Chapitre 1 : Concerto pour scie, os et cordes vocales
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De tempête en tempête ! Qu'il en soit donc ainsi. Enfanté dans la douleur, il est juste que l'homme vive dans la souffrance et meure dans les affres ! Qu'il en soit donc ainsi ! Voilà une rude matière offerte à l'acharnement du malheur. Qu'il en soit donc ainsi.
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Le soleil était à son zénith, juste au dessus de sa tête.
La chaleur était écrasante.
La sensation de toute puissance, d'invulnérabilité et d'euphorie offerte par la cocaïne s'était évanouie depuis longtemps, laissant place à la redescente la plus angoissante à laquelle il avait jamais eu droit.
Ses cris avaient résonné longuement dans le ciel vide d'Atlanta, entre les immeubles déserts, dans les rues laissées à l'abandon. Personne ne lui avait répondu.
Il était seul.
Plus seul qu'il ne l'avait jamais été au cours de sa vie.
Livré à lui-même.
Abandonné.
Sa marge de manœuvre était quasiment nulle, il pouvait se déplacer dans un rayon de moins d'un mètre autour du tuyau auquel était rattachée sa main droite à condition de ramper comme un putain d'insecte. Il ne pouvait même pas se mettre debout. Et il n'y avait absolument rien dans ce périmètre, rien que lui, désarmé, les poches vides et la gorge sèche.
Les heures s'étirèrent, incroyablement longues. Il les passa allongé au sol, se déplaçant de temps en temps pour suivre la course lente du soleil et conserver l'ombre portée par le tuyau sur son visage.
La journée ardente finit par s'achever et laissa la place à une nuit qui lui sembla glaciale.
Elle lui parut également encore plus interminable que le jour qui venait de passer.
Ses nerfs le lâchèrent peu avant l'aube. Les hurlements qu'il poussa n'étaient plus des appels au secours, plus des tentatives pour se faire entendre de qui que ce soit, c'étaient des cris de peur et de désespoir, l'expression viscérale et incontrôlable d'une terreur sans nom.
Il allait mourir.
Il se roula en boule et sanglota longuement, incapable de se retenir.
Génial connard, vas-y, gaspille de l'eau, c'est ce que t'as de mieux à faire.
Il lutta pour se calmer, ne pas céder à la panique, respirer profondément et lentement.
Il roula sur le dos et regarda un moment les étoiles et le ciel qui commençait à pâlir à l'Est.
Son poignet lui faisait mal, il avait tellement tiré dessus que le cercle de métal lui était rentré dans la chair jusqu'au sang.
Sa peur s'estompa tout doucement pour laisser la place à une colère aveugle, nourrie de paranoïa.
Il allait crever comme un chien, d'une des pires façons possibles, et tout ça à cause de ces salopards, ce putain de ramassis de cloportes bien pensants qui l'avaient abandonné là !
C'était de leur faute, entièrement de leur faute. Ils l'avaient fait exprès, ça leur avait fait plaisir, non, c'était ce qu'ils avaient prévu de faire, depuis le début ! C'était un plan monté contre lui, toute cette expédition en ville et ce type, ce flic de merde qui était sorti de nulle part, c'était leur complice !
Il aurait dû le savoir qu'il ne pouvait pas se fier à eux, il n'aurait jamais dû leur faire confiance. Ils le détestaient tous, depuis le début, ils étaient tous contre lui !
Des traîtres, voilà ce qu'ils étaient, des traîtres et des menteurs, des hypocrites et des lâches ! Ils n'avaient même pas eu les couilles de se battre à la loyale, pas les couilles de le descendre comme un homme, ils l'avaient piégé et laissé là à pourrir !
« J'vous tuerai ! J'vous tuerai tous ! J'aurai votre peau, fils de pute, vous tous, tous autant que vous êtes, j'vous tuerai jusqu'au dernier ! »
Il hurla jusqu'à ce que sa voix se brise, jusqu'à ce que sa fureur le consume tout entier.
Il finit par laisser sa tête reposer sur le béton, les bras en croix, épuisé.
« J'vous tuerai… j'vous tuerai… » murmura-t-il en fermant les yeux.
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Lorsqu'il les rouvrit, le soleil commençait à monter dans le ciel et la température se réchauffait graduellement. Ce nouveau jour promettait d'être aussi chaud que le précédent.
Il avait terriblement soif.
