'a pas tout à fait tort tu sais.
La blanche affiche un air quelque peu contrarié, mais hoche tout de même la tête avant que notre amie commune ne nous laisse en tête à tête comme demandé. Immédiatement, je lui tourne le dos, ne souhaitant rencontrer une fois encore ses yeux où vont à tous les coups briller le jugement et la déception. A croire que je me comporte comme une enfant, ou bien encore une de ces stars capricieuses. Ce n'est pourtant pas le cas, j'estime avoir plus que pris sur moi depuis deux mois que dure ce tournage.
—Allez-vous m'expliquer ce qu'il s'est passé exactement ? finit-elle par demander alors que je demeure mutique.
—Ca vous intéresse vraiment ou vous allez juste me dire que je suis grossière et que j'exagère ? j'attaque, la colère bouillonnant toujours en moi.
Elle hausse un sourcil dubitatif, guère impressionnée par mon ton brusque et agressif. Existe-t-il seulement quelque chose qui puisse perturber cette femme si rigide ? Si d'ordinaire sa froideur ne me gêne pas, car je perçois l'envers du décor, ici je déplore ce manque de chaleur humaine dont j'aurais pourtant grand besoin.
—Je ne condamne personne, j'attends seulement votre version des faits, répond-elle calmement.
Un calme qui continue de me faire perdre le mien paradoxalement. A force de retenue et de la frustration qui n'a cessée de grandir à chaque fois, aujourd'hui j'ai l'impression de littéralement exploser de tout ce que j'ai dû garder pour moi afin de ne pas faire de vagues. Résultat, c'est un véritable tsunami que je déverse à présent.
—Formidable, me voilà sur le banc des accusés maintenant ! je lève les bras au ciel en un grand geste. J'ai le droit de plaider non coupable j'espère, ou bien les dés sont pipés ? C'est vraiment ridicule.
—Byleth… commence-t-elle pour tenter d'arrêter la diatribe dans laquelle je suis sur le point de me lancer.
—Ah non, ne me dites surtout pas de me calmer. Pas vous. Vous voulez savoir ce qu'il s'est passé ? Très bien, je vais vous le dire. Aujourd'hui nous devions tourner une scène de tête à tête entre le Professeur qui vient de perdre son père et la déléguée qui essaie de lui faire relever la tête.
Nous n'en sommes qu'au début du film et ceci est une scène qui intervient bien plus tard normalement. Cependant, les scènes sont rarement tournées dans l'ordre du script. Cela dépend de la disponibilité des acteurs, des ingénieurs son, etc… Normalement cette prise là est l'occasion d'un rapprochement entre les deux personnages principaux. C'est un sacré fiasco ici vu ce qu'il s'est passé…
—Et là, cette peste m'a collé une gifle bon sang ! je poursuis. Une putain de gifle qui a claqué si fort qu'on aurait pu l'entendre jusqu'aux Champs de Mars bordel ! Mais ça on s'en fout au pire. Le plus important c'est que cette gifle n'était absolument pas prévue au script !
—Et donc ? N'êtes-vous pas libres d'interpréter vos rôles avec une certaine liberté d'expression ? interroge Edelgard toujours calmement.
—Vous vous foutez de moi ?! je m'exclame, incrédule qu'elle ne voit pas le problème. Ca n'avait rien d'une gifle de cinéma. Bon sang, mais c'est quoi ce pays où on agresse les gens jusque sur les plateaux de tournage pour des histoire de jalousie ridicule ?! Et c'est moi qui vais passer pour l'artiste capricieuse à tous les coups, avec cette vipère qui va tout déformer et vous qui ne saisissez même pas ce que je…
Mais je n'ai pas le temps de poursuivre ma tirade enflammée, puisque mes lèvres ne peuvent subitement plus bouger comme je l'entends. Cela dit, je ne songe pas bien longtemps à continuer mes plaintes quand je comprends ce qui est en train de se jouer. Honnêtement, je n'étais pas loin de penser que, au milieu de mon énervement avancé, c'est elle qui allait finir par me gifler. Mais non, au lieu de ça, la voilà qui se retrouve à m'embrasser… Je ne comprends plus rien.
J'ai conscience que lorsque je suis en colère, je dépasse un peu – beaucoup – les limites de la bienséance. Moi qui m'enorgueillis habituellement de mon langage châtié, il n'y a plus guère que des grossièretés qui sortent de ma bouche dans cet état. Sans parler de la petite voix à l'intérieur de moi, qui me crie de m'arrêter avant de dire quelque chose que je risque de regretter une fois calmée. Hélas, c'est une voix qui ne fait que crier dans le désert, puisque je ne l'écoute pour ainsi dire jamais. Même ici, même devant elle, je me suis une fois de plus laissée emporter.
