Elle ne tarda pas à s'illustrer en prenant la tête de la classe, et tous ses professeurs se mirent à faire l'éloge de son brillant intellect.
La notion d'intelligence était une véritable découverte pour Artémis, qui ignorait relativement l'existence de son cerveau.
Elle découvrit également qu'un garçon pouvait éprouver une attirance quelconque pour elle. En effet, un certain Bertram se mit à la poursuivre de ses assiduités. C'était un garçon jovial d'une beauté étonnante. Et parce qu'Artémis était bien la seule fille de sa classe à ne pas désirer s'accrocher à son cou en lui susurrant des mièvreries sentimentales, il devint rapidement son meilleur ami.
Les notes excellentes d'Artémis frôlèrent peu à peu la perfection. Elle allait avoir treize ans dans six mois (ce qui l'inquiéta fortement compte tenu de son patrimoine de malchance héréditaire) lorsque le directeur du collège insista pour la rencontrer .
Bureau du principal, collège Gillingham, Dublin, Irlande (quelques semaines avant la convocation d'Artémis)
John O'Reilly était le principal du collège Gillingham. Il livrait une lutte sans merci au collège de Sainte Marie, un établissement français dirigé par son pire ennemi, Hervé Bonacieux. Pour les riches familles irlandaises, inscrire leurs rejetons dans une école française était le comble du chic.
Sainte Marie avait gagné, l'année précédente, le tournoi de jeux d'échec, celui d'informatique et d'écriture d'invention. Hervé Bonacieux avait envoyé à son vieux rival une photo de lui tenant les trois trophées. Pour John, c'était un coup dur.
Ainsi, désireux d'éviter une nouvelle humiliation à son collège et à sa dignité, Mr O'Reilly s'était mit à écumer les dossiers de ses élèves et des pensionnaires de petits établissements de campagne, à la recherche de la perle, du petit prodige, qui pourrait redorer le blason de Gillingham. C'est par hasard qu'il entendit parler d'Artémis, alors qu'il était avachi dans un fauteuil de la salle des professeurs. Mrs O'Connor et Mrs McFlaharty, enseignant respectivement le français et la physique chimie, étaient alors en pleine conversation.
« Vous dites qu'elle vous a ridiculisée ? » s'étonna Mrs O'Connor en écarquillant de grands yeux lourdement fardés.
« Hélas, c'est un euphémisme, répondit Mrs McFlaharty d'un air sombre. Nous étions en train de faire un simple montage au laboratoire, avec un générateur et une ampoule, et un voltmètre branché en dérivation. Tout ce qu'il y a de plus basique. Mais quand je suis passée devant sa paillasse, Cursedfate avait démonté le voltmètre et réquisitionné le matériel de ses camarades pour fabriquer une bombe. »
« Une bombe ? » s'étrangla le professeur de français.
« Oui, une bombe. »
« Mais c'est … »
« Interdit, dangereux tout ce que vous voudrez. Mais quoi qu'il en soit, c'était génial. Lorsque j'ai voulu démonter le dispositif, Cursedfate m'a prévenu que je risquais de tout faire exploser si je m'y prenais mal. Et puis elle a ajouté qu'étant professeur de physique, je devais sûrement m'y connaître… »
« Et ? » demanda Mrs O'Connor, l'air avide.
« Et bien entendu, je ne m'y connaissait pas. » conclut Mrs McFlaharty avec humeur.
Mrs O'Connor hocha la tête d'un air compréhensif.
« Quand à moi, je n'ose même pas la regarder en classe. Elle a vécu dix ans en France, vous savez, bien qu'elle soit d'origine britannique. Quand je parle français devant elle, je baisse les yeux tant je me sens ridicule. Elle m'a corrigée plusieurs fois. »
« Oh ! » souffla McFlaharty, se mettant à la place de sa collègue. « ça a dû être… »
« Horrible » sanglota Mrs O'Connor.
La prof de physique chimie tapota l'épaule de la malheureuse, et elles s'en allèrent toutes deux vers leurs classes, parce que la cloche venait de sonner la fin de la pose.
Mr O'Reilly, enfoncé dans son fauteuil, était en train d'éprouver un sentiment de jubilation extatique. Il atteignit un lieu d'extase interne que Kurt Kobain appelait le Nirvana. Après une prostration jouissive de près de dix minutes, il se décida à quitter son fauteuil et résolut de tout apprendre de Miss Cursedfate.
Il convoqua donc l'assemblée des professeurs pour une session extraordinaire et les questionna au sujet de la mystérieuse fabricatrice de bombes. Nul ne tarit d'éloge, mais le proviseur décela une certaine réserve, sans doute parce que d'une façon ou d'une autre, ils s'étaient tous sentis humiliés un jour ou l'autre. Seul le professeur de mathématiques partit avec enthousiasme dans une envolée lyrique au sujet de cette jeune fille qui comprenait les subtilités de la division polynomiale alors qu'ils en étaient encore à simplifier des fractions.
Mr O'Reilly fut au moins fixé sur une chose : Miss Cursedfate était incroyablement intelligente. Et la candeur de son comportement lui apprit également qu'elle en était totalement inconsciente.
Le proviseur se frotta les mains. Il allait enfin pouvoir mettre une raclée à ce (propos inconvenant) de Bonacieux.