Son poignet lui faisait encore plus mal, il avait des crampes dans tout le bras et son dos le faisait souffrir.
Il perdit la notion du temps, son esprit vagabondait entre la peur, la colère, la résignation et la révolte.
A la fureur vengeresse de la veille succéda une phase désespérée d'auto-culpabilisation et de repentir.
Il avait tort d'accuser les autres, ce qui lui arrivait était de sa faute, à lui seul. Il avait mal agi, comme d'habitude, sans réfléchir, il s'était laissé emporter comme le crétin impulsif qu'il était et maintenant il payait le prix de ses erreurs. C'était sa sentence, sa punition, c'était ce qu'il récoltait pour ses péchés, pour avoir été un sale con égoïste toute sa vie.
« Je l'ai mérité, je le sais, je l'ai mérité, c'est ma faute… » se lamenta-t-il.
Et alors, il fit ce qu'il n'avait encore jamais fait au cours de sa vie : il se mit à supplier Dieu de lui venir en aide, de bien vouloir lui pardonner, de lui donner une seconde chance.
Au point où il en était, en appeler à la miséricorde divine était bien tout ce qu'il lui restait.
Mais aucun miracle ne se produisit.
Dieu était aussi silencieux et indifférent que le reste du monde.
Il se laissa retomber par terre et roula sous le tuyau.
Ses yeux errèrent sur les outils qui traînaient sur le sol. Le plus proche d'entre eux était une scie. Il l'avait tellement regardée au cours des dernières heures qu'il aurait pu la redessiner les yeux fermés. Si proche… et si loin à la fois. Il n'aurait pas pu l'atteindre même en se désarticulant l'épaule et le bras entier.
Saloperie… pourquoi fallait-il qu'elle soit si loin ?
Si seulement je pouvais me rapprocher.
Il manquait un mètre, juste un petit mètre.
Me rapprocher…
La solution éclata dans son cerveau, en même temps qu'une onde de révolte.
Puisque personne ne voulait l'aider, pas même Dieu, alors il s'aiderait lui-même.
Je ne vais pas mourir.
Pas aujourd'hui. Pas ici.
Pas comme ça.
Une fois qu'il eut l'outil en main, il éclata d'un rire incontrôlable, presque dément, et il se mit à scier la chaîne des menottes sauvagement, faisant aller la lame avec force.
Son sourire ne tarda pas à s'évanouir. La scie n'était pas suffisamment tranchante pour entamer le métal, ni celui des menottes, ni celui de la tige en fer à laquelle elles étaient attachées. Il en était revenu au même point qu'avant.
Il n'y avait rien qu'il puisse faire avec cette putain de scie, c'était comme s'il n'avait rien eu du tout.
Non.
La pensée s'imposa dans son esprit, claire, acérée, impitoyable.
Il y avait quelque chose qu'il pouvait couper.
Sa main.
Ironie du sort, il avait eu l'occasion de découper, démembrer et désosser tellement de bestioles au cours d'une vie entière passée à pratiquer la chasse qu'il savait exactement de quelle façon il devait s'y prendre pour se découper lui-même.
Il savait précisément ce qu'il devait faire, et à quoi s'attendre.
Il savait que si la scie n'était pas en mesure d'entamer le métal, elle ne serait pas non plus apte à couper dans de l'os, ou en tous cas, pas assez rapidement, il aurait tourné de l'œil bien avant d'avoir pu se libérer. Non, la seule façon de s'y prendre qui avait une petite chance de fonctionner, à condition qu'il ait les couilles de le faire jusqu'au bout, c'était de briser son poignet, de se démolir l'articulation, puis de couper ensuite à travers la chair et les tendons, entre les os.
La simple pensée de ce qu'il s'apprêtait à faire était vertigineuse. Il commençait à sentir la peur et la nausée monter insidieusement.
« Réfléchis pas, tu dois le faire tout de suite ! Tout de suite ! Si tu réfléchis, tu le feras jamais ! » s'écria-t-il.
Il espérait que se sermonner ainsi à haute voix lui donnerait du courage, le libérerait de cet étau qui lui serrait la poitrine. Mais sa propre voix était étranglée.
Il retira sa ceinture et la serra autour de son bras le plus fort possible. Il passa sa main dans l'interstice entre la tige de fer à laquelle il était menotté et le tuyau et plia le poignet au maximum vers l'arrière. Après quoi il s'étendit par terre, prenant le plus d'élan possible, leva la jambe, ferma les yeux, et frappa de toutes ses forces.