J'explique donc d'autant moins pourquoi ses lèvres bougent contre les miennes, se détachent brièvement et puis reviennent. Peu importe au fond, mon souffle est emporté, tout comme le sont mes pensées. Je n'ai pas vraiment envie de revenir au moment précédent, préférant mille fois plus celui-ci. Malheureusement, le besoin d'oxygène et mon cœur battant la chamade, puisque pris entre colère et désir, me poussent à me détacher. Je tombe de nouveau dans le parme brillant, cette fois de l'étincelle de chaleur que j'y recherchais précédemment. Sa main gantée de blanc se lève alors pour venir effleurer ma joue encore un peu meurtrit. Ca picote un peu lorsque je sens son toucher, tandis que je l'observe d'un regard interrogatif, attendant une explication.
—Est-ce que tu as mal ? me demande-t-elle, utilisant le tutoiement maintenant que nous sommes seules et que je suis revenue sur terre.
—Pas assez pour ne pas pouvoir apprécier ta caresse, je flirte avec un petit sourire auquel elle répond par un bref froncement.
—Tu es incorrigible, tu le sais ? Franchement Byleth, un coup de poing, vraiment ?
—Je ne l'ai pas exprès, je bougonne encore un peu. Je peux savoir pourquoi tu m'as embrassé ?
—J'ai fini par comprendre que c'était le meilleur moyen pour te faire taire, réplique-t-elle, ses yeux étincelants. Quand tu es est trop bavarde, cela fonctionne à chaque fois…
—Et c'est moi qui suis incorrigible ? C'est déloyal d'utiliser ce genre de technique sur moi en dehors du privé.
—Mais efficace.
—Hum… je marmonne, sans toutefois continuer à m'en plaindre.
Après tout, elle n'a pas tout à fait tort. Ca a beau ne faire qu'un mois que nous sortons ensemble, elle me connait déjà bien. Ou du moins, elle sait comment me dompter quand je m'emporte un peu trop j'imagine. Elle apprend vite…
—Alors, souffle-t-elle pour revenir à notre conversation, une gifle de cinéma qui a mal tourné, c'est cela ?
—Je suis certaine qu'elle l'a fait exprès. Elle ne digère toujours pas que j'ai récupéré le rôle du Professeur. Honnêtement je ne comprends pas, celui de la déléguée est très bien aussi.
—Oui, mais ce n'est pas le premier rôle. Monica ne supporte pas quand ce n'est pas elle qui le décroche… dit-elle en secouant légèrement la tête, signe qu'elle ne cautionne pas ce comportement.
—Tu n'as pas l'air surprise, c'était une cliente de la Seiros Agency avant ?
—En effet. Mais ce n'est pas toujours possible d'obtenir le premier rôle pour chacun de ses talents. A moins d'user de pratiques discutables évidemment, chose qu'en tant qu'agent je refuse de faire.
—Mais pas sa nouvelle agent visiblement, si une histoire de dessous de table a failli fuiter.
—La Nemesis Agency n'est pas très regardante sur les moyens employés, tant que le rendement est assuré. Une façade dorée dissimulant nombre de magouilles opérées dans l'ombre. Si la productrice s'est laissée avoir, heureusement ce ne fut pas le cas de la scénariste. Cornelia n'était pas très heureuse non plus que sa protégée soit « rétrogradée » au second rôle.
—Tu penses qu'elle va intenter un procès contre moi ? je demande soudain, un peu inquiète vu les méthodes douteuses de cette agence concurrente.
—Je suppose que ça dépendra de comment les choses vont se gérer en interne avant.
—Je lui ai quand même cassé une dent je crois… avoue-je ensuite, penaude.
—Byleth !
—Je n'y peux rien si je ne contrôle pas ma force quand on m'assène une gifle non prévue, et surtout non méritée !
Edelgard en face de moi porte la main à son front en ce geste rituel traduisant à quel point la situation la désespère un peu. Voir beaucoup ici. Et pourtant Dieu sait que ça fait des semaines que je me retiens de ne faire aucun esclandre, ni le moindre coup d'éclat. Pourtant, cette Monica Ochs m'a largement poussée dans mes retranchements et ce dès le début. Ma patience est admirable selon moi.
Quand je pense que je vais devoir faire vivre une romance à l'écran avec elle… Nous avons si peu d'alchimie que personne n'y croira un seul instant. J'aurais dû lui briser toutes les dents, elle n'aurait plus voulu apparaitre dans le film ainsi. Radical, mais efficace. Même si là j'aurais très certainement écopé à coup sûr de ce procès. Lorsque je m'en ouvre à celle qui est aujourd'hui à la fois mon agent et ma petite amie, elle me regarde avec un sourcil levé, confirmant ma pensée que j'ai mieux fait d'éviter.
Après que j'ai pris encore quelques minutes pour bien me calmer, et que j'ai soutiré quelques baisers supplémentaires à cette fin, nous sortons de ma loge pour nous diriger sur le plateau. De nouveau professionnelles, Edelgard conserve une distance courtoise avec moi, afin que nous apparaissions telles que les autres doivent nous percevoir : une simple cliente et son agent. Il ne faudrait pas qu'en apprenant notre relation, certaines mauvaises langues ne supputent que les rôles que je décroche ne sont dû qu'à des privilèges et non pas à mon seul talent.