Malgré le hurlement qu'il poussa, il entendit distinctement les os craquer.
Il garda les yeux fermés et frappa de nouveau. Une fois. Deux fois. Il plia le poignet dans l'autre sens. Frappa encore. Il avait l'impression qu'il ne pourrait plus jamais cesser de hurler. La douleur le remplissait des pieds à la tête, envahissant son esprit.
Lorsqu'il rouvrit finalement les yeux, son poignet était plié selon un angle impossible et il était incapable de faire bouger sa main. Lorsqu'il utilisa l'autre pour la dégager, elle se mit à pendre étrangement au bout de la chaîne, comme celle d'une poupée de chiffon, comme si elle ne lui appartenait déjà plus. Mais la douleur était là pour lui rappeler qu'elle était bien à lui, que cette vision absurde était bien réelle, trop réelle.
Il avait du mal à voir clairement, tout semblait être devenu flou, imprécis. Il comprit seulement en s'essuyant les yeux instinctivement qu'il était en train de sangloter, et que c'étaient ses propres larmes qui l'aveuglaient.
Il prit la scie et la positionna sur son poignet.
Lorsqu'il commença à scier, la lame traversa la chair sans peine, et s'insinua entre les os brisés, au milieu de l'articulation démolie. Le sang se mit à couler abondamment.
Il ne voyait absolument pas ce qu'il était en train de faire, il n'essaya même plus, il en était incapable, incapable de réfléchir, incapable de faire quoi que ce soit d'autre que rejeter la tête en arrière en hurlant, hurlant, hurlant, à s'en brûler les poumons, tout en faisant aller et venir la scie, encore, encore, encore, le plus fort possible. Il ne voyait plus rien, ne se rendait plus compte de rien, la lame ripait, crissait, se coinçait entre les os, broyait les nerfs et les tendons, mais il continuait.
La seule pensée que son esprit était encore capable de formuler, c'est qu'il devait continuer, continuer, s'il voulait que ça se finisse.
Mais ça ne semblait ne jamais devoir finir.
Il était en train de sombrer dans un océan de douleur bouillonnante, qui le submergeait, le noyait, l'étouffait. Il était dans un tel brouillard de souffrance qu'il n'entendait même plus ses propres cris.
Une terreur sans nom s'empara de lui. Il n'était pas en train de se libérer. Il était en train de se tuer, en train de mourir. Sa tentative de sauver sa vie était un suicide.
Soudain, il se sentit basculer en arrière, tomber à la renverse d'un seul coup, emporté par son élan.
Il se retrouva couché sur le dos, stupéfait, et mit quelques secondes à réaliser ce qui venait de se passer.
Il avait réussi. Il était libre.
Il souleva le bras et constata, totalement hébété, qu'aucune main ne s'y trouvait plus.
Il cligna des yeux, complètement sonné, son esprit refusant de reconnaître ce qu'il voyait.
Ça ne pouvait pas être son bras, ça ne pouvait pas être réel…
Il se mit à genoux, serrant son moignon contre sa poitrine, et regarda la main par terre, à ses pieds. Il resta un moment à la fixer stupidement, incapable d'en détacher son regard, oubliant momentanément tout le reste.
Soudain, un coup violent résonnant contre la porte en métal, de l'autre côté du toit, le fit sursauter et le rappela brusquement à la réalité.
Comme si quelqu'un venait soudain de remettre le volume sur ON, il redevint d'un seul coup conscient de ce qui l'entourait, les grognements des rôdeurs rendus fous par l'odeur du sang, leur martèlement incessant sur la porte, la peur, la douleur, et ses propres sanglots. Et son teeshirt qui se remplissait de sang, le tissu se collant à sa peau, poisseux, humide.
Il était en train de retrouver rapidement ses esprits.
Il fallait qu'il foute le camp d'ici.
Il fallait qu'il arrête le sang.
Il fallait qu'il se soigne.
Il fallait qu'il retourne à la carrière.
La peur était en train de s'estomper, remplacée par la colère.
Il fallait qu'il se venge.
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Note : petite tradition dans cette histoire depuis le tout début, je vous donne trois choses que vous allez trouver dans le prochain chapitre. Au chapitre 2, vous attendent un marteau, de l'obscurité, et de la fumée.