Près de la scène se trouvent cette diablesse de Monica et son agent, Cornelia Arnim. La première est en train de pleurer toutes les larmes de son corps en tenant une poche de glace contre sa joue gauche. Quel cinéma, vraiment… Même pour une actrice je veux dire, je n'y suis pas allé si fort que ça non plus. Qu'y puis-je si ses dents ne sont pas très solides ?
Immédiatement, dès que nous approchons de la table, Cornelia commence à nous attaquer en m'accusant de coups et blessures sur sa cliente. A l'entendre déblatérer au moins dix bonnes minutes sur les dommages physiques que je lui ai causé, on pourrait croire que je l'ai véritablement passée à tabac. Comme si j'étais aussi stupide pour agir ainsi, franchement… Edelgard à mes côtes demeure comme à son habitude parfaitement lisse de façade et d'un calme à toute épreuve. Je sais comme c'est rageant par moment, cette apparence dure comme le diamant. Je ne suis donc pas étonnée de voir l'autre agent monter dans les tours face à ce manque de réaction.
Entre les deux impresario, Monica et moi, je peux voir la productrice remuer dans son siège, n'osant piper mot au milieu de cette tempête, mais apparaissant comme peinée de la situation. Si j'ai bien compris, elle est d'une nature plutôt douce, compréhensive et aussi évite le conflit autant que possible. Ce n'est donc pas étonnant qu'à un moment elle finisse par tenter d'apaiser les choses quand Edelgard déclare que je n'ai rien à me reprocher. Après tout, c'est vrai que la gifle n'était pas prévue, ni même appropriée pour la scène en question. On ne peut pas me blâmer pour avoir eu un geste incontrôlé en réponse.
—C'est un scandale ! s'écrie Cornelia, rouge de colère de ne pas avoir gain de cause. Ma cliente ne peut pas continuer à jouer avec cet animal déchainé qui frappe les autres acteurs !
—Elle peut aussi se retirer du film si jouer avec moi ne lui plaît pas, je persifle face à tant de mauvaise foi.
—Parfaitement, acquiesce Edelgard à ma grande surprise. Voilà le meilleur moyen de régler toute cette histoire à l'amiable, vous ne croyez pas Mlle Arnim ? A moins bien sûr que vous ne souhaitiez en arriver au procès d'intention. Mais dans ce cas, peut-être que dans l'enquête menée pour que ce dernier ait lieu certaines choses se verront exhumées. Des choses qu'il ne serait pas bon de voir sortir de l'ombre je pense.
L'autre agent pâlit brusquement à la menace à peine voilée, signe qu'elle a quelque secret dont ma propre représentante est au courant et qu'elle ne souhaite pas voir être divulgué. Finalement, après une concertation avec la productrice, il semble que Monica va bel et bien se retirer du film. Elle ne semble pas très enthousiaste à cette idée, mais un regard appuyé de son agent la réduit au silence. Edelgard finit par me laisser pour repartir à l'agence puisque le drame est dissipé. Quant à moi, je dois retourner à ma loge pour me préparer à mes autres scènes.
Avant de m'y rendre, je fais un crochet par celle de Dorothea pour lui rapporter ce qu'il s'est finalement passé. Je frappe à la porte sur laquelle est inscrit son nom au milieu d'un nombre incalculable de décoration et d'une immense étoile hollywoodienne, œuvre de la jolie brune extravagante.
—Hum, oui ? me parvient sa voix quelque peu étouffée et rauque.
—Dorothea ? Je peux entrer ?
—Ha, non ! Pas tout de suite je veux dire. Je suis un peu… occupée. Mais je n'en ai pas pour longtemps, je te… rejoins après, poursuit-elle de façon entrecoupée.
—Très bien.
Je crois avoir compris à quoi elle est si « occupée », mais j'attends d'en avoir le cœur net. Je ne patiente effectivement pas longtemps avant qu'elle ne pénètre dans ma loge, comme si de rien n'était et toujours aussi bien apprêtée qu'à son habitude. Mais malgré son apparence impeccable, ses joues un peu rougies et ses yeux brillants ne sauraient me tromper sur sa précédente activité. Ne reste qu'une question.
—Qui ?
—Pardon ? s'étonne-t-elle, prise de court.
—Oh, ne noie pas le poisson Dorothea. Je sais très bien que tu viens juste de t'offrir un petit aller-retour au septième ciel. Donc je te le demande : avec qui ?
—Petite curieuse… sourit-elle largement. Malheureusement pour toi, je ne dirais rien, inutile de m'interroger.
—Tu n'es pas drôle…
Grande commère devant l'Eternel, si elle ne me dit rien maintenant c'est qu'elle compte vraiment garder le secret. Mais peu importe, je finirais par le savoir tôt ou tard. Je lui raconte donc plutôt comment j'ai finalement évincé Monica du casting et du plateau.
—C'est plutôt grâce à Edie j'ai l'impression.
—Oui, bon, peut-être. En attendant, c'est moi qui lui ai cassé une dent, je déclare fièrement.
—La pauvre…
—Parce que tu la plains en plus ?! Elle m'a bien giflée je te rappelle, et pas de main morte.
—Oui, mais je crois que son assurance dentaire ne rembourse qu'à hauteur de 75%...
